France, Algérie et colonies/France/05

LIbrairie Hachette et Cie (p. 399-407).


CHAPITRE V

ORIGINE DES FRANÇAIS


1o La France et les Français. Il n’y a pas de race française. — Tel est le pays où vivent les Français, d’une plage septentrionale où le froid humide contrarie la vigne à la rive éclatante où le vent du Midi secoue les palmes du dattier. Telle est la France, avec ses grandes régions :

Le Nord, parfois beau, parfois laid, le plus souvent monotone, mais très riche et çà et là surpeuplé : il a des champs savamment cultivés, des houillères profondes, des villes et des bourgs qui s’enchevêtrent les uns dans les autres.

Le Nord-Est : il a de hautes collines, de petites montagnes, des plateaux humides, de grandes forêts que l’automne peint, puis qu’il dépouille, et que l’hiver, rude et long, charge de neige. Des hommes solides l’habitent. Comme une de ses villes, Phalsbourg, que nous avons perdue, cette patrie de Jeanne d’Arc, est la « pépinière des braves ». Les gens du Nord-Est, laboureurs, bûcherons, usiniers, tirent du sol tout ce qu’on en peut tirer : grâce à eux, ce coin de la France est à la fois agricole, sylvestre et manufacturier.

Le Nord-Ouest, plaines, coteaux et plateaux, d’un climat très doux, mais très humide, sous des cieux éplorés, est aussi une « pépinière des braves ». Agricole, pastoral et marin, point industriel, pas trafiquant, c’est la principale réserve de nos flottes de guerre ou de commerce.

Sur le charmant Sud-Ouest, les Landes à part, la nature a versé la corne d’abondance ; un gai soleil mêlé de pluies tièdes sourit à cette terre des vins et des fruits ; une race exubérante, aimable, spirituelle, heureuse de vivre, féconde en orateurs et en hommes de guerre, habile ses riantes collines.

Le Sud, le Sud-Est, Alpes, Pyrénées orientales, Cévennes, est une France à part, un pays extrême, aux contrastes éclatants : à demi polaire sur ses monts, aux trois quarts africain dans ses vallées et dans ses plaines, hormis les jours où tombe du ciel la douche glacée du mistral. Terre des vins forts, de l’huile, du mûrier, des oranges, ses Catalans, ses Languedociens, ses Provençaux sont les plus mobiles et les plus violents des Français. Vignerons, ils luttent presque sans espoir contre le phylloxéra ; marins, ils sont les Bretons de la Méditerranée ; hommes du patois, ils francisent l’Afrique, et leurs patois meurent.

Dans l’Est, presque tout entier fait de montagnes, Alpes et Jura, vivent les Dauphinois, les Savoisiens, les Comtois, les Bourguignons, races dures, patriotes, intelligentes, fécondes, qui sont avec les Lorrains l’avant-garde de la France contre l’Europe. Cet Orient de la France est industriel, agricole et pasteur.

Le Centre, notre acropole, l’urne de cent rivières, le champ de nos plus vastes neiges (cependant il n’a point de glace éternelle}, est comme suspendu sur le Sud et l’Est, qu’il domine par des pans courts et rapides ; il s’incline plus doucement vers l’Ouest, le Nord-Ouest et le Nord. Il a plus de prairies que de sillons, peu de commerce, peu d’industrie. Ses monticoles sont un peuple osseux, vigoureux, entêté, parcimonieux, endurant, fécond. Hommes des hauteurs, ils renouvellent perpétuellement la France des plaines ; ruraux sans lettres, ils assiègent, ils pressent, ils pénètrent, ils remplacent les urbains fiers de leurs écoles, de leurs boutiques, de leur luxe et de leur politesse.

Nés de mélanges infinis, dix fois plus croisés qu’ils ne l’imaginent, ayant des ancêtres blancs, des ancêtres jaunes, et même des ancêtres noirs, les Français ne se ressemblent pas tous. Des familles blondes, aux yeux bleus, grandes, élancées, se sont unies chez nous à des familles brunes, aux yeux bruns ou noirs, petites et trapues. Où domine le sang des premières, le Français se rapproche plus ou moins de ce que le langage courant appelle homme du Nord ; où les secondes prépondèrent, il a plus ou moins le type de ce qu’on est convenu de nommer homme du Midi. Entre les deux extrêmes, les dégradations sont infinies : il n’y a ni taille française, ni crâne français, ni cheveux français, ni yeux français, ni type français.

Il n’y a pas de race française, pas plus que de race allemande, de race anglo-saxonne ou de race espagnole. Ce sont là des inventions de professeurs : elles ont répandu des fleuves de sang, elles en répandront encore, et pendant que de « nationalité » à « nationalité » on se canonnera sur les champs de bataille, les soi-disant races continueront à se mêler en tout lieu, de tout élément à tout élément, comme cent rivières tombant dans un même lac. Seulement, les Rhônes s’épurent dans le repos des Lémans, et de la promiscuité de mille eaux sordides le bassin profond compose une eau transparente. En sera-t-il de même pour les argiles humaines, et que sortira-t-il du concubinage de toutes ces familles ?


2o Nos ancêtres : invasions anciennes. Invasions nouvelles : les Étrangers. — Nous ne sommes même pas bien sûrs de sortir de cette race des Aryas qui ne cesse d’exalter sa beauté, sa noblesse et sa grandeur, mais où tant d’hommes ivres de leur aryanisme descendent des tribus méprisées que nos prétendus pères laissaient à la porte du temple. Nos principaux ancêtres, à nous Français, sont évidemment les Gaulois du temps de César.

Mais ces Gaulois que nous vénérons étaient-ils vraiment de race Aryane, et ne s’étaient-ils pas mêlés sur notre sol à des peuplades moins belles, plus petites, plus ramassées, plus brunes, que la science suppose, que l’histoire ignore ? Et avant de s’unir à ces tribus obscures, n’avaient-ils pas altéré déjà leur sang dans les migrations, pendant leur long voyage à travers l’Asie, à travers l’Europe, dans ces steppes sarmates où passèrent tant de Barbares, le long de ce Danube qui est un grand chemin des nations ? Eussent-ils été purs en arrivant en Gaule, s’ils admirent alors les filles des indigènes à l’honneur de leur alliance (or les conquérants exterminent moins qu’ils n’épousent), il peut se faire que nous soyons surtout les héritiers de pauvres sauvages qui tremblèrent devant l’arrogance des Aryas.

« Voilà, dit maint orgueilleux qui n’est pas plus Arya que nous, voilà bien là le secret de toutes vos misères ! Les infirmités de votre peuple viennent de la bassesse de son origine. » Laissons ces vains docteurs enfler bruyamment la voix : nul de nous ne sait de quelle source de vie il est le meilleur de couler.

Les premiers rayons de l’histoire, quand ils tombent sur notre terre gauloise, n’y montrent point une race unique : du Rhin aux Pyrénées, des fiords armoricains aux anses de Ligurie, la Gaule portait au moins trois grands peuples : des Kymris, hauts et blonds, dans le nord-est ; des Celtes, bas et trapus, à l’ouest et au centre ; des Ibères au sud. Rien ne nous dit que ces trois peuples fussent, chacun chez eux, d’un bloc homogène ; au contraire, on peut croire que plus d’une tribu d’hétérogènes les bravait encore dans les vallons reculés, dans les marécages, dans les monts, éternel asile des proscrits. Que les Celtes et les Kymris eussent ou non le même sang dans les veines — en tout cas, ils parlaient des dialectes de la même langue — ; que les Ibères fussent ou non les Basques, et peut-être les Berbères d’aujourd’hui, ces trois familles, telles qu’elles se composaient alors, forment certainement la trame de notre nation. Ni Rome, ni les Germains ne brisèrent le tissu, mais ils y ajoutèrent quelques fils.

Les Romains s’établirent un peu partout, principalement sur la Méditerranée (comme avant eux les Grecs), puis sur le Rhône et sur la Garonne. Vinrent ensuite les Bretons, Celtes qui, sur la fin de l’Empire romain, passèrent de la Grande-Bretagne dans l’Armorique ou Petite-Bretagne ; puis les Germains : — au nord-est, jusque vers Paris, les Francs ; dans le bassin de la Saône, les Burgundes ; dans le bassin de la Garonne, les Visigoths ; — puis les Normands, aux estuaires des fleuves, sur les rives de la mer et dans la province qui prit d’eux le nom de Normandie ; puis les Arabes, sur la route de l’Espagne à la Loire, et dans le Roussillon, le bas Languedoc et la Provence, notamment dans les montagnes des Maures. Ces Arabes, disons mieux, ces Berbères islamisés étaient peut-être un peu les cousins des hommes de notre Midi, de par la communauté d’ancêtres préhistoriques (l’Espagne est près du Maroc et n’en fut pas toujours séparée) ; ils entrèrent sûrement alors dans l’alliance de beaucoup de maisons méridionales : jusqu’en pleine Bresse, aux environs de Pont-de-Vaux, près de la Reyssouze, affluent de gauche de la Saône, il y a des villages de sang sarrazin, s’il faut en croire une tradition confirmée plutôt que démentie par les traits des villageois.

Et nous ne parlons ni des Anglais, qui dominèrent pendant des siècles sur le Sud-Ouest ; ni des Espagnols, qui régnèrent dans la Flandre et la Franche-Comté ; ni des traînards de toutes les invasions ; ni des routiers hétérogènes à la solde des rois, des princes ou des seigneurs : Brabançons, Gardes écossais[1], Lansquenets allemands, Espagnols de la Ligue, Suisses de la Cour, Mamelouks de Napoléon. Nous ne rappelons ni les ouvriers de tout métier qu’attira, que garda la France ; ni les matelots jetés sur notre côte par la tempête ou restés après désertion ; ni les trafiquants sans nombre venus pauvres en « douce France » et restés par habitude, par reconnaissance et surtout par intérêt, ni les courtisans, les écervelés, les déclassés, les aventuriers, les misérables envoyés par l’étranger, auquel il ne faut point reprocher la lie qu’il verse chez nous : nous en versons aussi chez lui, et nous lui devons des grands hommes, comme il nous en doit également[2].

Ce n’est pas tout encore. Les grandes invasions armées qui jettent un peuple dans un autre peuple ont pour l’instant cessé de créer violemment des foyers doubles, des peuples mêlés, des parlers bilingues ; mais les immigrations pacifiques sont devenues formidables. Elles ne peuvent violer la langue des nations littéraires, et ne font qu’effleurer leurs mœurs ; pour le sang, c’est autre chose, elles ne cessent de l’adultérer, soit en mieux, soit en pire. D’heure en heure, elles changent la composition du peuple français. Belges, Italiens, Espagnols, Allemands, Suisses, Polonais, Anglais, viennent par nombreux milliers planter leur tente en France, isolément ou par familles. Chez nous le climat est égal, la vie gaie, le vin chaud et délicat : aussi le Polonais nous préfère-t-il à ses froides forêts, à la Vistule, à la Sibérie ; l’Anglais, à ses tristes brumes : usine pour usine, misère pour misère, mieux vaut celle qu’éclaire un rayon de soleil ; l’Allemand quitte pour nous sa patrie neigeuse et caporalesque ; plus que personne au monde, il chérit l’adage : « Ubi benè, ibi patria ! Le Belge, étouffé dans son petit pays par cinq millions et demi d’autres Belges, vient en France par bandes, plus que toute autre nation, absolument et relativement. Le Suisse, à l’étroit dans son Helvétie, aime la France, où les idées sont plus larges, et où l’on fait fortune, ce qui charme intimement la gent montagnarde. L’Italien, homme rusé, pratique, est attiré par Marseille, par Lyon, par Paris, et il y reste. L’Espagnol passe les Pyrénées avec un vaste mépris pour une terre qui n’est ni Léon, ni Castille, ni l’Aragon, ni l’Andalousie ; mais une fois chez les Gabachos, ainsi qu’il nous appelle, ouvrier, terrassier, exilé politique, déserteur, homme fuyant la justice pour un coup de navaja[3] malheureux, il se fait aux Français et ne revoit pas toujours l’Espagne.

D’après le recensement de 1876, il y a parmi nous, en nombres ronds, plus de 800 000 Étrangers, savoir : 375 000 Belges, 165 000 Italiens, 62 000 Espagnols, 59 000 Allemands, 50 000 Suisses, 30 000 Anglais, 10 000 Polonais, etc. Tout cela fait 217 étrangers sur 10 000 habitants de la France. Le Nord, les Bouches-du-Rhône, les Ardennes, la Seine, le Var, les Alpes-Maritimes, sont les départements les plus chargés d’Étrangers. Le Centre et l’Ouest en ont encore très peu, mais de proche en proche, par le va-et-vient qui est la respiration d’un pays, le sang des divers peuples s’infiltre dans toute la nation française.

Mais ici deux forces interviennent, qui sont toujours agissantes : la fusion d’abord ; puis le milieu, dans les limites de sa puissance (car il ne se fait rien de grand qu’avec le secours des siècles). Au-dessus de toutes les différences entre les Français du Nord et du Sud, de l’Est et de l’Ouest, entre le laboureur de l’alluvion et le pasteur de la montagne, entre le sylvicole et l’habitant des pays nus, entre les gens du Centre et les hommes assez heureux pour voir tous les jours la mer, plane l’ensemble de laideurs et de beautés, de défauts, de médiocrités et de talents qui compose notre type, national. Le Français, malgré tout, a sa physionomie parmi les peuples, et cette figure il semble la tenir de deux causes : la prépondérance du sang gaulois, l’agrément, la facilité de la vie dans un pays ni froid ni chaud, ni sec ni pluvieux, ni brumeux ni étincelant, sur de gais coteaux où mûrissent encore les premiers des vins.

Longtemps les Français ont eu la stupidité de se proclamer le premier peuple du monde. Ils faisaient comme les autres peuples : l’Anglais est orgueilleux de sa nation jusqu’à l’emportement ; l’Allemand se donne depuis cent ans toutes les vertus modestes et toutes les vertus viriles ; le Slave se décerne l’hégémonie de l’avenir ; l’Espagnol n’a pas un regard pour le reste des humains ; le Portugais a vaincu les « vainqueurs des vainqueurs de la Terre » ; l’Arabe a courbé le monde et ne désespère pas de le courber encore ; le Chinois habite le Milieu ; les Hottentots se donnent trois noms : Hommes des hommes, Premiers des hommes, Vrais hommes ; le Nègre a son fétiche, le Grec sa « grande idée », l’Italien sa « destinée manifeste ». Tous les peuples, grands ou petits, les plus misérables tribus elles-mêmes, ont la sotte faiblesse, puérilité chez les uns, sénilité chez les autres, de se croire la « race élue, la nation sainte, le peuple acquis ». Chaque ville a, comme Marseille, sa Cannebière, qu’elle croit incomparable. Que de cités font de leur Manzanarès un Amazone, de leur halle un Parthénon, de leur rimeur un Homère !

Ne caressons plus ces vains fantômes ! Paris n’est pas la cité mère, la ville antérieure, l’Alpha et l’Oméga, le commencement et la fin, le but des choses, la balance de justice et l’éternel flambeau ; la France n’est point le peuple-lumière, la sainte martyre, la race marquée, l’exemple du monde. Les flatteurs qui nous le disaient, les courtisans qui nous le disent encore, sont les pires ennemis de leur peuple, et malheur aux hommes qui ne vomiront pas avec dégoût le poison de ces honteuses paroles ! Mieux vaut cent fois le Teuton qui s’enroue à nous injurier depuis deux générations d’hommes : il nous appelle famille de singes, tribu grimacière, nation de coiffeurs, race décriée, risée des hommes, rôdeurs de nuit, écume sans nom, Velches pourris, brutale engeance. « En revenant de leur pays, dit à peu près un poète allemand[4], jette une pierre derrière-toi : peut-être écraseras-tu une fleur ! »



  1. Il y aurait 3 000 descendants, plus ou moins purs, des Gardes écossais de Charles VII dans le pays de Saint-Marin-d’Auxigny, en Berry, au nord et près de Bourges.
  2. L’Allemagne, par exemple, nous doit les vers de Chamisso, et nous devons à l’Allemagne la prose d’Henri Heine.
  3. Le navaja est un grand couteau pointu.
  4. Rückert.