France, Algérie et colonies/France/06


CHAPITRE VI

LA LANGUE FRANÇAISE EN FRANCE, EN EUROPE, DANS LE MONDE
LANGUE D’OIL ET LANGUE D’OC


1o Langue et littérature française. — Nos grands écrivains n’ont été dépassés nulle part, ni dans l’antiquité, ni dans les temps modernes ; leur influence, leur gloire sont universelles.

Au xiie et au xiiie siècle, nos poètes, nos conteurs et nos chroniqueurs furent imités dans toute l’Europe, depuis l’Italie, qui s’ignorait encore, jusqu’à l’Angleterre, où la cour, les seigneurs et la justice parlaient notre langue. Ces œuvres enthousiasmèrent le moyen âge : elles fondèrent la suprématie que notre idiome a gardée jusqu’à ce jour en Europe ; nous les avons oubliées, et le français d’alors nous semble barbare parce que nous ne le connaissons pas.

Nous les aimerons de nouveau quand, au lieu de commencer le français avec Malherbe, petit esprit, moyen poète, ou avec Villon et Charles d’Orléans, nous le prendrons à son origine même. 850 ans avant Malherbe, Louis le Germanique prononça devant les soldats de Charles le Chauve, à Strasbourg, un serment qui n’est plus du latin, qui est déjà du français. Et 850 ans avant le serment de Strasbourg, les vétérans, les ruraux, les citadins romains ou italiens qui colonisèrent la Gaule, parlaient un latin roturier où le français était en germe. C’est à partir de ce latin populaire et de son frère patricien, le latin des livres, que nous devons étudier dorénavant notre langue, siècle par siècle, de métamorphose en métamorphose, depuis les vieux chants religieux de Rome, la Loi des Douze Tables ou les Comédies de Plaute jusqu’à la Légende des Siècles.

Au xviie siècle, après le Parisien Villon, vrai poète ; après le Tourangeau Rabelais, comique inouï, écrivain merveilleux ; après le Gascon Montaigne, jaillit tout à coup une littérature aux formes magnifiques, avec des écrivains de grand génie. Nulle autre peut-être ne l’égalerait si ces hommes n’avaient tenu servilement leur pensée chez les Grecs, les Romains et les Juifs. Plût au ciel qu’ils eussent laissé la harpe de Sion aux saules de Babylone et la lyre classique aux branches du pâle olivier ! Molière et La Fontaine s’inspirèrent seuls des fabliaux, des joyeusetés, des vieilles rimes, et tous les autres méprisèrent nos antiques refrains, nos ballades, nos chansons de geste, nos « mystères ». Que n’ont-ils procédé du poète qui faillit pendre au gibet, « plus becqueté d’oiseaux que dés à coudre ? » Les cent beaux vers de l’escroc Villon, les seules Neiges d’antan, valent toute la lyre du xviie siècle, tragédies à part ; et ces tragédies mêmes, si grandes soient-elles, n’émeuvent que les délicats ; elles n’ont rien qui puisse fendre l’âme du peuple français, elles ne sortent point, par une poussée naturelle, du sol qui forma notre nation, qui la subit, qui la couvrira ; elles ne chantent pas l’Empereur à la barbe fleurie, les pairs et les preux, les chevaliers, les Croisés, les capitaines de la guerre de Cent Ans, les durs ferrailleurs, huguenots ou catholiques, de la plus rouge de toutes nos luttes. C’est Athalie au lieu de Jeanne d’Arc, Agamemnon, roi des rois, au lieu d’un grand vainqueur ou d’un grand vaincu de notre histoire.

Au xviiie siècle, Voltaire écrit dans une langue si claire, si vive, si sobre, que certes on n’a jamais vu la pareille ; avec plus d’honneur, plus d’âme, plus d’enthousiasme, plus d’éclairs, cet homme prodigieux serait le roi des lettres ; hélas ! il était jaloux, injuste, vain, faux, menteur, flatteur et rancunier. Réduite alors sur terre et sur mer, la France perd l’Inde qui dore le palais des marchands, le Canada qui porte une race virile ; mais elle devient l’Athènes du monde, le temple du goût, l’asile des arts, l’exemple de la mode, et le français assure son rang de langue littéraire, sociale et politique de l’Europe.

Au xixe siècle enfin, un brillant renouveau fait fleurir parmi nous de grands écrivains et de grands poètes : de ces poètes le plus vaste, encore debout, est le premier lyrique de tous les temps et de tous les lieux.

Le français, dérivé du latin, est par cela même une langue latine ou néo-latine ; c’est le frère de l’espagnol, parlé en Espagne et dans la plus belle partie de l’Amérique ; du portugais, qui sonne en Portugal, dans l’immense Brésil, et aussi dans l’Afrique tropicale ; de l’italien, qui règne, en nombreux dialectes, dans la plus célèbre presqu’île de la Terre ; du roumain, dont on use au bord du Danube inférieur et dans les monts Carpathes, en Moldavie, en Valachie, en Hongrie, en Transylvanie, en Bukovine, en Bessarabie, et un peu en Serbie, en Bulgarie et dans le Pinde. Ces cinq langues sont en ce moment le patrimoine de près de cent cinquante millions d’hommes, soit du dixième des mortels. Et ce nombre croît rapidement, grâce à l’étendue, à la fécondité des colonies fondées par les Espagnols et les Portugais : Mexique, Guatémala, San-Salvador, Honduras, Nicaragua, Costa-Rica, Colombie ou Nouvelle-Grenade, Vénézuéla, Équateur, Pérou, Bolivie, Chili, République Argentine, Uruguay ou Bande Orientale, Paraguay, Brésil, Antilles. La France a sa part dans cette augmentation du nombre des « Latins », par le Canada et le Manitoba ou Nord-Ouest, son ancien empire, et par l’Algérie, son Canada nouveau ; mais cette part n’est pas digne d’elle et le nombre des hommes de langue espagnole, et même de langue portugaise, grandit avec plus de vitesse que celui des hommes de langue française. Pour l’instant, on peut estimer les Roumains à 8 millions, les Portugais à 16 millions, les Italiens à 29 millions, les Français à 45 millions, les Espagnols à 50 millions.

Le capitaine qui fit de la Gaule une chose romaine, César, introduisit chez nous le sang d’Italie et la langue latine ; ce sang ne vainquit point le sang indigène, mais cette langue tua le gaulois. Deux ou trois cents ans suffirent à cette œuvre de mort : que pouvaient des patois sans lettres, n’ayant que des chansons, des proverbes, contre la langue littéraire parlée par les maîtres du monde, langue des soldats, des tabellions, des juges, des collecteurs d’impôts, des marchands, des bains, des cirques ? la langue aussi des prêtres, lorsque le christianisme eût renversé les autels païens, mais alors le gaulois ne vivait déjà plus que dans quelques lieux reculés. Ce fut la lutte impossible de l’algonquin contre le français, de l’iroquois contre l’anglais, du guarani contre le lusitanien, le combat désespéré des langues indiennes contre l’espagnol, des langues sibériennes contre le russe. Le celte de nos pères disparut tellement devant le latin, qu’il n’y a guère en français que vingt mots authentiquement gaulois.

Quand Rome, si longtemps secouée, tomba, la Gaule était donc romaine : par la langue s’entend, le sang restant avant tout gaulois, et sans doute « antégaulois » ; elle parlait le latin populaire, vulgaire, la lingua rustica ; elle écrivait le latin littéraire. Les invasions germaines déposèrent quelques centaines de mots teutons sur la langue gallo-romaine, qui peu à peu s’altéra, perdant ses désinences, contractant ses mots, et usant de plus en plus des verbes auxiliaires que dédaignait le latin, du moins le latin des livres. Et pendant que germait, puis que fleurissait ce parler populaire si méprisé d’abord, le latin séchait de plus en plus, bien que langue d’église, et quoique les lettrés, les savants, n’en voulussent pas d’autre.

Sous les Carlovingiens, la chrysalide prépare sa métamorphose, elle l’achève sous les premiers Capétiens, avant Philippe-Auguste. Quand on pose la première pierre de Notre-Dame de Paris, en 1163, le français est tout à fait lui-même ; les poètes l’embelliront, les grammairiens l’appauvriront, l’Orient, l’Italie, l’Espagne, l’Allemagne, l’Angleterre, lui donneront des mots, beaucoup moins qu’il ne leur en fournira, mais il a déjà son véritable trésor, ses noms et ses verbes vitaux, son esprit, son allure et son caractère. Son vocabulaire est alors de 4 260 mots, les dérivés à part ; et sans tenir compte des termes dont la filiation nous échappe : sur ces 4 260 mots, il y en a 20 d’origine celtique, 20 d’origine grecque, 420 d’origine allemande, 3 800 d’origine latine — c’est dire combien notre langue est l’héritière de Rome[1]. Depuis, nous avons pris 450 termes à l’italien, 110 aux langues sémitiques, 100 à l’espagnol, 100 à l’anglais, 60 à l’allemand, 50 à la langue d’oc, 20 à l’Amérique, 16 à l’Orient d’Asie, 16 aux langues slaves. 40 mots sont des onomatopées, 115 des mots de hasard, ayant une origine historique ; 650, de provenance encore inconnue, se résoudront surtout dans le latin, puis dans l’allemand, et peut-être aussi dans le celtique. Il ne s’agit ici que des mois vitaux, en dehors du vocabulaire scientifique, lequel est immense, et dont les termes proviennent des deux langues classiques, surtout du grec.

Le français de Raoul de Cambrai, de la Chanson de Roland et du million de rimes qu’ont laissées les trouvères, ne tint pas les promesses de son adolescence. Fils des temps féodaux, il mourut avec eux. Après avoir crié Montjoie Saint-Denis, l’oriflamme au vent, sous les murs de Jérusalem, de Constantinople, de Damiette, de Tunis, et couvert de baronnies franques la Syrie, la Grèce et les îles, il fallut rentrer battus en « douce France », et de tout ce long fracas d’armes il ne resta qu’un vain souvenir, des poèmes de prouesse et quelques robustes châteaux qui sont les Coucy de l’Orient. Puis, avec les Valois, la fatalité s’assit sur le trône de France. À force de reculer devant les Anglais alliés aux Gascons, il vint un jour où nous ne fûmes plus que le royaume de Bourges. Pendant cent ans et plus de batailles perdues, de villes forcées, de moissons en flammes, sous l’accablement des sept plaies d’Égypte, en ce siècle de peste noire, de typhus, de folie, de névrose, de famine, étranglée par ses propres fils, n’attendant plus rien des hommes, rien même du Dieu des pauvres et des navrés qui semblait avoir oublié le très chrétien royaume, la France crut périr, et sa langue aussi fut profondément blessée : elle perdit le cas régime qui la rapprochait du latin pour ne garder que le cas sujet, comme l’espagnol et l’italien ; elle abandonna des termes précieux, elle en acquit de nouveaux, la plupart moins droits que les anciens et, dans le sens profond du mot, moins français, parce qu’ils sont plus latins.

D’usure en usure, le français que les jongleurs chantaient devant des seigneurs vêtus, coiffés et chaussés de fer, devint la langue de Villon, de Marot, de d’Aubigné, d’Henri IV, d’où sort directement celle que nous parlons. Et d’ailleurs, pour ne rien outrer, notre idiome est si voisin de la langue des trouvères, qu’il y a, même dans la Chanson de Roland, des vers, et presque des tirades, que peut comprendre sans effort le premier venu d’entre nous, hommes de l’an 1880.

Le français de Marot, de Rabelais, de Ronsard, de Montluc, de Montaigne, d’Agrippa d’Aubigné, d’Henri IV, était très souple, très abondant ; il fut appauvri, raidi, glacé par de faux puristes qu’on nomma les législateurs du Parnasse. Ces tyranneaux sont morts, mais non leur tyrannie, et des milliers de mots parfaitement français n’ont pas droit de cité dans nos livres. Quand notre langue osera reprendre tous les termes qui lui appartiennent, elle doublera sa richesse ; nos vieux auteurs fourmillent de mots charmants, vifs, brefs, naïfs, pittoresques, pleins de suc, que nous regrettons amèrement, que notre devoir est de reprendre.

Le français rachète son indigence présente par sa grâce et par sa clarté. Il se plie à la poésie, et nomme avec orgueil des poètes que nul ne surpasse ; mais là n’est pas son meilleur domaine : il est fait pour la prose, le récit limpide, l’histoire, la science, le discours ; l’éloquence est aussi son fait, surtout celle qui a son principe dans l’esprit, la netteté, la bonne grâce : en tout cela c’est bien l’idiome supérieur, digne de sa réputation de langage le plus vif et le plus civilisé de l’Europe.

Dans le français l’harmonie abonde, harmonie discrète. Pas de rhythme accentué, nulle clarisonance, mais aussi pas de gutturales, de blaisements, de lettres zézayantes, point de consonnes amoncelées et heurtées, pas d’excès de sifflantes, rien de la cantilène méridionale, de la redondance espagnole ou des gloussements de l’anglais. Il se distingue par une juste pondération des voyelles et des consonnes et par une sainte horreur de l’hiatus, L’e muet qu’on lui reproche abonde en toute langue, même dans celles du Midi, où l’a, l’e, l’o final ne sont qu’une espèce d’e sourd écrit d’une lettre sonore : blanca se prononce à peu près blanque, et primero, c’est primère. Aussi, l’espagnol, par exemple, est-il encore plus éclatant aux yeux qui le lisent qu’aux oreilles qui l’écoutent, et de même l’italien ; nous ne disons rien du portugais, dont la nasalité dépasse toute croyance.

Il est des étrangers qui viennent au Théâtre-Français pour la seule musique de la parole qui tombe de la scène. Parmi ceux d’entre nous, point nombreux, qui savent les grands idiomes littéraires, tous, après avoir trop admiré le riche allemand, l’anglais énergique et bref, le castillan grandiloquentissime et sonorissime, le musical italien, ou, comme on dit, le toscan dans la bouche romaine, tous ou presque tous rentrent pieusement dans la révérence de leur beau langage maternel. Et si nous entendions parler le latin comme le prononçait Rome, le grec tel que le prononçait Athènes, peut-être réprouverions-nous l’un et l’autre : celui-ci nous semblerait tantôt mou, tantôt guttural, tantôt dental et sifflant ; celui-là nous paraîtrait dur, et à tous les deux nous reprocherions la ritournelle que les langues rhythmées ne peuvent éviter.


2° Universalité du français. Pays dont il est la langue nationale. — Le français jouit encore de la prépondérance que lui firent, il y a deux cents ans, la splendeur de la cour du Grand Roi, il y a cent ans l’esprit de ses écrivains ; mais cette royauté touche visiblement à sa fin : l’anglais passe au premier rang, et derrière l’anglais s’avancent le russe, l’espagnol, et même le portugais grâce au Brésil. Pour le moment le français règne encore comme lien de la société, langue du plaisir, du théâtre, de la politique. C’est l’instrument de la diplomatie depuis le traité de Nimègue, ce qui lui donne déjà plus de deux cents ans d’empire. Tous les gens dits hommes du monde le parlent, surtout en Allemagne, et plus encore dans l’immense Russie, aussi loin qu’elle va, jusqu’à ses ports du Pacifique. Les Italiens, les Portugais, les Roumains, les Néo-Latins d’Amérique l’apprennent facilement, sauf l’accent : n’est-ce pas le fils du latin, père de leurs propres langages ?

Hors de France, non compris les millions d’hommes pour lesquels c’est la langue essentiellement distinguée, et comme la seconde langue maternelle, hors de France, son empire direct, diminué par la perte de nos vieilles colonies, s’agrandit peu de nos jours : la faute en est à la petitesse et aux maladies de langueur de nos établissements ultramarins, l’Afrique à part. Toutefois, c’est le parler national de plus de 3 à 4 millions d’Européens et d’autant de non-Européens.

On parle le français :

Dans une partie de l’Alsace-Lorraine, où 300 000 hommes au moins le gardent, et le garderont longtemps, sinon toujours, en dépit des écoles allemandes et de la savante tyrannie du Nord : dans un grand lambeau de ce que nous avons perdu de la Meurthe, notamment dans l’ancien arrondissement de Château-Salins ; dans quelques cantons de l’ancienne Moselle ; dans ce que l’Allemagne nous a ravi du département des Vosges, aux sources de la Bruche ; dans plusieurs bourgades de ce qui fut le Bas-Rhin (dans l’ex-canton de Villé) ; dans la vallée de Sainte-Marie-aux-Mines, dans le pays de la Poutroye et dans plus d’un village voisin de la frontière de notre Territoire de Belfort (jadis le Haut-Rhin). Dans ces lieux, le français, s’il n’a plus le rang de langue officielle, n’en reste pas moins langue nationale. Reprendrons-nous ces vallées ? Qui sait ? Mais ne semble-t-il pas qu’on voit poindre le jour où les nations de l’Occident, l’Allemagne en tête, ne seront plus que des satrapats de la sainte Russie ? Avant nos désastres, les patois tudesques reculaient devant le français : c’est ainsi que Dieuze, où l’allemand seul était connu en 1600, parle aujourd’hui français, ainsi que les villages voisins.

Dans le petit archipel anglo-normand, qui renferme 90 000 personnes : ici, c’est le français qui recule, du moins dans les villes, où beaucoup de personnes parlent anglais.

Dans la Belgique wallonne ou Belgique française, qui tient le midi du royaume, la montagne, par opposition à la Belgique flamande, qui comprend les plaines du nord, sur l’Escaut, le rivage de la mer, et le long de la frontière hollandaise. La ligne de divorce entre le wallon, dialecte français, et le flamand, dialecte bas-allemand à peu près identique au hollandais, passe à quelque distance au midi de Bruxelles : toutefois, beaucoup de Bruxellois ne parlent que le français, et tout le monde le comprend dans cette ville et dans ses faubourgs : surtout dans ceux qui touchent le haut Bruxelles, comme Elsene, Schaarbeck, Saint-Josse-ten-Node.

Sur les champs de bataille de Waterloo, à 15 kilomètres au sud de la métropole belge, on voit les noms flamands, tels que Waterloo même, côtoyer les noms français, comme Planchenoit, Mont-Saint-Jean, la Haie-Sainte et Belle-Alliance ; c’est que la séparation des deux langues se fait sur ces collines pleines de morts. Que de Waterloo l’on tire une ligne à l’ouest vers l’endroit où la Lys, affluent de l’Escaut, quitte les Français pour les Belges ; qu’une autre ligne aille aux lieux où la Meuse passe des Belges aux Hollandais, on aura divisé de la sorte le petit, mais riche royaume en deux parts : la part des Flamands au nord, la part des « Franquillons »[2] au sud. Celle-ci est la plus grande, mais les monts, les coteaux, les plateaux qui la composent, ont en moyenne un climat plus rude, un terrain moins gras que la campagne flamande : aussi n’y a-t-il guère que 2 300 000 Wallons sur près de 5 millions et demi de Belges. Par contre, très peu de Wallons parlent flamand, tandis que 300 000 à 350 000 hommes de langue flamande et 20 000 de langue allemande parlent français ; le va-et-vient entre la Flandre flamingante[3] et les villes industrielles de notre Flandre à nous, où des centaines de milliers de Belges s’entassent dans les usines, augmente chaque jour le nombre des Nederduitsch[4] francophones. Dans le duel entre les deux Belgiques, les Flamands se croient vainqueurs, depuis que des poètes, des historiens, des romanciers, des patriotes ont réveillé la nation du bas Escaut ; depuis qu’ils ont des journaux, des orphéons, des théâtres, et qu’ils ont obtenu pour leur idiome l’égalité de droits avec le verbe de Paris. Et cependant le flamand périra sans doute : même avec le hollandais, son frère, c’est une petite langue, parlée par peu de millions, et le français est une grande langue, voire une des premières sur terre. Les Wallons habitent un lambeau de la Flandre Occidentale, le Hainaut, l’arrondissement de Nivelles, qui tient le midi du Brabant, les provinces de Namur et de Liège, et le Luxembourg Belge, sauf quelques villages allemands dans les environs de Bastogne et d’Arlon.

Dans quelques lieux de la Prusse rhénane, sur les frontières des Wallons de Liège, autour de Malmédy, dans les Hautes-Fagnes, sur les hauts plateaux argileux et froids où se forme l’Amblève, rivière dont les eaux gagnent l’Ourthe, affluent de la Meuse à Liège. Ces Wallons prussiens ne sont pas plus de onze mille.

Dans le Luxembourg Hollandais règne un dialecte allemand dur, mais original et plein de saveur ; pourtant le français y a rang de langue officielle, et voici pourquoi : ce Luxembourg d’idiome germanique est le démembrement d’un Luxembourg plus vaste où les Wallons avaient la majorité : Wallons que se sont partagés depuis la Belgique et la France.

Dans la Suisse française, dans l’occident de l’Helvétie. Sur environ 2 670 000 « petits-cousins de Guillaume Tell », près de 650 000 ont le français pour langue. Au recensement de 1861, sur 100 Suisses, 70 parlaient l’allemand, 23 le français, 7 l’italien et le romanche. Dix ans après, 69 parlaient l’allemand, 24 le français. Le cordeau de démarcation avec les durs patois du deutsch jargonnés par à peu près 1 850 000 Suisses, est fort sinueux : il passe entre Délémont et Lauffon, à l’ouest de Bienne et de Morat, qui sont « teutonnes », dans Fribourg, dont le haut quartier est français, le bas quartier tudesque, et où d’ailleurs notre langue domine, et va traverser le Rhône entre Sion et Louèche : tous les Vaudois, tous les Génevois, tous les Neuchâtelois, 70 000 à 75 000 Bernois dans ce que l’on nomme le Jura de Berne, près des trois quarts des Fribourgeois, plus des deux tiers des Valaisans nous appartiennent.

Dans les hautes vallées piémontaises descendant sur Ivrée et sur Turin : vallée d’Aoste, val de Cogne, val Tournanche, vallée de Suze, vaux de Bardonnèche, d’Oulx et de Pragelas, vallées vaudoises de Saint-Martin, d’Augrogne et de Luzerne. En somme, il y a 135 000 à 140 000 personnes de langue française sur le versant italien des Alpes, du Mont-Rose au Viso, mais la parole de Dante y gagne peu à peu sur celle de Hugo.

Dans l’Asie, le français se répand en Indo-Chine depuis la conquête de la Cochinchine et le protectorat du Cambodge, mais ni la Cochinchine ni le Cambodge ne sont des colonies dans le sens profond de ce mot : les maîtres ne s’y établissent pas en cultivateurs, en colons, mais seulement en soldats, en trafiquants, en administrateurs ; de telle sorte qu’il s’y forme une aristocratie de commerçants, d’industriels, de fonctionnaires, clan peu nombreux qui garde sa langue, mais ne saurait l’imposer, qui même la perd à la longue, ne laissant d’autres témoins de sa domination passagère que des métis fondus dans la masse du peuple. On a vu des Noirs, des Rouges, adopter l’idiome de conquérants non colonisateurs, mais c’étaient des tribus enfantines, sans cohésion, sans patriotisme, sans histoire, sans arts, sans littérature. Les Cochinchinois, eux, ont des traditions, une langue écrite, un fanatisme, et ils s’appuient sur 500 millions de frères, les Chinois, qui parlent un idiome semblable au leur. Nos 1 350 000 Cochinchinois, nos 900 000 Cambodgiens n’auront sans doute jamais le français pour verbe national ; ce sera plutôt le chinois. De même, les 265 000 habitants de nos comptoirs de l’Inde resteront longtemps ou toujours fidèles à leurs vieilles langues aryennes ou dravidiennes.

Pour tout dire, le français n’a point de racines dans la plus vaste des cinq parties du monde.

En Afrique, au contraire, il a des racines puissantes qui, chaque jour, s’enfoncent et s’étendent. C’est la langue maternelle ou la langue officielle des 400 000 colons de l’Algérie, qui ont l’espoir de peupler au loin ce continent : plus que l’espoir, la certitude. Des milliers nombreux d’Arabes et de Berbères du Tell algérien, des Tunisiens, des Marocains même s’entretiennent déjà couramment avec nous dans notre idiome ; et, certes, il y a telle tribu des trois provinces où le français est plus connu que dans les montagnes du Finistère ; les Béni-Mzab, hommes du Grand-Désert, le parlent presque tous, et beaucoup l’écrivent ; et plus loin que les Mozabites, il y a des Touatis, mieux encore, des Soudaniens qui ne l’ignorent pas. On le jargonne à la nègre au Sénégal, autour de nos forts. On le parle à Bourbon, terre française autour d’un volcan ; à Maurice, ancienne île de France devenue anglaise, et aux Seychelles, également britanniques, après avoir obéi longtemps aux Fleurs de lis.

En Amérique, dans le Dominion ou Puissances du Canada, treize à quatorze cent mille Canadiens et Acadiens, dont le nombre croît très vite, le défendent avec ardeur contre les gens de parole anglaise établis à côté d’eux dans le demi-continent septentrional que le « testament d’Adam » semblait d’abord nous avoir légué, quand débarqua dans une anse du grand fleuve Saint-Laurent l’homme qui fut le premier colon du Canada, Louis Hébert. La nation anglaise, fixée maintenant dans le Dominion, grandit de deux manières, par voie naturelle et par intussusception, car c’est à dizaines de milliers par an qu’elle absorbe des Européens. Les Français du Saint-Laurent n’ont qu’une seule façon de croître : les naissances, mais elle leur suffit tellement que, tout décimés qu’ils sont par l’émigration aux États-Unis, ils ne reculent point dans leur propre pays, le Bas-Canada, terroir grand comme la France et deux ou trois fois plus vaste avec son Labrador et sa part naturelle des territoires de la baie d’Hudson.

Et même, loin de reculer chez eux, ils avancent chez les autres : déjà sûrs de l’avenir dans le Bas-Canada, ils empiètent vaillamment autour d’eux dans le Labrador, dans le Nouveau-Brunswick et dans la province d’Ontario ou Haut-Canada, qui est la citadelle des « Saxons » de la Puissance. Vraiment, on ne sait où s’arrêtera cette race de laboureurs, de chasseurs et de bûcherons, ce peuple simple et sain, le plus fécond de la Terre.

Au recensement de 1871, fort dépassé maintenant, le français était l’idiome national de 930 000 hommes du Bas-Canada, de 75 000 hommes du Haut-Canada, de 45 000 habitants du Nouveau-Brunswick, de 33 000 citoyens de la Nouvelle-Écosse. On estime à 16 000 les « francophones » de l’île du Prince-Édouard, à 20 000 ceux de l’île de Terre-Neuve, et ils sont près de 4 000 dans l’archipel de Saint-Pierre-et-Miquelon, colonie française qui touche à Terre-Neuve. Tout cela sans les 600 000 à 700 000 Canadiens-Français passés aux États-Unis, qui tiennent ferme comme un roc au milieu d’une mer anglaise et cosmopolite : ils ont leurs paroisses, leurs curés, leurs sociétés, leurs journaux, leurs « conventions » ou assemblées générales, leur fête de saint Jean-Baptiste, patron de la nation canadienne ; ils ne deviennent pas Anglais, ils ne se font point protestants ; ils forment autant de petits Canadas, d’où l’on retourne volontiers au vieux pays, ou d’où l’on part pour le Manitoba et le Nord-Ouest, qui sont une autre patrie des Français d’Amérique. Notre langue est même officielle, à côté de l’anglais, dans la jeune province de Manitoba, autour de Saint-Boniface et de Winnipeg, villes qui regardent le confluent de l’Assiniboine et de la Rivière-Ronge du Nord. Elle est aussi répandue chez les métis, les sauvages et les colons canadiens, de plus en plus nombreux, de l’immense Nord-Ouest, ancien territoire de la Compagnie de la baie d’Hudson, entre le lac Winnipeg et les monts du Soleil couchant (Rocheuses) ; et le patois commercial de la Colombie anglaise, pays incliné vers l’océan Pacifique, le chinouk, est un mélange à parts égales de mots français et de termes indiens.

Le Mississipi, que nous reconnûmes les premiers, ainsi que le Nord-Ouest, entend toujours sonner la langue de ses premiers maîtres à la Nouvelle-Orléans et dans nombre de bourgs et de domaines de la Louisiane, peuplés par les anciens colons français, et aussi par des Acadiens, et, dans notre siècle, par des Français venus surtout de la Gascogne et du Béarn : 100 000 à 150 000 Louisianais en ont conservé l’usage dans ce pays qui, sous un nom français et monarchique, n’est plus qu’un simple État de la République à la bannière étoilée ; mais, quand nous le possédions, on appelait Louisiane tout ce qui n’était pas Canada, Nouvelle-Angleterre et Mexique.

Les Antilles furent malheureusement le lieu de nos plus grands efforts. Certes, nous y envoyâmes dix fois plus d’hommes qu’au Canada, mais le Tropique est un lieu qui dévore, et de tant de Normands, de Bretons, de Gascons venus dans ces plus belles des îles de l’Atlantique, le temps n’a pas fait un grand peuple. C’est justice, car ils arrivaient sans femmes blanches, pour régir des noirs, et non pour propager la France et l’honorer du travail de leurs mains. D’ailleurs, la place manquait : un archipel n’est pas un continent, quand même il aurait autant d’îles, perles ou fleurs de la mer, qu’il y a de jours dans une année. Aujourd’hui, les merveilleuses vallées de la république d’Haïti, jadis Saint-Domingue, ont pour idiome civilisé le français, et pour langage maternel le patois créole, qui est un babillement de nourrice, une espèce de balbutiement d’enfant, un parler doux, chantant, naïf, à peu près sans conjugaison avec un minimum de syntaxe, gracieux cependant, précisément parce qu’il est puéril : cela fait cinq à six cent mille Nègres d’idiome français, d’autres disent sept ou même huit cent mille. Le français règne également sur une partie du rivage de Cuba tourné vers Saint-Domingue, dans le pays de Santiago et de Guanatamo ; dans les Antilles françaises, Martinique, Guadeloupe et dépendances ; dans quelques Antilles anglaises colonisées par nous : la Dominique, Sainte-Lucie, Saint-Vincent, Grenade, la Trinité.

Dans l’Amérique du Sud, vingt à vingt-cinq mille hommes, noirs, blancs ou mulâtres, parlent également le français et le créole, dans la Guyane de Cayenne.

En Océanie, dans des mers sans borne où nous avons laissé prendre la Nouvelle-Zélande, la Nouvelle-Calédonie et Taïti ajoutent à peine vingt mille hommes au peuple des Français : la Nouvelle-Calédonie, la plus vaste de nos îles, puisque nous n’osons pas nous établir à Madagascar, est quatre cent quarante-deux fois plus petite que l’Australie, sa voisine anglaise ; et seize fois plus que la Nouvelle-Zélande, anglaise aussi.


3o Nombre des Français. — Voici quel est, non pas le nombre des gens parlant français, mais celui des hommes parmi lesquels le français règne, en dehors des millions dont il est la langue policée. Ces millions, nous n’en tenons pas compte, non plus que de nos compatriotes dispersés dans tous les lieux du Globe ; nous négligeons même les six ou sept cent mille Canadiens des États-Unis, bien que jusqu’à ce jour ils ne se dénationalisent point, et les Louisianais, perdus au milieu des hétéroglottes. Nous mettons aussi de côté quatre grands pays, le Sénégal, le Gabon, la Cochinchine, le Cambodge, dont l’avenir au point de vue « francophone » est encore très douteux, sauf peut-être pour le Sénégal.

Par contre, nous acceptons comme francophones tous ceux qui sont ou semblent destinés à rester ou à devenir participants de notre langue : Bretons et Basques de France, Arabes et Berbères du Tell dont nous sommes déjà les maîtres. Toutefois, nous n’englobons pas tous les Belges dans la « francophonie », bien que l’avenir des Flamingants soit vraisemblablement d’être un jour des Franquillons.


POPULATION PROBABLE AU 31 DÉCEMBRE 1880 :
EUROPE.
France 
 37 650 000
Alsaciens, Lorrains, Wallons d’Allemagne 
 300 000
Belges Wallons et Belges bilingues 
 2 725 000
Îles Anglo-Normandes (?) 
 90 000
Suisse française 
 700 000
Vallées françaises et vaudoises d’Italie (?) 
 135 000
41 600 000
ASIE.
 
 »
»
AFRIQUE.
Algérie 
 3 000 000
Bourbon et dépendances 
 210 000
Île de France et Seychelles 
 350 000
3 560 000
AMÉRIQUE.
Acadiens et Canadiens de la Puissance 
 1 325 000
Français de Terre-Neuve et de Saint-Pierre et Miquelon (?) 
 25 000
Haïti 
 700 000
Petites Antilles de langue française 
 500 000
Guyane 
 30 000
2 580 000
OCÉANIE.
Nouvelle-Calédonie, Taïti, etc. 
 85 000
85 000
47 825 000


Dans l’état présent, il faut au moins dix ans aux francophones pour augmenter de 2 millions 1/2. Comme la France est inféconde, que la Belgique et la Suisse n’ont plus de place pour les nouveaux venus, nous ne pouvons attendre un rang d’accroissement meilleur que de deux pays plus jeunes que le nôtre, l’Afrique du Nord, âgée de cinquante ans, et le Canada, qui n’a pas encore trois siècles.

Les mêmes dix années donnent à la langue anglaise, déjà deux fois plus parlée que la nôtre, au moins quinze millions d’anglophones ;

À la langue russe, dix millions de russophones

Aux deux langues sœurs de l’Ibérie, huit à dix millions de castillanophones ou de lusitanophones.

48 millions d’hommes, c’est à peu près le trentième des mortels, puisqu’on estime la race effrontée de Japet à quatorze ou quinze cent millions d’êtres. Il ne faut pas trop descendre au-dessous de cet humble trentième ; il serait bon que la francophonie doublât ou triplât pendant que décupleront certaines hétéroglotties : car l’humanité qui vient se souciera peu des beaux idiomes, des littératures superbes, des droits historiques ; elle n’aura d’attention que pour les langues très parlées, et par cela même très utiles.

Ce sont là tous nos vœux, et dores et déjà nous renonçons pour notre chère et claire langue à son ancienne hégémonie. Nous ne la regrettons même pas.

Le cosmopolitisme, c’est l’indifférence, et l’indifférence est la mort. Le Gallois qui défend son celte contre l’Anglais, le Hongrois qu’assiègent l’Allemand et le Slave, le Roumain perdu comme le Magyar dans un océan de langues ennemies, le Finlandais que les Suédois ont cessé d’envahir, mais qui redoute les Russes dévorants, ses voisins et ses maîtres, le Franco-Canadien menacé de submersion par la marée des Anglais, tous ces petits peuples aiment passionnément leur langue, ils vivent d’elle, en elle et pour elle ; tandis que l’idiome universel, si jamais le malheur des temps nous l’amène, restera sans autels et sans adorateurs.

À la royauté du français nous devons la moitié de notre colossale ignorance. Tous les hommes instruits de la Terre savent au moins deux idiomes, le leur et le nôtre ; nous, dans notre petit coin, nous ne lisons que nos livres et ce qu’on veut bien nous traduire. C’est pourquoi nous sommes en dehors du monde et de plus en plus dédaignés par lui.

Quand le français aura cessé d’être le lien social, la langue politique, la voix générale, nous apprendrons les idiomes devenus à leur tour « universels », car sans doute il y en aura plusieurs, et nous y gagnerons de la science, de l’étendue d’esprit et plus d’amour pour notre français.

Comme nous espérons que l’idiome élégant dont nous avons hérité vivra longtemps un peu grâce à nous, beaucoup grâce à l’Afrique et grâce au Canada, devant les grandes langues qui se partageront le monde, nos arrière-petits-fils auront pour devise : « Aimer les autres, adorer la sienne ! »


4o Français dont le français n’est pas encore la langue. — En France même, si la langue nationale se comprend partout, il y a des contrées où elle n’est point encore l’idiome usuel.

Flamands. — Dans le département du Nord, au sud de Dunkerque et autour d’Hazebrouck, 165 000 hommes environ se servent encore du flamand, tout en usant aussi presque tous du français.

En 1858, sur les 112 communes des deux arrondissements d’Hazebrouck et de Dunkerque, 71 parlaient encore exclusivement le flamand, 10 exclusivement le français, 15 les deux langues avec prédominance du français, 16 avec domination du flamand.

De ce dialecte allemand, qui, chez nous du moins, devient de plus en plus un patois, on pourrait presque dire qu’il ne recule plus, mais qu’il fuit devant notre langue ; et il disparaîtrait encore plus vite si les leçons de catéchisme ne se faisaient en flamand dans presque toutes les églises du pays flamingant français. Au moyen âge on le parla jusque vers Abbeville, et il y a deux siècles il régnait jusqu’à Boulogne, ville voisine de bourgs aux noms essentiellement nederduitsch, comme Halinghen, Verlincthun, Echinghen, Widehem, Alincthun, etc. Au siècle dernier, Ryssel (Lille) n’était qu’à demi-française ; et en ce siècle-ci, la frontière des deux verbes ne cesse de se déplacer vers le nord où bruit la mer, et vers l’est où les Belges flamands essaient de sauver leur dialecte en l’écrivant, en l’épurant, en le fondant avec le hollandais, qui est une langue ayant une histoire, de grands monuments et des droits. Ainsi le domaine des Flamands français, où déjà des villes, telles que Dunkerque, sont bilingues, ou même françaises comme Gravelines et Bourbourg, se rétrécit rapidement entre le territoire roman, la mer et la lisière des Belges. Il sera bientôt réduit à rien : présage du sort qui menace les Flamands des Flandres, du Brabant, du Limbourg, surtout si jamais la Belgique redevient terre de France.

Bretons. — Dans le nord-ouest, un grand territoire conserve encore l’usage du breton, idiome celtique très ressemblant à celui que gardent opiniâtrement un million de montagnards du pays de Galles, en Angleterre, tandis que tout près de là, vis-à-vis de notre Bretagne, les gens de la Cornouaille ont cessé de le parler depuis plus de cent ans. Gallois et Bretons ont d’ailleurs en partie la même origine : au cinquième et au sixième siècle débarquèrent sur le rivage armoricain de nombreux milliers de Celtes insulaires fuyant la barbarie des Saxons ; ces hommes d’outre-Manche mêlèrent leur sang à celui de leurs cousins les Celtes non latinisés de l’Armorique ; et, en mémoire de la grande île qu’ils abandonnaient aux Germains, ils nommèrent le lieu de leur refuge la Petite-Bretagne.

Ce dialecte celtique recule devant la langue générale de la nation. Ayant derrière lui la mer, en face les quarante millions d’hommes que les Bretons nomment Gallots (les Français), il perd des villes qui déjà sont au pouvoir de l’idiome de Paris plus qu’en son pouvoir propre, et les champs vont imiter les cités dans un très court avenir. On le parle à l’occident d’une ligne qui part de la Manche entre Saint-Brieuc et Paimpol, et passe entre Loudéac et Pontivy et finit sur l’Océan à l’estuaire de la Vilaine. Le Finistère tout entier, moins les villes, la grande moitié du Morbihan, la petite moitié des Côtes-du-Nord sont maintenant le seul domaine du breton : sur les 3 400 000 hectares et les 3 millions d’habitants de l’Armorique, l’antique langue ne règne plus que sur 1 300 000 à 1 400 000 hectares, et sur 1 100 000, ou peut-être 1 200 000 hommes.

Paysans bretons.

C’est, suppose-t-on, par une colonisation normande que la Bretagne bretonnante commença de céder la place au roman du Nord. Dans toute la partie française de l’Armorique, même en pleine Ille-et-Vilaine, et jusque près des frontières de la vieille Normandie, les noms de lieux purement bretons abondent, notamment ceux qui commencent par lan, c’est-à-dire pays, terre ; par plé, pleu ou plou, c’est-à-dire peuple, population, village ; ou par tré, c’est-à-dire trêve, paroisse : tels Tréhorenteuc dans l’arrondissement de Ploërmel ; Plélan et Treffendel dans celui de Montfort ; Pléchâtel, Guichen, Guipry, Pipriac, Lohéac, dans celui de Redon ; Langoué, Lanrigan, dans celui de Rennes ; Landavran dans celui de Vitré ; Landéan dans celui de Fougères ; Plerguer, Lanhélin, Tréméheuc, Baguer-Morvan, Minihic, Pleurtuit, Plesder, Pleugueneuc, Tinténiac, Trévérien, Trimer, dans celui de Saint-Malo. Ce sont là d’infaillibles témoins de ce qui fut, de ce qui n’est plus. À l’opposé de la Normandie, entre Nantes et Vannes, notre langue dévore également tronçon par tronçon sa rivale, comme le prouve Piriac, qui ne parle plus le breton depuis cent à cent cinquante années, et Batz, où moins d’un millier d’hommes le savent encore, îlot celtique perdu dans la mer française à huit ou dix lieues des villages bretonnants les plus rapprochés. Dans ce qui lui reste encore, l’ancienne langue des bardes, le breizad, n’est point homogène ; elle a quatre grands dialectes, le trécorien, dans le pays de Tréguier (Côtes-du-Nord), le léonard ou léonnais, dans le pays de Léon (nord du Finistère), le cornouaillais en Cornouaille, vers Douarnenez (Finistère occidental), le vannetais autour de Vannes (Morbihan). Ces quatre dialectes sont de plus en plus souillés de mots français ; ils ne mourront pas de cette intrusion d’éléments étrangers, la grammaire, le génie des deux langes étant différents ; ils disparaîtront parce que, de proche en proche, dans la ville, puis dans le bourg, enfin dans le village, on les abandonne pour la langue générale qui peu à peu rassemble en un seul et même peuple des patois divers, des parlers ennemis, des origines éparses. Le plus littéraire de ces dialectes, le plus fécond en chansons, en complaintes, en contes, en dictons, c’est celui du pays de Tréguier.

Basques. — À l’angle sud-ouest de la France, dans les Basses-Pyrénées, les Escualdunacs ou Basques habitent des montagnes et des vallées ravissantes, depuis le beau pic d’Anie, l’Olympe de leur race, jusqu’au Chouldocomendia ou Chouldocogagna qui domine de loin la plage où la Bidassoa pénètre dans la mer ; de l’arête pyrénéenne à l’Adour, ils couvrent les arrondissements de Bayonne et de Mauléon, sauf quelques bourgades, sauf surtout la ville de Bayonne, qui est béarnaise et française.

On a des raisons d’admettre qu’ils sont fils des Ibères, ce peuple qu’on pense avoir jadis habité l’Espagne entière (Portugal compris) et la France jusqu’à la Garonne : Elne, dans les Pyrénées-Orientales s’appela Illiberri ou la Ville Neuve, mot purement basque ; Auch avait le même nom Elliberri ; c’était la capitale des Ausci, et précisément les Basques se donnent dans leur langue le nom d’Euskes, d’Euskariens. Le Bigorre, sur le haut Adour, porte également un nom basque, ainsi qu’une rivière, un torrent plutôt de ce même pays, le Bastan[5] ou gave de Barèges.

Leur origine se cache dans les nues les plus reculées du passé. Qui ne sait rien peut tout supposer : aussi leur donne-t-on les ancêtres les plus divers et leur fait-on parcourir deux routes contraires entre leur première patrie et leur dernier asile. Les uns les font venir d’Asie par la « Porte des peuples », entre Oural et Caspienne, par les grandes plaines du Nord et par le Danube ; les autres les amènent en Espagne par la montagne de l’Afrique du Nord et le détroit de Gibraltar, par la voie qui fut, bien des siècles plus tard, le chemin des conquérants mahométans. On les a rattachés aux Sémites, dont les langues n’ont avec la leur aucune parenté ; aux Berbères, la vieille race campée dans cet Atlas que si peu de mer éloigne des sierras ibériennes ; aux Finnois, auxquels ils ne ressemblent point.

Pour nous en tenir aux Basques français, les Romains avaient, semble-t-il, latinisé le pays d’entre Garonne et Pyrénées, et il n’y avait plus que peu ou pas d’Escualdunacs sur notre versant de la chaîne, lorsque, vers la fin du sixième siècle, les Euskes espagnols franchirent la montagne par les cols des Pyrénées occidentales ; ils s’établirent en corps de nation dans les vallées où nous les trouvons encore, en Labourd, en Navarre, en Soule : ils y sont 115 000 à 120 000 seulement, eux qui remplirent tout le Sud-Ouest et donnèrent leur nom à la Gascogne, et sans aucun doute à l’Aquitaine[6].

Types Basques.

Hommes et femmes, ils sont d’une grande beauté de visage, d’une superbe noblesse de proportions. Il n’y a pas d’Européens plus souples ; tous les Basques sont des Achilles aux pieds légers. Ils mènent une vie simple dans la montagne, peuple heureux s’il en est au monde, et pourtant l’émigration vers la Plata dépeuple leurs aimables villages. Il est permis de les plaindre, car ils ne retrouvent point dans les vagues steppes de Buenos-Ayres, dans la Pampa cordovienne, ou même sur les bords du charmant Uruguay, un pays aussi beau, frais et sain que celui qu’ils abandonnent. Plus d’un regrette sa gentilhommière aux contrevents rouges, sa prairie, sa bruyère en fleurs, son bois de chêne et son torrent des Pyrénées quand il regarde Les plaines banales de l’Argentine, qui n’ont que la beauté du désert et sont près de la perdre ; devant ces horizons sans montagne, ces rios sans eau, ces lagunes sans ombre, il songe et se souvient.

Que de libres bergers de la Rhune et du mont Orhy sont devenus garçons égorgeurs dans les immenses boucheries de l’Amérique du Sud ! Avant longtemps il y aura plus de Basques à la Plata que dans l’Europe gasconne. Encore ne parlons-nous que des hommes de l’émigration contemporaine. Sans compter les Escualdunacs qui débarquent maintenant à pleins navires dans l’Argentine ou la Bande Orientale, les descendants de ceux qui cinglèrent vers le Nouveau Continent à partir de la conquête espagnole, et surtout depuis le commencement du dix-huitième siècle, formeraient à eux seuls un peuple basque égal à celui des Pyrénées. Mais à cette ancienne émigration les montagnards de la Soule, du Labourd et de la Navarre française n’eurent qu’une très petite part ; elle fut surtout composée de Biscayens et de Guipuzcoans ; et si elle a fait beaucoup pour la colonisation de l’Amérique, la gloire espagnole, l’essor du commerce, elle n’a guère laissé d’autre trace que ces longs noms de famille sur lesquels le castillan n’a pas de prise : au Chili, au Vénézuela, aux Antilles, au Mexique, tous ou presque tous les petits-fils de ces premiers immigrants basques ont oublié la langue de leurs ancêtres.

Les Basques acquièrent en se jouant le français, le béarnais, l’espagnol, tandis que, malgré sa beauté, sa régularité, sa saveur primitive et son harmonie sans cantilène, leur langage rebute ceux qui ne le tiennent pas du berceau, ou tout au moins de la première adolescence. Sans doute cet idiome extraordinairement riche en formes, et capable de créer des mots d’une longueur insolente, a des vertus que n’ont plus nos parlers émoussés. Mais pourquoi le Béarnais, l’Aragonais, le Castillan apprendraient-ils cette langue sans passé (quelque vieille qu’elle soit) puisqu’elle n’a pas de littérature, sans présent puisque les Basques savent le français ou l’espagnol, sans avenir puisque les jours qui viennent verront croître partout les grands et diminuer les petits ? Les Escualdunacs, petit peuple, le basque, petite langue, sont voués à la mort. Cette nation vivra dans ses descendants, mais sous un autre nom, comme Français, Espagnols, Argentins ; son langage tombera dans le néant, car c’est être profondément oublié que de servir d’argument à quelque grammairien, de thèse à quelque savant, et c’est périr deux fois que périr sans chefs-d’œuvre.

Ainsi les Basques français apprennent de plus en plus la grande langue de la patrie. Ils vont disparaître ; et déjà leurs frères d’Espagne, cinq à six fois plus nombreux qu’eux, ont perdu plusieurs vallées. Ces Escualdunacs-là s’en vont beaucoup plus vite que les nôtres : il y a deux ou trois cents ans, on parlait encore le basque à Pampelune, ville où cette langue est aujourd’hui tout à fait ignorée ; on l’a également oubliée à Vitoria et dans presque toute la province d’Alava, ainsi qu’à Estella, à Tafalla et à Tudela en Navarre.

Corses, Catalans. — Les 260 000 Corses parlent italien en divers dialectes ; le français n’a fait de progrès que dans les villes, notamment à Bastia, l’ancienne capitale, moins éloignée de la France que la nouvelle, Ajaccio.

Le catalan a cours dans les Pyrénées-Orientales et dans un coin de l’Aude ; mais cette langue n’est pas, comme on le croit trop, un dialecte de l’espagnol. C’est bel et bien un tronçon de la langue d’oc, semblable à nos patois du Midi. Si le destin de la France avait été d’absorber toute la terre d’oc par opposition à la terre d’oil, nous aurions des préfets jusque vers Alicante, le catalan régnant encore plus ou moins en Espagne sur les cinq provinces de la Catalogne, les trois provinces du vieux royaume de Valence et l’archipel des Baléares.


5o Langues d’oil et d’oc ; la langue d’oc s’en va. — Flamands, Bretons, Basques, Italiens à part, il reste plus de 35 millions de Français.

Ceux-ci se partagent en deux grands dialectes : la langue d’oc, la langue d’oil. Autrefois cette division était capitale.

La langue d’oil ou langue du Nord, le français en un mot, n’était alors parlée que sur son territoire propre, sur la Somme, la Seine, la Saône, et la Loire à partir des montagnes. Les hommes du Centre et du Sud ne connaissaient que leurs idiomes rhythmés, tirés du latin comme le français, mais presque aussi voisins de l’espagnol et de l’italien que de la langue de Paris. Auvergnats, Limousins, Gascons, Béarnais, Languedociens, Provençaux, Catalans, tous les sens de la langue d’oc n’étaient Français que pour payer l’impôt, donner leur sang au roi de Paris et envoyer leurs nobles à la cour du Nord, et non pas à Madrid ou chez les podestats italiens. En ce temps-là les Méridionaux nous appelaient Gavaches, comme les Espagnols, Gabachos.

Mais aujourd’hui le français règne dans toutes les villes de France ; et là où il n’est pas encore le maître, il s’infiltre sournoisement dans les patois.

Quelques poètes un instant célèbres sur le Rhône et la Garonne ont essayé de rendre la vie à ces langues mourantes ; on les a lus, on a chanté leurs refrains, on les chante encore, et à chaque minute une pierre tombe du branlant édifice des dialectes méridionaux.

Un coiffeur de la rive droite de la Garonne, Jasmin, le plus mélodieux de ces poètes, a sa statue sur une place d’Agen ; on y lit ces mots qu’il adressait à la langue agénaise, dialecte gascon : « Plantarey uno estelo à toun froun encrumit. » Et certes, il a, comme il le dit, planté une étoile sur ce front soucieux, mais quand déjà ce front portait la pâleur de la mort. Qui donc oserait aujourd’hui, même en terroir d’Agen, prédire une immortalité d’un siècle au gai patois du pays des prunes ?

En Limousin, en Auvergne, en Languedoc, en Gascogne, aucun chantre d’oc ne s’est cru le précurseur d’un destin nouveau, le résurrecteur d’un peuple mort. Chacun d’eux pensant n’être que le chansonnier de sa rue, de son faubourg, de sa ville, ou tout au plus de son bout de province, aucun n’a déclaré la guerre à la langue de la patrie[7]. Les « félibres » du bas Rhône ont été moins modestes. Quelques fusées de gloire tirées à Paris et non pas en Provence les ont éblouis ; les Alpines, le Lubéron, le Ventoux, leur ont caché la puissance du Nord : prenant à la lettre le mot de « provençal » sous lequel on range maintenant tous les jargons qui sont le démembrement de la vieille Occitanie, ils n’ont pas vu que leur patois, tel que l’ont fait des siècles de soumission au français, est l’un des plus petits de toute la France et des plus menacés parce qu’il est sur le premier grand chemin de notre pays, sur la route de Paris à Marseille ; ils ont parlé bruyamment d’un peuple provenço-catalan ; ils ont dit que vingt-cinq ou trente départements aspirent à secouer le joug du verbe de Paris. Or, dans tous ces départements-là, sauf près d’Avignon, de Tarascon, de Saint-Remy, nul n’a le moindre souci du provençal des félibres ; leur prose et leurs vers sont colossalement indifférents aux hommes des autres patois, aux gens de Confolens, de Ribérac, d’Arcachon, de Bayonne, d’Auch, d’Agen, de Rodez, de Montpellier, et même de Nîmes, ville déjà presque française dont le parler n’est pas celui d’Avignon, de Tarascon, d’Arles, pourtant si voisines. Les félibres n’ont pas compris le dilemme qui les étreignait : « Ou vous introniserez le provençal actuel, et alors on ne vous applaudira qu’autour de la bourgade où votre Homère a vu le jour[8] ; ou vous restaurerez l’ancienne langue d’oc, et alors on ne vous entendra nulle part dans le Sud, pas même chez vous. Puis, vous ne pouvez instituer le provençal que comme Rome étendit le latin, les armes à la main, non contre le Nord, mais contre le Midi, sur les ruines de cinquante dialectes qui ne sont plus votre langue, et qui tous, sans exception, préfèrent ce parler d’oil que vous prétendez mépriser, lui qui a plus de grands chefs-d’œuvre que vous n’avez de jolies chansons. »

Quant à former, comme jadis la Grèce, une confédération de dialectes qui aurait, par exemple, son éolien en terre de Limoges, son dorien chez les Auvergnats, son ionien chez les Gascons, son attique à Toulouse ou Toulon, quel autre qu’un délirant peut y songer en ce siècle torrentiel qui déracine, qui tord, qui triture, qui brasse et qui mêle ? Les chemins de fer, la grande ville qui boit des Provinciaux et rejette des Parisiens, l’école commune où tous vont désormais lire, écrire et compter en français, le commerce que nulle meule de pressoir n’égale en écrasement, en faut-il autant pour achever les patois d’oc qui déjà, sentant une étrange difficulté de vivre, se sont presque tous couchés chacun dans son coin pour mourir ? Quel élixir les rajeunirait, quand de très grandes langues littéraires s’effraient de l’impétueux accroissement de l’anglais, du russe et des deux langues sœurs de la Péninsule où Madrid envoie son Manzanarès au Tage de Lisbonne ; quand l’allemand et l’italien doutent de l’avenir ; et quand le français lui-même, jusqu’à maintenant langue générale, se demande s’il sera vraiment sauvé par l’Afrique du Nord et par la Puissance du Canada ?

Et d’ailleurs la mort ne sera point difficile aux dialectes occitaniens ; le passage d’oc à oil n’est pas celui du grec à l’arabe ou du celtique au chinois ; de même chair, de même sang que le français, ce sera pour eux la mue plutôt que la mort. Ou si l’on tient à l’idée de trépas, ils s’en iront sans secousse, non comme le jeune homme qui se cramponne à l’être, mais comme le vieillard qui s’éteint, n’y songeant point, n’y croyant pas, sans râle, sans soubresauts, sans hoquets convulsifs. Et dans le siècle qui s’approche, on montrera du doigt le dernier vieux ou la dernière vieille dont la chanson « limousine » aura bercé l’enfance, sur une Alpe, sur une Pyrénée, sur une pelouse des Monédières, un ségalas du Rouergue, un causse du Gévaudan, une chéire d’Auvergne : on ne sait où, dans un des 12 000 villages de l’Occitanie, quelque part entre la tiède brise de la Corniche et la psalmodie des pins de la Gascogne, entre le Montcalm d’où les neiges s’écroulent et Saint-Benoît-du-Sault où des torrents babillent[9].

Pourquoi tracer sur le beau sol de France, de l’est à l’ouest, une ligne infiniment sinueuse au nord de la laquelle règne la langue sans rhythme d’oil, tandis qu’au midi vibre la langue rhythmée d’oc ? Ce qui fut n’est plus et la langue du Sud ne rassemblera point ses tronçons : gascon, béarnais, agénais, toulousain, catalan, provençal, dauphinois, savoisien, cévenol, auvergnat, limousin, périgourdin, cadurque, tous ces rameaux de l’ancien arbre d’oc sont maintenant flétris ; ils se dessèchent : parce que les racines vont mourir.

Voilà bientôt sept cents ans que la nation d’oc reçut la blessure mortelle. C’est dans la vaste campagne de Toulouse, près de Muret, en vue des Pyrénées, sur un grand chemin de la France, qu’un homme du Septentrion, Simon de Montfort, terrassa les hommes du Midi, tant Languedociens qu’Aragonais (1213). Depuis ce jour de deuil pour la belle Occitanie, nul baron ne refit le pouvoir des comtes de Toulouse, nul dialecte, ni le languedocien, ni le gascon, ni le limousin ; ni l’auvergnat, ni le provençal, ni le catalan, n’eut la vertu d’hériter du latin comme langue écrite. Au français revint donc la formidable puissance qu’a la parole officielle quand elle n’est pas seulement l’organe de la force par les décrets, les lois, les jugements, les actes ; lorsqu’elle est aussi la voix de la persuasion par les livres, les théâtres, les chansons, les salons, la science, le commerce et les arts.

Un haut monument devrait rappeler ce plus grand évènement peut-être de notre histoire, ce mariage violent du Nord et du Midi qui nous a fait la France que nous sommes, à la fois océanienne et méditerranéenne, européenne et prête à modeler l’Afrique. Nul Méridional ne verrait dans ce monument une offense aux vaincus ses ancêtres ; quel homme du Midi, sauf un ou deux félibres, songe à venger sur le Nord le désastre de 1213 ? Il ne pousse pas de longues haines sur le sol généreux de la France ; puis, des prairies d’Availles-sur-Vienne aux caps de Port-Vendres, nous ignorons si les dialectes des troubadours auraient donné des chefs-d’œuvre, et nous savons tous ceux que doit le monde aux floraisons séculaires de la langue du Septentrion.

Il faut considérer la ligne de divorce d’oil et d’oc comme une digue irrévocablement crevée par le courant qui vient du Nord. Déjà le flot septentrional submerge toutes les cités, tous les bourgs du Midi : la reine du Sud-Ouest, Bordeaux, qui a 215 000 âmes, fut une ville d’oc ; elle est devenue ville d’oil, et l’on peut la traverser sans entendre dix mots du grasseyant patois qu’on parla dans toutes ses rues.

La plupart de ces patois sont dès aujourd’hui tellement francisés, l’auvergnat et le marchois en tête, qu’en traduisant mot à mot leurs chansons, on écrit des vers français sur les mêmes rimes avec le même nombre de syllabes : il n’y a plus entre ces charabias et la grande langue du pays que des différences de terminaison, la diversité d’accent, et çà et là de vieux mots, souvent précieux, que les patois ont gardés, que le français a méprisés follement. Bientôt toute cette langue d’oc n’aura laissé d’elle que l’accent dit méridional, qui perpétuellement change en iambes les spondées du parler français.

Les deux tiers des Français parlent la langue du Nord, avec plus ou moins de vivacité, et surtout de lourdeur dans l’accent. On admet dans les livres que le pays d’oil s’arrête à la Loire. Il n’y a pas de plus grande erreur : en aucun point de son cours ce fleuve ne sépare le langage du Nord des patois du Midi ; sur la route de Paris à Bordeaux, le dernier village d’oil, les Billaux, touche Libourne, à plus de 300 kilomètres au sud de la Loire devant Tours. Poitiers, Napoléon-Vendée (la Roche-sur-Yon), la Rochelle, Niort, Angoulême, sont en pleine terre d’oil : cette dernière ville est même célèbre dans le Sud-Ouest par la pureté de son accent.

Ainsi nos patois s’en vont, et plus vite encore les mœurs, les originalités, les costumes. Comme le seul anglais prend la place des idiomes indiens de l’Amérique du Nord, terre franco-canadienne à part, comme l’espagnol et le portugais dévorent chaque année quelque vocabulaire de l’Amérique du Sud, les langues des peuples colonisants finiront en tout pays par étouffer les autres. Dans quelques siècles on ne parlera sans doute que l’anglais, le russe, l’espagnol, le portugais, le français, l’hindoustani, le chinois, peut-être l’arabe. Pourvu qu’au lieu de toutes ces langues, dont chacune a sa beauté, il ne se forme pas, comme un sédiment se fait d’alluvions, un patois sans harmonie, sans poésie, sans noblesse, sans flexibilité, sans grâce, une langue franque, un sabir, un papamiento né du concours de tous les commerçants et de tous les marins du Globe ! Alors, quand les coutumes, les sangs, les idiomes se seront banalement mêlés, il ne restera que deux sortes d’hommes, l’homme du Nord et l’homme du Midi : si toutefois la rapidité des voyages ne fait pas de nos fils une tourbe si nomade qu’elle n’aura ni patries, ni préférences, et que nul n’y portera la marque d’un sol ou l’empreinte d’un climat.

« La vulgarité prévaudra » sur cette Terre où les monts s’émiettent, où les lacs se comblent, où les cascades s’usent, où les forêts tombent, où les nations meurent, où l’humanité vieillit.



  1. D’après A. Brachet.
  2. Nom que les Flamands donnent aux Wallons, avec une pointe d’ironie.
  3. Ce mot veut dire, qui parle flamand.
  4. Bas-Allemands.
  5. Ce nom de Bastan se retrouve chez les Basques de la Navarre espagnole : le val supérieur de la Bidassoa s’appelle Val de Baztan.
  6. Par le radical Auk, Eusk.
  7. Sauf Jasmin, qui a dit : « Pour moi la petite patrie est bien avant la grande. Fidèle à sa mère, le peuple sera toujours gascon, jamais franciman ! ».
  8. Maillanne, patrie de Mistral, au pied des Alpines, près de Saint-Remy (Bouches-du-Rhône).
  9. L’auteur de ce livre est un Français de l’ex-langue d’oc.