France, Algérie et colonies/France/03/03

LIbrairie Hachette et Cie (p. 186-217).


III. DE LA SEINE À LA LOIRE


1o De la Seine à la Vire. — Quand, du Havre à Honfleur, on a traversé l’estuaire où la Seine se mêle à la Manche, on aborde sur une plage de peu de profondeur que découvre au loin la mer basse. Sables et vases travaillent ici à l’agrandissement du continent ; déjà les anciennes falaises ne craignent plus le flot qui les rongeait, l’ancien rivage est dans les terres.

Au delà de Villerville, dont beaucoup de baigneurs font en été leur passager séjour, un joli fleuve normand, la Touques, arrive en mer sur une plage sablonneuse, entre Trouville et Deauville, bains à la mode qu’un jour la mode abandonnera sans doute pour donner à d’autres lieux ses frivoles faveurs. La Touques, longue d’un peu plus de 100 kilomètres, sort du Merlerault, pays d’herbages touffus, patrie de chevaux excellents ; elle coule dans le pays d’Auge, terre de craie et d’argile grasse qui a de beaux chênes et de beaux hêtres, mais qui leur préfère les pommiers dont se fait le meilleur cidre ; cette contrée, où tout vient à souhait, brille comme le Merlerault par le luxe de ses pâturages, par la force, la santé, le lustre de ses animaux ; le petit fleuve y reçoit l’Orbec à Lisieux, la Calonne à Pont-l’Évêque ; l’une et l’autre rivière ont pour commencement une fontaine superbe : surtout l’Orbec, né de la source de la Folletière, que peu valent en Normandie, dans cette province où jaillissent pourtant de si belles eaux pérennes. La marée enfle la Touques jusqu’à Pont-l’Évêque.

Après la Touques la Dive, après la Dive l’Orne, qui s’unissent à la Manche sur un lit de sables apportés par la mer : ces sables, la Manche les tire des écueils du Calvados, peu à peu réduits de roc en rocaille, et de rocaille en grains transportés par les flots où bon leur semble. La Dive, longue de 100 kilomètres, navigable pendant 28, vient du Merlerault comme la Touques, et ; comme elle, s’avance vers la Manche entre deux villes de bains, Dives et Cabourg, près de Houlgate et de Beuzeval, qui bâtissent aussi des hôtels et des chalets pour ceux qui viennent demander la force ou le plaisir à l’écume salée.

L’Orne (155 kilomètres), ruisseau devant Séez, rivière à peine devant Argentan, coule dans les sinueux défilés d’Harcourt-Thury ou Thury-Harcourt, site normand qu’on pourrait croire limousin, et presque alpestre ou pyrénéen : l’humble fleuve, au pied de roches escarpées, y quitte les bois et les prairies du Bocage pour la plate nudité de la Campagne de Caen, sol calcaire et sec, exubérant en froment, en orge, en colza. À Caen, riche en monuments du moyen âge, l’Orne se verse en partie dans un canal latéral permettant à cette ville d’envoyer des caboteurs à la Manche, des navires à l’Angleterre. Ce canal, profond de 4 mètres[1], entre en mer, ainsi que les deux branches de l’Orne, près d’un bourg qui porte le nom singulièrement germanique d’Ouistreham.

En 1588, l’Invincible Armada, que les éléments plus que les Anglais mirent à mal, perdit un de ses vaisseaux, le Salvador, sur un écueil du littoral qui continue vers l’ouest-nord-ouest les sables où l’Orne s’achève : littoral où de vieux villages, Lion, Luc, Langrune, Saint-Aubin, Arromanches, deviennent rapidement des villes de bains. Quand la Terre sera normalement peuplée, toute plage favorable aura suivant son climat des villas d’hiver ou des villas d’été : non seulement parce que la mer restaure, mais surtout parce que les casinos ont des tables de jeu, et que la frivolité, la vanité, le luxe, tout ce qui est petit en face de ce qui est grand, règnent souverainement autour de ces palais du Hasard.

On appela cet écueil le Salvador, puis, par corruption, le Calvados, nom qui est resté à tout un archipel de rochers calcaires sous-marins, et d’autant plus dangereux ; et de cet archipel ce nom a passé à l’un de nos vingt-rois départements maritimes. Ces traîtres rochers sont les racines d’antiques falaises qui ont croulé dans le flot. Il n’y a pas encore quatre cents ans que la Normandie avait là une de ses forêts, Hautefeuiile, vis-à-vis de Bernières et de Langrune, dans des lieux où la mer se livre maintenant à cet éternel travail du flux et du reflux qui semble une œuvre de Sisyphe, mais n’en a point l’inanité, puisqu’il fait et défait la Terre. Cet ensemble de hauts fonds a 26 000 mètres de long sur près de 4 000 de large ; les plus élevés de ses blocs dépassent à peine d’un mètre le niveau des très basses mers. Le Calvados, à l’occident de la traînée, s’élève presque en face d’Arromanches, à une certaine distance à l’ouest de l’embouchure de la Seulles (60 kilomètres), petit fleuve du Bocage que l’effort de la mer contre le littoral a raccourci de 3 kilomètres en moins de trois siècles ; il finit maintenant, à Courseulles, bourg qui a plus de cent parcs pour l’engraissement des huîtres.

D’Arromanches aux grèves de la Vire, la côte est une âpre falaise que n’interrompt aucune large brèche pour l’entrée d’un fleuve ou tout au moins d’un ruisseau. À Port-en-Bessin, des filets d’eau s’échappent de la roche ou soulèvent à marée basse le sable du littoral. Ce ne sont pas là des fontaines ordinaires : à 3 kilomètres au sud, non loin de Bayeux, deux rivières se rencontrent : l’Aure (40 kilomètres) et la Dromme (60 kilomètres), venues toutes les deux du Bocage normand. À peine réunies, elles entrent dans les quatre Fosses du Souey : Fosse Tourneresse, Fosse Grippesulais, Grande-Fosse, Petite-Fosse, bassins gercés de bétoires ou crevasses ; des herbes, des broussailles, des souches, des bois morts cachent ces trous qui boivent l’eau sans bruit, sans tourbillons, sans cascades. Pendant les deux ou trois mois de grandes pluies la rivière n’est pas dévorée tout entière, elle suit la pente de la vallée jusqu’à l’Aure Inférieure, affluent de la Vire ; mais pendant les trois quarts de l’année les quatre gouffres arrêtent net la rivière. Entrées sous l’ombre, les eaux se divisent : une partie va rejaillir sur la côte à Port-en-Bessin, dans la direction normale de la Dromme, à travers une rangée de collines ; le reste ressort à moins d’un kilomètre et demi de la dernière des Fosses, par une grande fontaine, source de l’Aure Inférieure. Celle-ci, rivière de 12 mètres de largeur continuant la direction de l’Aure Supérieure au-dessus du confluent, s’engouffre de nouveau cent mètres après sa naissance ; puis, revenue définitivement au jour, serpente dans les herbages d’Isigny, parmi les magnifiques prairies du Bessin. Comme il y a une Provence de la Provence, les Maures, il y a une Normandie de la Normandie, le Bessin : cette contrée de calcaires et de polders, ce pays de lait et de beurre, reçut plus de Normands que la région rouennaise ; la langue scandinave y régna deux cents ans, ce qu’elle ne fit point dans la Haute-Normandie ; et l’on dit que le type du Nord y domine plus qu’ailleurs en France, sauf dans la presqu’île du Cotentin, au delà de l’estuaire de la Vire.

Les roches de Grand Camp regardent cet estuaire de la Vire, vastes grèves et sables que recouvre la haute mer, bancs de vase fiévreuse que peu à peu les digues et les dessèchements transforment en polders. Sur ces rives prospère une industrie qui s’empare de plus en plus de nos côtes : on y drague l’huître, on la parque, on l’engraisse, on l’instruit même en ce sens qu’on l’habitue à fermer strictement ses coquilles pour garder son eau de mer. Et tous ces soins hypocrites pour la manger plus vivante !

La Vire (132 kilomètres) descend du Bocage normand, granits, schistes et grès rouges, nature un peu sombre et sauvage, encore Normandie par la fraîcheur des prés, la beauté des arbres, l’industrie des bourgs ; mais ses villages d’où l’on émigre comme d’Auvergne, ses hameaux où la vie fait plus que réparer les brèches de la mort, ses animaux qui n’ont ni la taille, ni l’opulence de chair, ses champs indigents, ses rocs épars, l’hiver qui charge de neige des hêtres et des châtaigniers au lieu d’y mouiller de pluie, comme dans le bas pays, des peupliers, des ormes et des chênes, rien de cela ne rappelle la province à la fois fertile de sol et stérile en hommes dont le Tasse eût pu dire autant que de la Touraine, qu’elle est agréable, délectable et molle. La Vire baigne le beau val de Vire et Saint-Lô : navigable à ce jour pendant 22 kilomètres, elle le sera sur 100 quand on l’aura munie des 42 écluses qu’il lui faut sur ce tortueux chemin de vingt-cinq lieues. Au sud-ouest de son estuaire, le plan de ses grèves se continue par la platitude des prairies de Carentan que les eaux noieraient sans les digues élevées contre le flot de mer et contre des rivières traînantes : la Taute (55 kilomètres), la Sève et l’Ouve ou Douve (70 kilomètres). Ces prairies, d’ailleurs, ne furent point toujours terre ferme ; le marais qu’elles remplacent et qui, sans les levées, les remplacerait à son tour, fut un fiord de la mer, une eau tranquille où les siècles déposèrent la matière des herbages de Carentan. C’est à travers ces terres molles, entre la Vire et l’Ay, que Napoléon projeta, qu’il commença même un canal pour éviter aux navires de tourner le Cotentin du nord.


2o Cotentin ; îles Normandes ; le Mont Saint-Michel. — L’Ouve est la principale rivière du Cotentin ; un de ses affluents, qui coule devant la triste Valognes, grandeur déchue, s’appelle Merderet. Disons à l’honneur du Nord que les noms de ce genre y sont beaucoup plus rares que dans le Midi ; c’est à peine si l’on peut citer au nord de la Loire le Merderet de Valognes, un Merdaret, un Merdereau et deux ou trois Roulecrotte ; tandis que dans le Sud, on rencontre en foule des Merdaillon, des Merdalou, des Merdaret, des Merdaric, des Merdariou, des Merdanson, des Merdens, ruisseaux dignes de leur nom, faute d’assez d’eau pour laver les grèves de leur lit dans ces pays du soleil.

La presqu’île du Cotentin, granitique et schisteuse, est la seule grande en France avec la Bretagne ; elle peut avoir 330 kilomètres de tour, à grandes lignes, sans tous les petits retraits, bien moins nombreux que jadis, car les alluvions y ont effacé beaucoup de fleurs ou flieurs, c’est-à-dire de baies[2]. Par son climat doux, son ciel tout en pluies fines, ses prairies humides, ses fleuves que la mer guette et dévore avant qu’ils ne soient grands, ce vaste bloc entouré de flots sauvages rappelle, plus qu’aucune autre région française, l’herbagère et moite Albion. Falaises, grèves, sables et dunes s’y suivent le long des eaux irritables ; mais partout la côte est frangée de criques, et où la nature n’avait point échancré de ports, l’homme en a taillé.

Le rivage oriental du Cotentin va de l’estuaire de la Vire à la pointe de Barfleur. Son meilleur port, Saint-Vaast, abrité, profond, cultive l’huître ; il a failli devenir ce qu’est aujourd’hui Cherbourg, une forteresse, un arsenal, un grand port de guerre à l’encontre des Anglais ; Cherbourg fut préféré pour diverses raisons. La rade de la Hague, où s’ouvre le port de Saint-Vaast, est marquée d’une croix noire dans les annales de la France : en 1692, nous y perdîmes l’empire de l’Océan, dans une bataille livrée par Tourville aux flottes unies d’Angleterre et de Hollande. Or, pour un peuple bloqué par les Vosges, les Alpes, les Pyrénées, ayant derrière lui toute l’Europe, à sa droite l’Angleterre, toujours ennemie, et à sa gauche l’Espagne dont l’empire ne voyait jamais coucher le soleil, perdre la mer, c’était perdre sa part du monde.

À la pointe de Barfleur, éclairée par un superbe phare, commence le rivage septentrional, où Cherbourg règne sur un golfe très évasé : Cherbourg dont d’immenses travaux, commencés en 1686 par Vauban et finis en 1858, ont fait, à coups de millions, l’un de nos cinq grands ports militaires. Une digue de 3 780 mètres, dominant la basse mer de plus de 9 mètres, distrait de la rage des vents et de l’inconstance des flots 1 000 hectares, dont 200 pour les plus grands navires de guerre ; cela suffit à 400 vaisseaux de haut bord.

Au cap de la Hague, roche syénitique, la côte vire au sud : on admire d’abord les rochers grandioses du Nez de Jobourg, terminant, à 128 mètres de hauteur, un plateau dont les arbres nains sont tordus par le vent de la mer. Ensuite viennent Dièlette, petit port ; les falaises granitiques de Flamanville, moins hautes et non moins belles que celles du Nez de Jobourg ; la grève où la Sienne expire, fleuve de 75 kilomètres qui se forme dans le Bocage normand et reçoit, avant de s’ouvrir sur la mer, la Soulle (45 kilomètres), au bord de laquelle est bâtie Coutances. Enfin l’on arrive à Granville, port de pêche dont les femmes doivent sans doute leur célèbre beauté brune à des ascendants méridionaux. À 12 kilomètres de cette ville, les îles Chausey (500 habitants), durs granits, fournissent à Paris une partie de ses pavés. Elles tinrent au continent, même elles ne s’en seraient séparées qu’il y a mille ans, quand disparurent les terres qui portaient la forêt nommée Scisciacum nemus par les vieux documents. À marée haute, on en voit cinquante, dont quinze, n’étant pas absolument roche pure, ont quelque terre et un peu d’herbe ; à marée basse elles sont plus de trois cents : non pas des îles à vrai dire, mais des îlots et des écueils où le flot laisse, en s’en allant, des fucus.

Les îles Chausey sont françaises, ce que n’est plus le bel archipel qui surgit à leur nord-ouest, les îles Anglo-Normandes, appartenant à l’Angleterre malgré leur voisinage du Cotentin, malgré l’origine normande et le patois normand de leurs insulaires, au moins de ceux des campagnes, car l’anglais est de plus en plus parlé dans les villes. Ces îles, six à sept fois plus peuplées en moyenne que la France, ont 90 000 habitants sur moins de 20 000 hectares. Elles sont séparées du continent (dont elles ont fait partie) par le Raz Blanchard, le Passage de la Déroute, l’Entrée de la Déroute : ce sont là des détroits où la coquille de noix que nous nommons navire bataille contre des vents enragés et des courants de 16 kilomètres à l’heure, sur des bancs et des roches, antique assise d’un sol qui porta des champs et des hommes. Les îles anglo-normandes, que les Anglais appellent Îles du Canal, c’est-à-dire de la Manche, sont quatre : Jersey fait à elle seule les trois cinquièmes de l’archipel, en étendue comme en population ; Guernesey en fait juste le tiers. Aurigny, à 45 kilomètres à peine du cap de la Hague, est l’Alderney des Anglais ; Serek est un rocher d’aspect terrible, d’abord périlleux. Alderney, Guernesey, Jersey, Chausey, ces quatre noms se terminent par ey, mot scandinave qui veut dire île : il est possible que Jersey signifie l’île de César, et probable que Guernesey répond à Île-Verte[3].

À la marche de la Normandie et de la Bretagne, la Sée, la Sélune et le Couesnon filtrent dans les sables mobiles de la baie du mont Saint-Michel. La Sée (60 kilomètres) coule au pied d’Avranches ; sa portée moyenne est de 5 à 10 mètres cubes, ainsi que celle de la Sélune ou Céiunce (70 kilomètres) : celle-ci reçoit la Cance, qui bondit de roc en roc, à Mortain, ville pittoresque ; une de ses cascades a 20 mètres ; le Couesnon (85 kilomètres) finit par une vallée marécageuse.

La baie du mont Saint-Michel termine le littoral de la Normandie, qui n’est plus avec la Saintonge et la rive des Basques la patrie de nos meilleurs marins : à la Bretagne, à la Provence revient aujourd’hui cet honneur. Elle se nomme ainsi d’un bloc granitique de 60 à 710 mètres de haut, de 900 mètres d’enceinte, escaladé par des tours, des remparts, des maisons, avec une église et une superbe abbaye au sommet. Roche sombre et murs austères, ces remparts, ces tours, ces précipices, ces clochers, ce couvent, cette église, ce granit percé de cryptes autant que couronné de monuments, tout ce prodigieux amphithéâtre qui fut citadelle, monastère, pèlerinage et prison, qui brava les Anglais et les Calvinistes, ce moutier de Bénédictins, thébaïde entre le ciel et l’eau fondée au huitième siècle, refaite au treizième, agrandie, reprise, restaurée depuis, cet auguste musée mérite cent lois le nom de la merveille donné aux plus belles salles de son immense architecture. C’est une gloire de la France, un triomphe de l’art, une apparition sublime. De toutes les îles françaises la plus petite et la plus belle, cette roche est à la veille de perdre ses grèves, ses vagues, ses festons d’écume, ces beautés de la nature autour des miracles de l’art ; le continent va reprendre dans la baie 25 000 à 30 000 hectares qui lui appartenaient jadis et qui furent des prés, des champs, une grande forêt et des bourgs ou villages dont tout n’a pas disparu : il en reste le souvenir, les noms, des débris cachés sous l’onde, et quelquefois mais très-rarement entrevus pendant certains reflux, quand la Manche est extraordinairement basse. En attendant les levées qui la fermeront à la poussée des vagues, la mer, dans ses grands jours, y monte de 15 mètres : élévation qu’elle n’atteint ou ne dépasse qu’à Saint-Malo, et hors de France dans la baie de la Severn (Angleterre), dans la baie de Fundy (Amérique du Nord), à l’entrée du détroit de Magellan (Amérique du Sud). À cette hauteur de marée, le flot apporte et disperse ici 1 345 millions de mètres cubes, et 700 millions en mortes eaux. C’est à cette puissante irruption que l’île devait son nom de Saint-Michel-au-Péril-de-la-Mer.

Le mont Saint-Michel.


3o Du mont Saint-Michel à la borne de l’Océan : petits fleuves, grands estuaires. — Au Couesnon s’arrête la Normandie et commence la Bretagne. De ce fleuve à la pointe du Château-Richeux, sur la rive méridionale de la baie du mont Saint-Michel, la mer a été diminuée par l’industrie de l’homme, et la vieille rive est au loin dans les terres ; elle s’élève au-dessus des 15 000 hectares du Marais de Dol, petite Hollande ayant ses digues parfois ébréchées par les assauts du flot, ses canaux, ses moulins à vent, ses marais, ses brumes grises. De ce plan d’alluvions sauvé de la Manche par une levée de 45 kilomètres faite à partir du onzième siècle, jaillit brusquement le mont Dol, ancien îlot granitique de 65 mètres ; il y a mille ans, cette butte qui commande un vaste horizon de terre et de mer était exactement, les grands monuments en moins, ce qu’est à ce jour le mont Saint-Michel dans sa baie tour à tour grève, mer qui vient, mer étalée, mer qui s’enfuit.

La pointe du Château-Richeux est le premier roc littoral de la fameuse côte de Bretagne, que des glaciers façonnèrent, puis que la mer ourla de promontoires, d’anses, d’estuaires dans le granit et dans le schiste, celui-ci plus entamable et se prêtant mieux au creusement des grandes baies, comme sont la rade de Brest et le golfe de Douarnenez. Les glaciers ne travaillent plus à strier, à user, à polir ou à transporter les roches bretonnes ; l’Armorique n’ayant plus un climat assez froid, des monts assez hauts ; mais la mer est toujours à l’œuvre devant ces caps abritant les ports d’où s’élançaient nos plus braves corsaires, d’où sortent nos plus durs marins ; jour et nuit elle cisèle ce rivage. Aussi, que de récifs fendent les navires, écueils isolés ou traînées blanchissantes qui sont les avant-postes ou plutôt les arrière-gardes du continent !

On y rencontre tout d’abord Cancale, aux huîtres fameuses ; puis une sombre ville de granit, une patrie de grands hommes, un asile de loups de mer, Saint-Malo, place murée qu’un bassin à flot sépare de Saint-Servan, son égale en population, mais non pas en gloire. La mer y monte de 15 mètres aux marées d’équinoxe ; il semble alors que sans l’obstacle des remparts elle balaierait le vieux repaire de nos forbans, comme elle a déjà délayé, du douzième au quinzième siècle, l’isthme de prairies marécageuses qui liait le continent actuel au front de roches devenu l’île de Cézembre, écueil isolé. La Rance (110 kilomètres), fleuve du Méné, navigable depuis la charmante ville de Dinan, finit devant Saint-Malo par un lit qu’un des grands fleuves du monde emplirait à peine. Tout le long de ce littoral de Bretagne s’ouvrent de vastes estuaires que remontent les navires, mais bientôt ce qui semblait une immense rivière s’étrangle en un ruisseau : Plus de marée, plus de fleuve ! c’est le blason de ces faux Saint-Laurents.

Dinan.

À la Rance succède l’Arguenon (50 kilomètres) ; à l’Arguenon le Gouessan (40 kilomètres) :  ; au Gouessan le Gouet (48 kilomètres), navigable jusqu’au port de Saint-Brieuc. Gouessan et Gouet tombent dans la baie semi-circulaire de Saint-Brieuc où la mer basse découvre de vastes sables. Ici l’Océan conquiert : depuis la fin de l’Empire romain, il aurait ajouté 81 000 hectares à son domaine entre le cap d’Erquy et les îles de Saint-Quay. Aux lieux où ces sables finissent, au delà de Binic, port profond, la rade de Portrieux doit son calme aux dites îles de Saint-Quay, grands rocs de granit faisant un brise-lames d’environ 8 kilomètres, à 5 000 ou 6 000 mètres du littoral : c’est de là que part tous les ans à la fin d’avril ou au commencement de mai, dans l’après-midi d’un dimanche, la flotte de terre-neuviers que les ports de la baie de Saint-Brieuc expédient à la pêche aux bancs. Il y a là, plus ou moins, 4 000 hommes de mer. L’heure venue, l’ancre levée, le canon tonnant, les navires s’ébranlent ; la foule des parents et des amis, pressée sur la rive, envoie ses adieux aux pêcheurs qui, tête nue, debout, chantent sur le pont le cantique Ave maris stella.

Vers Paimpol, qui par ses corsaires fut un petit Saint-Malo, qui l’est encore par ses marins, la côte devient véritablement « bretonne » dans l’acception sauvage et même sinistre de ce mot : au moindre vent, la mer s’émeut sur des écueils sans nombre, elle secoue et traîne les galets avec un bruit de ferraille, elle entre en tonnant dans les cavernes, et les promontoires tremblent ; elle est aussi plus bretonne que de la baie du mont Saint-Michel à Paimpol, parce que le français, bien qu’en très grand progrès dans les villes, et même à la campagne, n’a pas encore enlevé au vieil idiome breton la pleine souveraineté du rivage qui va de la rade de Portrieux à l’embouchure de la Vilaine.

L’Océan de Bretagne n’est pas seulement un dévoreur d’hommes, un démolisseur de rocs, un rouleur et traîneur de cailloux, un souffleur de vents lugubres, un hurleur de sanglots. Sans lui mourraient de faim les Bretons, si nombreux sur leur sol ingrat. Certes, ils doivent avant tout à sa marée, à ses ports profonds d’être un peuple de matelots, une race de héros ; mais c’est aussi lui qui leur fait le doux climat de la côte armoricaine, devenue grâce à ses haleines un jardin de primeurs ; lui qui les nourrit de poissons ; lui qui leur apporte, pour féconder leurs champs, les plantes marines et la tangue, vases calcaires merveilleusement utiles à la vieille presqu’île, où précisément le calcaire manque.

En suivant cette mer qui sait parfois sourire, le voyageur rencontre successivement : l’île de Bréhat (1 100 habitants sur 309 hectares, îlots compris), qui commande l’estuaire de la rivière de Guingamp ; le Trieux (72 kilomètres), navigable depuis Pontrieux ; les Épées de Tréguier, si néfastes avant que brillât sur leurs galets la lumière du phare des Héhaux ; l’estuaire du Tréguier (55 kilomètres), qui porte des bateaux jusqu’à la ville de ce nom ; l’embouchure du Guer ou Léguer (70 kilomètres), rivière encaissée, tortueuse, praticable aux navires à partir de Lannion ; l’estuaire du Dossen, qui mène jusqu’à Morlaix des navires de 300 à 400 tonnes ; l’estuaire du Penzé, (50 kilomètres) ; Saint-Pol-de-Léon, récemment encore menacé par la marche des dunes : cette ville, célèbre en Bretagne par un clocher d’une légèreté grande, est si calme, si déserte que les gens de Morlaix, cité plus vivante, disent railleusement : Nous sommes à trois cents lieues et à trois cents ans de Saint-Pol.

Clocher Saint-Pol-de-Léon.

On voit ensuite Roscoff, port de marins vaillants, sous un climat d’une rare douceur, sur un sol d’une extraordinaire fertilité, singulièrement riche en primeurs qu’on se dispute à Paris, chez les Néerlandais et en Angleterre, surtout en Cornouaïlle. Un chenal de peu de profondeur à basse mer sépare cette ville d’une île dont les femmes sont grandes et belles, Batz, granit de 307 hectares avec 1 200 âmes, terre nue sauf des tamaris : nos grands-pères auraient élégamment nommé ce rocher l’empire d’Éole : on y a vu les vents arracher la semence aux sillons. De l’île de Batz à la fin de la Manche, l’Aber-Vrach et l’Aber-Benoît[4], faibles ruisseaux que termine un estuaire, entrent en mer sur une côte jadis impie, quand ses riverains allumaient des feux la nuit pour égarer les vaisseaux ; puis, assommant les naufragés qu’avaient épargnés les flots, ils se partageaient les dépouilles des morts sur les épaves du navire en remerciant leurs trois complices, l’Océan, la tempête et les ténèbres. Une partie de ce littoral porte encore, dans l’usage commun du peuple, le nom de Lan-ar-Paganis ou Terre des Païens : non point à cause de ces crimes nocturnes, mais parce que le paganisme ou du moins certaines coutumes remontant à l’ère antéchrétienne y ont subsisté jusque dans l’ère moderne. C’est au dix-septième siècle seulement que des missionnaires ont détruit ici les derniers débris des rites païens, si même il n’en reste pas encore beaucoup, mêlés et comme tissés dans les pratiques du christianisme. Fût-elle moins granitiquement têtue que les Armoricains, une race, quelle qu’elle soit, reste longtemps fidèle aux dieux de son enfance. Les fées, les nains, les géants, les trépassés, les fantômes dansant en rond au clair de lune, les spectres dans l’ombre, tout ce que, la nuit, devant les grandes pierres, le Celte d’il y a deux mille ans voyait passer sur la lande, le Breton d’aujourd’hui le redoute encore sur la même bruyère et devant les mêmes dolmens.

On considère que la Manche s’arrête au Rocher du Four, bloc de 60 à 70 mètres de hauteur entouré d’eaux clapotantes, et qui bientôt éclairera ces flots par un phare géant. De nos vingt-trois départements maritimes, ce fameux bras de mer où nous avons 4 120 kilomètres de littoral, en baigne huit, qui sont le Pas-de-Calais, la Somme, la Seine-Inférieure, le Calvados, la Manche, l’Ille-et-Vilaine, les Côtes-du-Nord et le Finistère.

Ce dernier tire justement son nom[5] de sa situation à la borne de la Manche et de l’Atlantique, au bout de la presqu’île de Bretagne, à la fin des terres.

Qu’il y ait en ces lieux une fin des terres, peut-on s’en étonner quand on voit d’ici la mer effroyable ? On se demande plutôt comment la France existe encore et pourquoi l’Atlantique ne l’a pas dévorée.


4o De la borne de la Manche aux roches de Penmarch. — La France a sur l’Atlantique 1 385 kilomètres de côtes, le long de huit départements : Finistère, Morbihan, Loire-Inférieure, Vendée, Charente-inférieure, Gironde, Landes et Basses-Pyrénées.

À peine a-t-on tourné le dernier promontoire de la Manche qu’on se trouve dans le chenal du Four, séparant le continent d’un archipel confus d’îlots, de bancs, de rochers, de traînées, tous écueils qui furent terre ferme, comme le chenal du Four lui-même. De cet archipel à l’île d’Ouessant, qui se lève à 23 kilomètres du littoral, on traverse le mauvais : passage du Fromveur : ce mot armoricain signifie Grand Effroi et le nom breton d’Ouessant, Heussantis-Ener, veut dire Île de l’Épouvante. — Toute cette mer est terrible ; et comme dit le matelot breton : « Qui voit Belle-Isle voit son île, qui voit Groix voit sa joie, qui voit Ouessant voit son sang. » Prodigieusement irritée par les rochers sous-marins, les îlots, les plateaux, les chaussées, les pointes, elle s’agite avec fureur ou dort avec hypocrisie dans les passages et déferle avec exaspération sur les écueils et les falaises ; elle se démène surtout contre Ouessant, lambeau qui fut continent, puis péninsule diminuée toujours, puis île fatalement condamnée à devenir îlot, bruissement de récifs, et peut-être, pour finir, mer calme et profonde. Ouessant n’a plus que 1 558 hectares avec 2 500 habitants, famille débonnaire, honnête, unie, faite aux plus durs travaux : les hommes sur la mer qui souvent les dévore, les femmes dans l’eau du rivage dont elles recueillent le goëmon et sur le sol sans arbres dont elles font sortir, maigrement, l’orge, l’avoine et quelques pommes de terre. Des vents affreux soufflent sur cette Ultima Thule de la Bretagne, où 6 000 à 7 000 petits moutons noirs et des chevaux très menus paissent une herbe entretenue par l’embrun, le brouillard et la pluie. Ce n’est pas la « douce France », mais le français en chasse le breton, qui fut ie seul langage de ces prisonniers de la mer. Les femmes d’Ouessant, parmi lesquelles il en est tant qui pleurent un père, un mari, des fils, sont blondes, grandes et de belles proportions.

Après avoir dépassé le petit port du Conquet et la pointe de Saint-Mathieu, que les Bretons appellent Pen-ar-Bed ou la Fin de la Terre, on entre dans le beau golfe de l’Iroise où donnent la rade de Brest et la baie de Douarnenez. De la pointe de Saint-Mathieu à la pointe de la Goule ou pointe du Raz, l’Iroise ou Canal d’Is[6] a 34 kilomètres d’ouverture.

La rade de Brest s’ouvre étroitement sur l’Iroise par un goulet hérissé de batteries, comme il convient au passage qui garde un arsenal immense, une flotte de vaisseaux de guerre et une sorte de mer intérieure assez vaste pour les évolutions de 400 navires de haut bord. Ce goulet a 5 000 mètres de long, 1 650 à 3 000 de large ; la rade a 36 kilomètres de tour, sans compter une infinité de toutes petites indentations. Sur sa rive septentrionale, Brest est notre premier port militaire de l’Atlantique ; il vaut Toulon, mais il n’a pas conquis l’Amérique ainsi que Toulon l’Afrique ; et de plus en plus la force et les intérêts de la France passent de l’Océan à la Méditerranée.

La rade de Brest reçoit l’Élorn et l’Aune. L’Élorn (65 kilomètres) devient estuaire à Landerneau. Près de sa rive droite il reste de Joyeuse-Garde un souterrain, une porte et du lierre. Ce château, qu’aujourd’hui tous ignorent, eut une immense popularité chez nos ancêtres, bercés de son nom par les romans de la Table-Ronde : là vécurent ou passèrent Lancelot du Lac, Tristan le Léonais, la blonde Iseult, Merlin, Viviane, des héros, des enchanteurs, des fées, de belles dames, tout un monde épique et magique, toute une chevalerie qui charma longtemps les nations chrétiennes, quand du breton l’on eût traduit ces beaux contes en français et dans les diverses langues du moyen âge. Rien aujourd’hui n’est plus oublié que cette fraîche source de poésie où l’Europe se désaltéra longtemps. L’Aune, dont le nom breton est Aoun, l’une des rivières les plus sinueuses que nous ayons, coule pendant 130 kilomètres. Dans les environs de Châteauneuf-du-Faou et de Châteaulin, elle revient constamment sur ses pas comme la Seine au-dessous de Paris, le Tarn en amont d’Albi ou le Lot au pays de Cahors. Issue des schistes, des granits décharnés de la montagne d’Arrée, elle emporte dans ses eaux l’Ellez qui tombe de 70 mètres par les cascades de Saint-Herbot, et l’Aven ou Hyère qui lui amène le canal de Nantes à Brest. À ce dernier confluent le dit canal s’arrête, l’Aune, suffisamment profonde pour les grosses barques, le remplaçant jusqu’à la rade de Brest. La direction du cours supérieur de ce petit fleuve semblerait devoir le conduire à l’Océan vers Concarneau, entre les rivières de Quimper et de Quimperlé ; mais devant les schistes de la Montagne-Noire, l’Aune, bordée de peupliers, tourne du sud à l’ouest dans un val aussi beau que tortueux ; non que les roches de la Montagne-Noire aient une prodigieuse hauteur : nulle d’entre elles ne monte à 300 mètres, sauf le Méné-Hom (330 mètres) qui les termine, entre l’embouchure de l’Aune et la baie de Douarnenez ; mais l’élévation des monts ne fait pas toujours la beauté des vallées.

La schisteuse péninsule de Crozon, nue, stérile, démantelée, où s’agitent partout des ailes de moulins à vent, sépare la rade de Brest de celle de Douarnenez. Elle s’achève par les caps de la presqu’île de Roscanvel, les granits désolés de Toulinguet où s’accrochent quelques bruyères, et le cap de la Chèvre. La presqu’île de Roscanvel est formidablement armée ; ce n’est point une roche comme Gibraltar, digne de terminer un monde, l’Europe, et d’en contempler un autre, l’Afrique ; mais ses lignes de Quélern ont tant de canons qu’on l’a nommée le « Gibraltar de la France ».

La baie de Douarnenez à 10 kilomètres d’entrée, et 4 seulement de réelle ouverture à cause des récifs qui continuent au sud le cap de la Chèvre. Si ce promontoire, au lieu de projeter ainsi une traînée d’écueils, s’avançait vers la pointe du Raz par une véritable levée ou par un dos de collines, la rade de Douarnenez, avec ses 25 à 80 brasses de profondeur, vaudrait bien la rade de Brest. Bordée par douze cents petits hameaux de pécheurs, dominée, non sans majesté, par les trois cimes du Méné-Hom, elle tient son nom d’une ville qui emploie près de mille barques à la pêche de la sardine.

Des eaux de Douarnenez on passe aux eaux d’Audierne par le raz de Seins, entre l’île de Seins et les promontoires de la Cornouaille, au pied de ce cap Sizun ou pointe du Raz que la mer secoue, que même, en ses heures de rage, elle escalade en écume jusqu’au sommet, à 72 mètres de hauteur. Là, quand il passe en barque, le Breton s’écrie :

Va, Doué, va sicouret da tremen ar Raz :
Rac valestr a zo bihan ac ar mor a zo braz !

« Mon Dieu, secourez-moi dans le passage du Raz :
Ma barque est si petite et la mer est si grande ! »

À cette pointe de la Gaule (si le mot Cornouaille vient bien des mots latins Cornu Galliæ)[7], s’élevait, d’après de vieilles légendes bretonnes, la grande et brillante ville d’Is, qui fut criminelle comme Sodome et que le Ciel détruisit comme elle : Is si belle, dit la tradition, que Paris a pris son nom des deux mots Par Is, égal à Is ; son peuple impie et lascif est aujourd’hui couché, raconte encore la légende, dans les ruines de ses demeures, sous les eaux de l’étang de Laoual, près de la pointe du Raz, au bord de la baie des Trépassés, dont l’histoire est aussi lugubre que le nom. — C’est là que les remous de ses ondes amènent les cadavres des noyés et les épaves des navires. — Toutefois la tradition fixe mal ce tombeau d’une ville ; elle le met aussi sur le plateau du cap de la Chèvre ; ou quelque part sous la vague du golfe de Douarnenez ; ou ailleurs encore, au bord de l’Iroise, que les Bretons nomment le canal d’Is.

À six ou sept kilomètres de la pointe du Raz, l’île de Seins ou de Sizun, longue de 2 500 mètres au plus, n’a que 56 hectares avec 650 habitants. Des flots tumultueux, des écueils, une écume dont l’embrun cache l’île à la mer et la mer à l’île, pas d’arbres, quelques épis d’orge, des landes nues où souffle un vent qui porte avec lui la fraîcheur de l’Océan, l’odeur marine et le fracas des larges eaux vertes, une roche branlante et deux menhirs, voilà Seins, dont les habitants, aujourd’hui pêcheurs et sauveurs de naufragés, furent jusqu’au siècle dernier, des sauvages, des briseurs de navires, des « démons de la mer, » que vint convertir un missionnaire breton. Avant les Romains, et de leur temps encore, sinon même après eux, neuf vierges habitaient cette île ébranlée par l’Océan : prêtresses de la religion des druides, elles en célébraient les rites sous la lune voilée de l’Armorique ou au flambement des torches, elles disaient l’avenir, elles enchaînaient la tempête ; et Seins était un sanctuaire des Celtes.

La nature terrible de la Cornouaille se continue au delà du passage du Raz et des granits grisâtres de l’Enfer de Plogoff, le long des sables fins de la baie d’Audierne[8], qui n’est point une baie, mais une légère courbure en arc de cercle. Il n’y a ni villes, ni hameaux, ni prairies, ni moissons, ni jardins sur sa rive sans arbres ; on y est seul avec les fureurs de l’Atlantique, et peut-être avec ses sourires : car là même il arrive que Le fleuve Océan se calme et s’endort, par des heures de paix, de joie, de soleil où les oiseaux de mer cessent un instant de prédire ou de celébrer la tempête.

La baie d’Audierne se termine par les roches noires de Penmarch, meurtries par une mer puissante. Penmarch fut sous les Valois une rivale de Nantes, elle eut 10 000 âmes ; aujourd’hui c’est un petit port sablonneux.


5o Des roches de Penmarch à la Loire. — Aux pentes de Penmarch, la côte cesse de regarder l’occident pour faire face au midi ; et désormais la mer s’élance avec moins d’exacerbation contre le continent : au large, des brise-lames l’arrêtent : de grandes îles comme Belle-Isle ou Groix ; de petites îles comme Hoëdic ou Houat ; des îlots comme les Glénans ; des écueils, des éclaboussures de rocs, des plateaux sous-océaniens avec noms ou sans noms. Toute cette digue brisée, ou tout au moins ébréchée et découronnée, est le reste des anciens rivages ; Belle-Isle, plus avancée dans l’Atlantique, fit partie d’un littoral antérieur à celui que signalent encore Hoëdic, Houat et les Glénans. Dans cette mer plus calme entrent l’Odet, la Laïta, le Blavet, la Vilaine.

L’Odet (60 kilomètres) s’élargit en estuaire navigable à Quimper-Corentin, ville charmante, ridiculisée sans raison, comme Carpentras, Pézenas et Brive la Gaillarde, charmantes aussi ; il finit dans l’anse de Bénodet, presque en face des neuf îles de l’archipel des Glénans (75 habitants), à l’ouest de Concarneau, port de pêche et grand établissement de pisciculture.

Dans la Laïta (75 kilomètres) s’unissent, à Quimperlé, deux jolies rivières, l’Ellé et l’Isole, dont les vallées sont fort gracieuses : on a nommé ce pays l’Arcadie bretonne, mais en France on abuse de l’Arcadie aussi bien que de la Suisse. De Quimperlé jusqu’à la mer, la Laïta porte des navires. Le mot breton quimper signifie confluent : Quimperlé, c’est le « confluent de l’Ellé ».

Le Blavet (145 kilomètres), né à 45 ou 18 kilomètres au sud de Guingamp, perce, de Goarec à Mûr de Bretagne, un massif de granit par des gorges profondes. Il baigne Pontivy, Hennebont et forme la rade de Lorient, Lorient, que nous devrions écrire l’Orient, dut sa naissance à des magasins élevés en 1628 par une association de marchands qui commerçait avec l’Inde. Ce port militaire, le premier de nos chantiers de construction, borde non pas précisément le Blavet, mais le Scorft (70 kilomètres) ; puis Scorff et Blavet confondus en un bras de mer vont passer devant Port-Louis, nommé de la sorte en l’honneur de Louis XIII : cette ville, qui décroît depuis que Lorient grandit, s’appela d’abord Blavet, comme son fleuve. De Goarec à Pontivy, le Blavet fait partie du canal de Nantes à Brest ; de Pontivy à Hennebont, pendant 60 kilomètres, 28 écluses le rendent capable de recevoir des bateaux de petit tonnage ; d’Hennebont à la mer, il est navigable de lui-même.

Le Blavet s’ouvre sur la mer vis-à-vis de Groix (4 500 habitants sur 1 476 hectares). Groix, c’est la vieille Enez-er-Hroeck des Bretons, ce qui signifie en français l’île des Sorcières ou des Fées, peut-être des Prêtresses ou des Druidesses. Défendue par des falaises de schiste, elle a des côtes sauvages, des cavernes profondes que vide et que remplit tour à tour la mer, des anses qui reçoivent la barque des pêcheurs, ses seuls habitants ou à peu près. Les dolmens n’y manquent point, ni les pierres debout, ni les tumulus.

À l’est du chenal de Port-Louis s’ouvre celui de l Étel, qui mène à la baie d’Étel, vaste lagune sans profondeur où se perdent d’étroits ruisseaux. Puis on longe à un littoral fameux par ses mégalithes. Autour d’Érdeven, de Plouharnel, de Carnac, de Locmariaquer, il y a là des milliers de pierres barbares : des menhirs[9] ou peulvans[10], monolithes isolés ou plantés en avenues ; des croumlechs[11], enceintes de menhirs rondes ou semi-circulaires et rarement carrées ; des dolmens[12] et des allées couvertes, chambres de pierres, blocs sur blocs sans ciment, une dalle énorme ou plusieurs dalles formant toiture sur des piliers bruts ; des tumulus, buttes arrondies ou elliptiques recouvrant un dolmen ; des galgals, tumulus de petites pierres ou de gros cailloux. Ces monuments rudimentaires, généralement faits de granit, on les avait nommés druidiques : on croyait que les dolmens, par exemple, étaient des autels de sacrifice ; même on cherchait et l’on trouvait sur leur table les rigoles où coulait le sang des victimes. On croit savoir aujourd’hui que les dolmens, les tumulus, les galgals furent des tombeaux et que ces sortes de monuments sont de tous les lieux et de tous les siècles ; il y en a dans les cinq parties du monde : en Sibérie, en Judée, dans l’Inde, aux îles Mariannes, en Afrique, notamment par milliers dans notre province de Constantine ; on en éleva toujours, et maintenant encore des tribus sauvages marquent par une pierre debout ou par un cercle de blocs la sépulture des chefs, la limite des territoires, le champ d’une bataille ou tel autre lieu consacré pour eux. À l’île de Pâques, en Océanie, loin de toutes les terres, un peuple disparu tailla dans la lave des têtes colossales, et ces têtes il les planta par le cou dans le sol, en rangs, en groupes, en cercles, comme les Bretons plantèrent leurs menhirs.

Les alignements de Carnac, qui s’ajustent à ceux d’Erdeven, sont le plus extraordinaire témoin de ce passé douteux. Là se dressaient onze rangées de menhirs faisant dix avenues : cinq à six cents de ces granits, reste de douze à quinze mille, dit-on, se lèvent encore dans la lande, sur le sable, entre des bruyères et des genêts, au vent de la mer qui est un chant grave, au murmure des pins, vague et sérieux aussi comme la voix des eaux. Chaque année remplace ces genêts et ces bruyères par des cultures sans opulence, chaque année abat quelques-uns de ces sombres blocs peu à peu rongés par la lèpre du lichen ; mais tels quels, malgré les vides, bien que la plupart soient tombés, et que beaucoup aient disparu, les peulvans de Carnac montrent toujours plus ou moins leurs dix allées, et d’un bout à l’autre on peut suivre leurs onze lignes. L’un des plus grands dolmens de la Bretagne, la Roche aux Fées de Corcoro, s’élève dans ce grand champ de pierres que domine la butte de Saint-Michel, tumulus de 44 mètres de hauteur sans rival en France.

Alignements de Carnac.

Que nous racontent ces pierres debout ? que fut Carnac ? un charnier de victoire ? un cimetière commun à plusieurs tribus du même sang ou du même culte ? un panthéon dont chaque menhir représentait un dieu, un demi-dieu, une force de la nature ? était-ce un temple ? un lieu consacré ? Tous l’ignorent, ainsi que l’âge de ces « fantômes de la lande », monuments gris sous un ciel gris.

« Vous avez vu passer tous les hommes d’Arvor[13], » leur dit un poète breton[14]. Laissés à la seule nature, ils verraient passer aussi les Français ; mais le peuple, qui jadis les redoutait, a cessé de les craindre ; il les couche ou les brise pour bâtir une grange, enclore un champ, débarrasser un sillon, paver un routin. Carnac aussi s’en va. Ce sont là les embellissements de la France.

La côte de Carnac se termine par la presqu’île de Quiberon, ancienne île granitique attachée à la terre ferme par des dunes faisant une levée dont l’isthme n’a pas plus de 60 mètres de large. Des traînées de roches, l’île d’Houat ou du Canard (230 habitants), couverte de blé, l’île d’Hoëdic ou du Caneton (300 habitants), banc de sable garanti par des rochers, continuent cette péninsule et protègent avec elle et avec Belle-Isle la mer intérieure où tombent la rivière d’Auray, le Morbihan et la Vilaine.


Belle-Isle-en-Mer, en breton Guerveur, terre de gneiss et de schistes, de 18 kilomètres de long, de 4 à 0 de large, de 48 de tour, a 8 960 hectares et 10 000 habitants vivant surtout de la pêche et parlant à la fois le français et le breton. Elle envoie à 64 criques les tout petits ruisseaux qui ont gazouillé sur ses pentes nues, entre des coteaux à bruyères, des prairies, de fertiles champs de blé. Dans sa falaise, très orageuse du côté de la grande mer, c’est-à-dire à l’ouest et au sud, dans cette « côte de fer » ou « côte sauvage », deux bons ports, le Palais et le Port-Sauzon ou Port-Philippe, sur le littoral du nord, sauvèrent dix mille caboteurs français de 1789 à 1815. Une partie des gens de Belle-Isle descend de familles acadiennes : l’Acadie, qui fait aujourd’hui partie du Dominion ou Puissance du Canada, sous le nom de Nova Scotia ou Nouvelle-Écosse, était une colonie fondée par la France au bord de l’Atlantique, à côté du Canada. Prise par les Anglais, comme plus tard le Canada lui-même, beaucoup d’Acadiens, traversant l’Atlantique, vinrent demander un asile à la mère-patrie ; Belle-isle en reçut quelques centaines ; peu y restèrent, mais les Acadiens sont avec les Canadiens la plus féconde des races.

La rivière d’Auray, ruisseau jusqu’au pied de la colline escarpée d’Auray, prend ensuite la largeur d’un grand fleuve, admet la marée, porte des navires et se réunit aux chenaux du Morbihan en face de la plage de Locmariaquer. Plage où se dressait, près du magnifique dolmen de la Table aux Marchands, un menhir de 25 mètres de haut, le Men-er-Hroeck ou Pierre de la Fée : brisé on ne sait quand, on ne sait comment, cet obélisque git sur le sol, en quatre blocs. Il y en avait aussi un de 25 mètres, dans la Charente-Inférieure ; on l’a scié pour en tirer de la pierre à bâtir, et nous sommes allés chercher un obélisque en Égypte !

Dolmen de la Table des Marchands, à Locmariaquer.

Le Morbihan, qui a, dimensions extrêmes, 17 kilomètres sur 40, tire son nom, nullement français, tout à fait breton, de mor, la mer, et de bihan, petit. Ce golfe de 15 à 20 mètres de profondeur à marée basse, entre des rives de granit extraordinairement indentées, à des centaines de roches et d’îlots et cinquante îles cultivées ; l’une d’elles, en breton Gavr’enez ou Gavr’iniz, en français l’île de la Chèvre, est célèbre par son galgal, tumulus qui recouvre un grand dolmen ; dans la chambre de ce dolmen, sur les parois du roc, des mains barbares tracèrent des hiéroglyphes en relief qu’on n’a point encore déchiffrés. L’Océan remplit presque à lui seul le Morbihan ; dans ses chenaux innombrables, sur ses béhins, qui sont des champs de vases noires, il ne passe guère que de l’eau salée, tant sont petits les tributaires de ce golfe : l’un d’eux passe à Vannes.

Entre le Morbihan ou Petite meret le Morbraz ou Grande mer, la presqu’île de Ruis baigne dans un climat d’une extrême douceur : le laurier-rose, le grenadier, l’aloès, arbres d’Afrique, y viennent en pleine terre, non par le soleil qui luit sur l’Atlas, mais par les vents humides que l’Atlantique souffle sur cette péninsule de 11 000 hectares où l’on ne compte pas les mégalithes.

La Vilaine (250 kilomètres), l’un de nos fleuves côtiers les plus longs, est celui qui a le bassin le plus vaste après l’Adour et après la Charente : elle rassemble les eaux de 960 000 hectares, tandis que la Charente, fille des collines, en égoutte un million et l’Adour, fils des Pyrénées, environ 1 700 000.

La Vilaine ne doit point ce nom fâcheux à des eaux ternes ou bourbeuses dans une vallée sans agrément ; c’est la malencontreuse corruption de Visnaine, comme on disait au moyen âge. Ses premières eaux lui viennent du trop-plein de quelques étangs. Elle longe d’abord la sombre colline d’ardoises de Vitré, ville qui a fidèlement gardé le noir aspect d’autrefois, les rues tortes, les ruelles obscures et biscornues, les impasses, les carrefours, les pavés inégaux, les vieilles maisons en bois ou en pierre sculptée, les fortes murailles avec tours et donjon. Elle baigne ensuite la grande et triste Rennes, capitale de la Bretagne jusqu’en 1789. C’est là qu’elle reçoit l’Ille, et en même temps que l’Ille, le canal d’Ille-et-Rance, qui unit Rennes au Châtelier entre Dinan et Saint-Malo par une route de 85 kilomètres. — Le bief de partage n’est qu’à 64 mètres au-dessus des mers : de Rennes on y monte par 20 barrages, du Châtelier par 27. Il tire surtout l’eau de ses éclusées de l’étang du Boulet (5 440 000 mètres cubes), lieu de naissance de l’Ille.

Près de Redon, la Vilaine engloutit l’Oult, à tort nommée l’Oust, rivière de 150 kilomètres passant à Rohan, bourg dont une grande famille prit son nom, et à Josselin que pare un des plus beaux châteaux de France. Parmi les affluents de l’Oult, il en est deux, la Claie et l’Arz, qui serrent entre leurs vallons parallèles les plateaux arides, les roches grises, les mamelons nus, les marais, les étangs rouilleux, les bruyères et les herbes sèches de la lande de Lanvaux. Longue de 50 kilomètres, sur une largeur dix à vingt fois moindre, la lande de Lanvaux est couverte de mégalithes, là surtout où elle s’appelle plus spécialement bois de Brambien, entre Rochefort et Malestroit : malheureusement, presque tous ses menhirs sont maintenant brisés ou couchés de leur long dans la lande. Un troisième tributaire, l’Aff, vient des halliers de Paimpont, petit reste des bois de Brocéliande, qui couvraient il y a mille ans le centre de la Bretagne entre Montfort, Quintin, Loudéac. Brocéliande était la forêt célébrée par les romans de la Table-Ronde ; elle ombrageait la fontaine de Barenton, où le grand enchanteur Merlin puisait une eau magique.

La Vilaine se perd dans l’Océan au-dessous de la Roche-Bernard par un estuaire vaseux de peu de profondeur à basse mer. On admet qu’elle lui verse en moyenne 110 mètres cubes par seconde, son étiage extrême n’étant que de 2 mètres et ses crues de 400 seulement. Au sud de la passe du fleuve, on contourne la presqu’île de Guérande, ici bordée de marais salants, là de dunes qu’on a fixées. Guérande, encore entourée de ses vieux murs de granit, domine 2 293 hectares de salines qui sans doute n’ont pas toujours existé, car la ville, bien déchue, semble occuper un mamelon de l’ancien rivage. Les deux ports principaux de la presqu’île sont le Croisic et Batz, sur une langue de terre ayant toute apparence d’être une île agrafée au continent par les salines guérandaises. À Batz, qui fait aussi du sel, quelques centaines d’hommes parlent encore le breton, à 35 kilomètres en ligne droite des frontières actuelles de la Bretagne bretonnante.

À l’est de Batz, on tombe sur les dunes d’Escoublac, qu’il était grand temps d’arrêter : quand de mouvantes on les a faites immobiles, elles avaient couvert des hameaux, des vallons et tout un village, l’ancien Escoublac, abandonné depuis cent ans.

On arrive ainsi à l’embouchure de la Loire, qui a 12 kilomètres de large. À cette fin du plus long fleuve de France règne Saint-Nazaire, port récemment creusé pour doubler celui de Nantes, que le mauvais état de la Loire met dans l’impuissance de commercer par grands navires avec les pays transatlantiques.


  1. On veut porter sa profondeur à 5 mètres.
  2. Fleur, flieur, c’est le fjord ou fiord norvégien, resté dans la langue du pays comme un héritage des colons normands.
  3. On disait autrefois Grenesey, qu’il est facile de prendre pour une corruption de Grœnsey, Île-Verte. Dans ce même idiome scandinave, Grœnland veut dire Terre-Verte, comme on sait ; et pourtant c’est un pays de frimas éternels.
  4. Le mot breton aber est notre mot havre.
  5. Qui devrait s’écrire Finisterre.
  6. C’est le nom que les Bretons lui donnent : Kanol Is.
  7. C’est bien plutôt le mot celte Kerné, qui désigne également la Cornouaille anglaise, presqu’île effilée dont le breton a disparu au siècle dernier.
  8. Le vrai nom, le nom breton, est Oddiern.
  9. Mot breton qui veut dire pierre longue.
  10. Mot breton qui veut dire pilier de pierre.
  11. Mot breton qui veut dire lieu courbe.
  12. Mot breton qui veut dire table de pierre.
  13. Arvor ou Armor, l’Armorique, la Bretagne.
  14. Brizeux.