France, Algérie et colonies/France/03/02

LIbrairie Hachette et Cie (p. 157-186).


II. LA SEINE


1o La Seine. Paris. — La Seine est verte, elle est claire, elle est gaie, elle a de charmants détours, elle réfléchit des châteaux et des parcs ; et, comme elle passe dans la ville du plaisir, de la jeunesse et des arts, des millions d’hommes l’adorent ou l’ont adorée, car elle a vu couler les plus beaux de leurs jours.

Mais elle est indigne de Paris : à la première cité du monde on voudrait un fleuve sans rival.

Certes, on peut la dire grande, quand on la compare à la Senne de Bruxelles, à la grenouillère de Berlin qui a nom la Sprée, au Manzanarès de Madrid, où le vent ne raie que des sables quand le printemps a léché les dernières neiges de la sierra de Guadarrama. Mais, dans notre toute petite Europe, qui oserait seulement nommer la Seine de Paris à côté de la Néva de Saint-Pétersbourg, du Danube de Vienne, du Bosphore de Constantinople ou du Tage de Lisbonne ? Devant les palais du tsar, la Néva bleue est comme un Saint-Laurent ; à Vienne, le Danube, encore germain et tout prêt d’être hongrois, a déjà reçu des rivières supérieures à la Seine ; de Stamboul à Scutari, le Bosphore est une mer qui coule entre deux parties du monde ; et, au pied des collines qu’escalade la « Ville d’Ulysse », le Tage est immense : il porterait dix fois tous les navires, tous les bateaux de pêche, tous les canots du Portugal et des îles.

La Seine devant Paris n’est rien ; la Seine maritime a seule quelque grandeur.

Le bassin de la Seine a 7 730 000 hectares, sur lesquels il tombe 631 millimètres de pluie par an, la moyenne de la France étant de 770. Le tout en France, moins ce que l’Oise, qui a sa source dans le Hainaut, arrose en Belgique par elle-même ou par ses premiers tributaires, faibles ruisseaux.

Or ce sol est aux trois quarts perméable, puisque sur les 7 730 000 hectares du bassin, 1 900 000 seulement appartiennent aux terres compactes.

À cette porosité la Seine doit la sagesse et la constance des rivières qu’elle unit dans son lit : leur sagesse, parce que la terre perméable est comme une éponge pour les torrents faits du déchirement des nuages du ciel ou de la fonte précipitée des neiges ; leur constance, car l’eau qu’aspire cette éponge s’amasse en lacs dans la sous-roche, sur l’argile, sur toute couche compacte ; et ces lacs, renouvelés toujours, se versent par des sources intarissables.

Aussi, dans ses crues les plus terribles, la Seine, sous les ponts de Paris, n’entraîne pas 2 000 mètres cubes par seconde, bien moins que le Gard ou l’Ardèche ou l’Erieux, courts torrents du bassin du Rhône ; pourtant elle arrive dans la vieille Lutèce avec le tribut de l’Yonne, qui rassemble les eaux de beaucoup de sols imperméables, et celui de la Marne, rivière qui a près de 500 kilomètres de longueur. La grande crue de 1876, qui a duré 55 jours et qui dans ce laps de temps a donné plus de 4 milliards de mètres cubes, n’a pas dépassé 1 660 mètres par seconde devant Paris. Peut-être la Seine ne porte-t-elle jamais 2 500 mètres par seconde à la Manche, environ le cinquième des grandes crues de la Loire, de la Garonne et du Rhône. Son débit moyen, qu’on estime à 250 mètres cubes entre les quais de Paris, est de 694, tous affluents reçus ; aux eaux basses, elle roule à Paris 75 mètres par seconde, volume qui descend quelquefois à 45, à 40, et même à 35, à la suite de sècheresses « séculaires », c’est-à-dire telles qu’il n’y en a guère d’aussi fortes que tous les siècles.

La Seine a 776 kilomètres ; elle en aurait 825 si la Marne était la branche mère. Sept millions d’hommes vivent dans son bassin.

Ses premières fontaines jaillissent par 471 mètres d’altitude, à une trentaine de kilomètres en ligne droite au nord-ouest de Dijon, dans un vallon calcaire de la Côte d’Or, près de Saint-Germain-la-Feuille, et non loin du long tunnel de Blaisy (4 100 mètres) qui mène le chemin de fer de Paris à Marseille du bassin de la Seine dans celui de la Saône.

Jadis les fontaines étaient des lieux augustes. Un temple romain consacrait les premiers balbutiements de la Seine ; aujourd’hui c’est une statue élevée par la Ville de Paris, une nymphe appuyée sur l’urne qui, chez les anciens, symbolisait l’onde intarissable. Mais ici, l’urne peut mentir, car les six pauvres sources du fleuve craignent les chaleurs, et il arrive parfois que l’été les hume entièrement.

Ce chétif ruisseau a grand peine à devenir rivière ; l’oolithe lui verse de belles douix[1], mais cette roche décousue boit la Seine à mesure : tellement qu’en certains étés il n’y a plus d’eau dans son lit aux approches de Châtillon. Mais là même, d’une grotte, sort une douix supérieure aux autres, onde éternelle, rivière pure de 5 à 6 mètres de large au-dessous de laquelle on n’a jamais vu sécher le fleuve de Paris.

Près de passer des calcaires de la Bourgogne aux craies de la Champagne, à Bar, le fleuve n’est plus qu’à 162 mètres d’altitude ; à Troyes il est à 104. Il passe devant Romilly, devant Nogent, devant Montereau, puis, grossi de l’Aube et de l’Yonne, serpente entre le plateau de la Brie, mer de moissons, et les coteaux de grès ombragés par la forêt qui tire son nom de Fontainebleau, ville sise à trois kilomètres de la rive gauche de la Seine, à côté d’un des châteaux les plus grands de l’Europe. Elle reçoit le Loing, passe à Melun et boit l’Essonne à Corbeil.

Au confluent de la Marne, elle entre à Paris.


PARIS a deux millions d’habitants ; presque le dix-huitième des hommes de la France ; il en’a bien près de deux millions et demi, plus du quinzième de la nation, quand on lui ajoute les villes de ceinture, qui, quoique situées en dehors : des murailles, font réellement partie de la capitale et en continuent les rues, les boulevards et les promenades : Neuilly, Levallois-Perret, Clichy, Saint-Ouen ; Saint-Denis, Aubervilliers, Pantin, Montreuil, Vincennes, Ivry, Gentilly, Meudon avec Saint-Cloud et Sévres, Boulogne, Puteaux, Courbevoie, pour ne citer que les villes au-dessus de 10 000 âmes. Et ces cités de première ceinture envoient des tentacules vers d’autres cités ; des rues de jardins, des hameaux de villas, de grandes avenues de châteaux, des pièces d’eau, des parcs, continuent encore Paris au delà d’une campagne frivole qui peut donner de l’ombre et des fleurs et des fruits, mais qui n’a point l’intimité, la vertu, le calme et la tranquillité des champs. C’est ainsi que Versailles, par exemple, tient réellement à la métropole.

Notre-Dame de Paris.

Les Parisiens habitent plus de deux mille rues, de grandes places et des boulevards bordés de maisons banalement monumentales. Ces boulevards, ces rues, ces places s’enchevêtrent ou plutôt — car la grande ville est de plus en plus régulière — se distribuent sur les rives de la Seine, dans la plaine du fleuve et dans des vallées, aujourd’hui méconnaissables, dont les ruisseaux ont disparu ; mais sous le luxe et l’apparat de la ville pompeuse, sous les trottoirs, les pavés de bois, les carrés de grès, le bitume ou le macadam, court dans l’ombre, avec des regards sur le jour et de grandes portes sur la rivière, un admirable réseau de canaux immonditiels.

Non seulement les ruisseaux et les marais ont disparu, mais aussi beaucoup de coteaux n’existent plus depuis qu’on a fait monter les ravins à leur hauteur ou qu’on les a nivelés pour les couvrir de palais. De la plaine, des anciennes vallées, les maisons escaladent au nord les collines des Batignolles, de Montmartre (105 mètres), des Buttes-Chaumont (104 mètres), de Belleville et de Ménilmontant (108 mètres), au sud le Mont-Parnasse et le Panthéon (60 mètres).

Paris a 7 802 hectares ; son enceinte murée de 34 kilomètres s’ouvre par soixante-six portes, sous le canon de seize forts qui ont laissé bombarder la ville en 1870-1871, mais qui ne l’ont point laissé prendre. Les « héros du Nord », jetés sur nous par « l’Hercule intellectuel du dix-neuvième siècle », ne sont point entrés ouvertement dans Paris, par mines et tranchées, par assauts et batailles, en marchant sur leurs morts et les nôtres ; la famine a fait la brèche, et les Allemands ont passé.

Ces seize forts faisaient une enceinte de 55 kilomètres, qui ne suffit plus, n’ayant point empêché l’ennemi de tirer à boulets rouges sur Paris du haut des collines de Châtillon. Les 47 forts de l’enceinte nouvelle, qui a 122 kilomètres de circuit, renferment 91 500 hectares.

Londres a presque deux fois autant d’habitants que Paris et plusieurs casernements humains l’emportent sur notre capitale par le tumulte des rues, l’industrie, le commerce, la grandeur et l’antiquité des monuments ; mais nulle ville n’est sa rivale, même de loin, pour la variété des plaisirs, la facilité de la vie, les recherches du luxe, le déploiement des richesses, le concours d’hommes d’esprit, de savants, d’artistes, et la valeur réunie des écoles, des musées, des collections et des bibliothèques. Quant à l’immense corruption qu’on lui reproche, et qu’on trouve dans les autres grandes capitales, elle ne vient pas seulement des Parisiens eux-mêmes et des Français ; les hommes de plaisir que nous envoient les nations dites vertueuses apportent et soulèvent autant de fange que nous dans le bourbier de Lutèce. Quand ces Pharisiens partent pour leurs pays hypocrites, ils secouent sur nous la poussière de leurs pieds en criant : « Nous sommes plus justes que ces hommes-là ; » et ils prédisent un dieu vengeur à la Babylone moderne. Ils espèrent que Paris sera brisé comme le château d’Edenhall[2]. L’avenir exaucera leur vœu, car il n’y a que deux sortes de villes : celles qui sont mortes et celles qui mourront.

Paris était merveilleusement situé pour être l’âme de la France antique, lorsque la langue d’oc n’était pas encore soumise à la langue d’oil ; car la patrie, c’était alors la Seine, la Saône et moitié de la Loire. Alors l’Angleterre elle-même, du moins dans ses villes et par ses classes d’élite, était plus française que le sud de la France. Aujourd’hui que la haute Loire, la Garonne, le Rhône et l’Atlas ont porté l’axe de la France au sud, Lyon, Avignon, Toulouse, Marseille, seraient de meilleures capitales.

Paris, devenu très excentrique, a l’ennemi presque à ses portes ; Lyon, sur un fleuve supérieur à la Seine, sur une rivière supérieure à la Marne, a derrière lui les créneaux parallèles du Jura ; Avignon, entre l’Espagne et l’Italie, a les Alpes à gauche, les Cévennes à droite, le Rhône devant et derrière, la mer en face et tout près ; Marseille regarde Alger, au bout d’une France, à portée de l’autre ; Toulouse règne entre l’Ouest et l’Est, entre l’Atlantique et la Méditerranée, non loin des ports d’où nous gagnons l’Afrique.

Qu’y pouvons-nous ? La France est une personne faite, ses organes fonctionnent depuis des siècles ; un peu contre nature, elle a son cœur à Paris, et ce cœur agite un sang vigoureux, mais âcre, enflammé, subtil.


À Paris, la Seine est à 25 mètres seulement ; en aval, elle devient tellement sinueuse que, de Lutèce à la mer, elle n’a pas moins de 365 kilomètres de longueur, pour 180 en ligne droite : le fleuve double donc son chemin. Il baigne d’abord le pied de collines chargées de villas qui continuent la vivante splendeur de Paris jusqu’à la splendeur morte de Versailles, à ces avenues solennelles, à ce vaste château, à ces jardins immenses pleins de vases de marbre, de statues, de bassins. L’Eure, amenée par un aqueduc, devait donner la vie à ce plateau, à ce château, à cette ville, et verser l’onde aux bassins par la bouche de leurs déesses, de leurs dieux et de leurs nymphes de pierre. Mais la rivière Eure n’a point coulé jusqu’à Versailles, l’aqueduc de Maintenon n’est plus que ruines, et il n’y a plus de gloire et d’éclat dans la cité du monarque ayant pour devise : Nec pluribus impar[3]. Pourtant, à deux siècles à peine en arrière, la cour de Versailles fut la société la plus dorée, la plus élégante, la plus spirituelle sous le soleil ; l’Europe en fit son idéal, et la France fut alors le premier des peuples, comme son roi le premier des rois.

Aqueduc de Maintenon.

Si Versailles est un faubourg de Paris bâti sur un plateau de la rive gauche de la Seine, Saint-Denis est un peu plus bas un faubourg de plaine sur la rive droite. Un autre faubourg, c’est Saint-Germain en Laye, sur un talus au bord d’une forêt de 4 400 hectares. Le fleuve, accru de l’Oise, arrose ensuite Poissy, dont le pont, fait sous saint Louis, avait 37 arches et n’en a plus que 24 ; Mantes, surnommée la Jolie ; Vernon ; les Andelys, que des ruines superbes contemplent, celles des trois enceintes du Château-Gaillard, l’œuvre de Richard Cœur de Lion, prince français dont la gloire est anglaise ; Poses, où déjà la marée soulève presque imperceptiblement les eaux ; Elbeuf, riche de ses draps ; Rouen, l’ancienne capitale de la Normandie.

Rouen, chez nous, est la ville cotonnière par excellence. Sur un grand fleuve à marée, au pied de collines altières, ses monuments, ses églises, sont dignes d’une métropole. Puisque le maître lieu de la France n’en devait pas occuper le centre, Rouen eût mérité plus que Paris d’être le site élu ; les Français y auraient gagné plus de familiarité avec les choses de la mer, et sans doute sur plus d’un rivage anglais, espagnol ou portugais résonnerait aujourd’hui la chère langue de la patrie.

En aval de Rouen, la Seine, très sinueuse, s’élargit à peine jusqu’à Quillebœuf ; mais à partir de ce port elle se fait estuaire entre des rives qui finissent par avoir près de 10 kilomètres d’écartement.

De récents travaux ont approfondi, régularisé la Seine inférieure, ils ont gagné sur l’estuaire des plaines d’alluvions dont un avenir prochain fera de superbes prairies. Maintenant les navires de 5 mètres de tirant, et même de 6 mètres et au-dessus, remontent jusqu’à Rouen, malgré la barre, toujours fort incommode : cette sœur du mascaret de la Dordogne fait de 5 à 7 mètres et demi par seconde, à contre-courant, car elle vient de la mer. Tenant toute la largeur du lit, la vague, haute de deux à trois mètres et couronnée d’écume, se cabre et fait danser le fleuve ; les canots, les bateaux qu’elle saisit ne lui résistent pas toujours, et parfois il arrive qu’on plante une humble croix sur la fosse prématurée d’un pêcheur. On l’a vu dévorer aussi des victimes illustres.


2o Les affluents de la Seine : Aube, Yonne, Loing, Marne, Oise et Eure. — De sa naissance à l’Aube, la Seine reçoit de grandes fontaines et point de grandes rivières. À peine peut-on nommer la Laignes et l’Ource : la Laignes a pour tête une source où reparaît un ruisseau qu’a bu, vers le sud-est, à cinq lieues environ, un gouffre du Châtillonnais ; l’Ource est soutenue par des douix abondantes, mais, vu la lâcheté de son lit, elle ne garde point tout ce que lui donnent les roches. L’Aube a son origine sur le Plateau langrais, à vingt et quelques kilomètres au sud-ouest de Langres, au pied du mont Saule (512 mètres) ; elle arrose Bar et Arcis et recueille de puissantes fontaines filtrées par la Champagne Pouilleuse. Longue d’environ 225 kilomètres, c’est-à-dire un peu plus que la Seine à leur commun confluent, l’Aube contribue autant que sa rivale à la formation du fleuve de Paris : l’une et l’autre ont un étiage de 3 500 litres par seconde et, à leur réunion, si la verte Seine à plus de profondeur, la transparente Aube a plus de largeur et plus de courant. Le mot Aube, c’est le latin alba, qui signifie la blanche : en effet, quand elle rencontre la Seine, rive droite, à Marcilly, par 70 mètres, à peu près à distance égale entre la source du fleuve et Paris, elle amène des eaux moins foncées que celles qui lui font perdre assez injustement son nom.

De l’Aube à l’Yonne, il n’entre en Seine qu’une seule rivière, fort petite, et qui même peut descendre à 700 ou 800 litres par seconde, malgré la beauté de ses sources : c’est la Voulzie, qui passe dans la ville des roses, Provins, pleine des monuments d’une ancienne grandeur.

L’Yonne, affluent de gauche, se heurte à la Seine par 50 mètres d’altitude, au-dessous d’un pont célèbre par un crime et par une bataille. Une plaque remémore le crime, elle porte quatre vers :

En l’an mil quatre cent dix neuf,
Sur ce pont agencé de neuf,
Fut meurtri Jehan de Bourgogne,
À Montereau y fault l’Yonne.

Une statue équestre de Napoléon, avec ces mots : « Mes amis, le boulet qui doit me tuer n’est pas encore fondu, » rappelle une victoire inutile sur les Allemands en 1814 ; elle s’élève sur un terre-plein, entre le pont de l’Yonne et celui de la Seine qui étaient l’enjeu du combat.

L’Yonne commence en Morvan, sur le flanc du Préneley (850 mètres), au sud de Château-Chinon, à l’ouest d’Autun. Coulant d’abord sur les granits des forêts morvandelles, ce n’est encore qu’un ruisseau rapide en un vallon profond quand elle passe au pied de la colline de Château-Chinon, ville froide et triste, à 609 mètres d’altitude. Au-dessous de Clamecy, les roches jurassiques en font rapidement une jolie rivière, tant elles épanchent de claires fontaines ; puis la Cure la double, ou bien près. Elle se promène devant les collines d’Auxerre, qui donnent des vins généreux, devant Joigny, devant Villeneuve et Sens. Quand elle atteint la Seine, après avoir parcouru 293 kilomètres, elle lui porte les eaux de 1 113 500 hectares de terrains généralement peu perméables, tandis que la Seine amène le tribut de 1 025 000 hectares de terrains, presque tous poreux ; aussi l’Yonne est-elle plus irrégulière que sa compagne, et plus sujette aux grandes crues.

En bonne justice, le fleuve que pressent les quais de Paris devrait se nommer l’Yonne et non pas la Seine : quand la Seine, à l’issue d’un bassin moins vaste de 88 000 hectares et sur lequel il pleut un peu moins, arrive en face de l’Yonne, elle n’a que 70 mètres de largeur moyenne, 10 mètres cubes par seconde à l’étiage ordinaire et 500 dans les crues ; tandis que l’Yonne, large de 80 à 100 mètres, roule 17 mètres cubes à la seconde en temps d’étiage et 800, 1 000, où même 1 200 dans les débordements ; mais pour la beauté la palme est à la Seine, vive et transparente sur fond de sable. L’Yonne conduisait autrefois à la Seine, pour Paris, près de 250 000 stères de bois ; aujourd’hui elle ne lui en amène guère que 150 000 : les forêts du Morvan diminuent.

Les grands affluents de l’Yonne s’appellent Cure, Serain, Armançon, Vannes.

La Cure (115 kilomètres), flotteuse de bois comme l’Yonne, a les beautés d’un torrent. Jaillissant dans le Morvan, elle forme à 4 kilomètres de Montsauche le réservoir des Settons, couvrant de 22 087 000 mètres cubes d’eau le fond d’un ancien vallon marécageux qui rapproche tout à coup ses sauvages collines, et de bassin devient gorge. La digue de granit qui force la Cure à reculer en lac a 267 mètres de longueur, 20 mètres de hauteur ; plus de 11 mètres de largeur à la base et près de 5 au sommet ; vaste de 404 hectares avec 16 kilomètres et demi de contour et 18 mètres de profondeur à coupe remplie, le réservoir des Settons a été construit de 1855 à 1858 pour aider au flottage estival de la Cure, à la navigation de l’Yonne, aux éclusées du canal du Nivernais et du canal de Bourgogne. Avec de semblables retenues, nous grandirions toutes nos rivières et, sans même sortir du bassin de la Cure, on pourrait arrêter 10 500 000 mètres cubes dans la gorge de Bussières, sur le Tournesac, tributaire du Cousin. Du granit passant au calcaire, la Cure touche la colline de Vézelay, qui porte une des grandes églises du moyen âge, puis elle rencontre le tertre d’Arcy : là, en temps de crue, les flots que le lit normal ne peut embrasser, entrent dans une grotte et percent de part en part le coteau. Ces sortes de chemins couverts ne sont pas rares sur les rivières du calcaire, La Cure a pour tributaire le Cousin (60 kilomètres), torrent de la pittoresque Avallon.

À son passage sur la grande oolithe, roche de peu de tenue, le Serein (115 kilomètres) perd toutes les eaux des fontaines qui ruissellent pour lui sur les froids plateaux de Saulieu : il n’a pas une goutte en été devant Noyers, mais là-même il renaît par des fontaines vives.

Semur-en-Auxois.

L’Armançon (200 kilomètres) roule des eaux troubles dans ses gorges supérieures, qui relèvent du lias, roche compacte ; et encore faut-il de longues pluies pour qu’il veuille : bien couler et non dormir autour de Semur, ville escarpée digne d’une rivière et qui n’a qu’un fossé. En aval de Semur, les calcaires lui envoient des sources constantes, quoique fort variables : telle est la fontaine d’Arlot, qui peut descendre à 80 litres par seconde et monter à 9 000. Cette rivière, qui baigne Tonnerre, a pour affluent la Brenne. En remontant ce pauvre tributaire, on arrive à la plaine des Laumes, où se lève, au-dessus de trois mauvais ruisseaux du lias, une colline isolée de 418 mètres, assez dure à gravir. C’est le mont Auxois, acropole naturelle ayant sur son plateau le village d’Alise et la haute statue de Vercingétorix. Ce colosse est-il bien à sa place ? Le héros gaulois regarde-t-il le vrai lieu de sa défaite, Alésia, proie de César implacable ? D’aucuns en-doutent, qui placent le champ tragique bien loin de ce plateau de 100 hectares, long de 2 000 mètres sur 800 de largeur ; certains l’installent en Franche-Comté, à Alaise, dans un pays de montagnes boisées, au-dessus des précipices du Lison.

Statue de Vercingétorix à Aise.

La Vannes (60 kilomètres) entre dans l’Yonne à Sens. C’est une eau très belle qui ne descend pas au-dessous de 2 500 litres par seconde et qui généralement en roule 5 000, même en temps caniculaire. Fait pour deux tiers de craie blanche et pour un autre tiers de cailloux dispersés dans un limon rouge, son bassin de 96 500 hectares, perméable en entier, regorge de sources limpides comme l’air, Paris a acheté treize de ces fontaines, qui par un aqueduc de 173 kilomètres lui donnent de 600 à 1 250 litres par seconde suivant la sécheresse de la saison.

De l’Yonne à la Marne, la Seine engloutit le Loing et l’Essonne.

Le Loing a 160 kilomètres de long dans un bassin de 448 500 hectares où il pleut fort peu : 409 millimètres par an, c’est-à-dire 361 au-dessous de la moyenne ; certes, c’est un des pays les moins mouillés de France. La Puisaye, petite région de sol non poreux, bocagère, pauvre en sources, est son pays natal et celui de ses hauts affluents, sortis comme lui d’étangs ombragés de forêts. Plus que doublé par la transparente Ouanne (85 kilomètres), il passe à Montargis et reçoit de longs ruisseaux indigents venus de l’imperméable Gâtinais, contrée d’argile presque sans pente qui était il n’y a pas longtemps encore une terre couverte de marais sans profondeur, tous ou presque tous desséchés aujourd’hui dans les vallons plats, près des villages qu’ils empoisonnaient ; mais le Loing doit moins à ces méchants fossés qu’aux belles fontaines filtrées sur ses deux rives par de grands plateaux sans rivière : de même l’Ouanne tire moins d’eau de ses affluents apparents que des ruisseaux souterrains qui viennent jaillir en flots purs dans sa vallée basse, au pays de Château-Renard. Il traverse Nemours, dont les superbes entassements de grès annoncent le voisinage de la forêt de Fontainebleau, puis, côtoyant cette forêt, il va se perdre dans la Seine, rive gauche, près de Moret. À l’étiage ordinaire, c’est environ de 4 mètres cubes d’eau par seconde qu’il augmente le fleuve parisien.

L’Essonne (100 kilomètres), qui s’achève à Corbeil, rive gauche, par à peu près 30 mètres d’altitude, est une rivière modèle, utile à l’industrie, inoffensive aux riverains ; les sources qui la font, celles qui l’accroissent, continuent des ruisseaux cachés dans la profondeur de la terre sous le filtre du plateau beauceron. Jamais cette onde étroite et pure ne sèche beaucoup, jamais non plus elle ne déborde sur sa vallée parfois humide et tourbeuse, et il y a des années où son niveau reste le même à 30 centimètres près ; elle donne en été 4 500 litres par seconde, volume que la sécheresse séculaire de 1870 a fait exceptionnellement descendre à 2 800 ; ses crues sont à peine de 8 000 litres, trois fois l’étiage, tandis qu’il est des rivières françaises capables de rouler cent et mille fois le filet d’eau que l’été leur laisse. La rivière d’Étampes, la Juine, est en tout semblable à l’Essonne, dont elle soutient le cours.


À voir la Marne en face de la Seine, aux portes de Paris, à Charenton, par moins de 30 mètres d’altitude, on comprend difficilement qu’elle ait 50 kilomètres de plus que le fleuve fait de la rivière de Troyes et de celle d’Auxerre. Malgré sa longueur de 450 à 500 kilomètres, dans un bassin de 1 289 500 hectares, elle n’est que pour un tiers, dans les flots irrités par les ponts de Paris. En moyenne, elle ne roule pas plus de 75 mètres cubes d’eau par seconde.

La Marne erre en un arc de cercle, et cet arc de cercle enveloppe celui du fleuve. Elle commence par une très humble fontaine, dans un pays de lias point favorable aux sources, à 5 ou 6 kilomètres à vol d’oiseau au sud-est de Langres, à 381 mètres au-dessus des mers. C’est à peine un ruisseau devant la colline de Langres, place forte, ville froide et triste à 473 mètres d’altitude ; ce n’est pas encore une rivière à Chaumont-en-Bassigny où telle sécheresse la réduit à 170 litres par seconde. Mais elle entre dans des terrains à belles fontaines, grandit rapidement, et forte de 1 000 litres à l’étiage, se double ou un peu plus par le tribut du Rognon. Longtemps terreuse et rougeâtre parce qu’elle lave (et ses affluents comme elle) beaucoup de minerais de fer, elle passe à Saint-Dizier, reçoit la Blaise, rivière à forges, puis, en aval de Vitry-le-François, la Saulx (118 kilomètres), grossie de l’Ornain (120 kilomètres), qui baigne Bar-le-Duc.

Notablement renforcée par la Saulx qui ajoute, à l’étiage, 2 500 litres aux 3 000 litres roulés par la Marne, la rivière de Langres entre dans la Champagne Pouilleuse dont les sources lui sont d’un grand secours ; dans cette plaine dure, laide, ingrate, elle rencontre Châlons ; puis elle serpente dans la vallée d’Épernay, devant les collines élevées d’où nous descend le vin de Champagne.

Après Château-Thierry, la Marne devient extrêmement sinueuse ; elle ouvre son lit au Petit-Morin (85 kilomètres) ; à l’Ourcq (80 kilomètres) amoindri par ce que le canal de l’Ourcq lui dérobe d’eau pour la soif inextinguible de Paris ; et en aval de Meaux, au Grand-Morin, long de 120 kilomètres. Et peu à peu les villages font place à des villes, et la rivière, se repliant plus que jamais, porte les canots des Parisiens ; dès lors elle n’est plus à la campagne, elle coule entre des rives bordées dans la saison par les pêcheurs à la ligne de la reine des cités, et les rues, se touchant toutes, sont un faubourg de Paris : Nogent, Joinville-le-Pont, Saint-Maur-les-Fossés, Créteil, Maisons-Alfort et Charenton où la Marne entre en Seine, bien moins pure que sa rivale, sur un fond bien plus boueux ; elle ne lui a jamais amené moins de 11 mètres cubes par seconde, et quelquefois elle lui en porte 600, 800, 1 000.

Le Grand-Morin reçoit en amont de Coulommiers la fontaine la plus forte du bassin de la Seine, celle de Chailly, donnant 600 litres par seconde. À 6 kilomètres environ de ses sources, dans le vallon de Lachy, à 2 ou 3 kilomètres à l’ouest de la petite ville de Sézanne, à Mœurs, il se dédouble avant d’aller frôler l’ample forêt de la Traconne. La branche de droite garde le nom de Grand-Morin : c’est elle qui va s’unir à la Marne. La branche de gauche a d’autres destinées ; elle descend vers Sézanne, et, quittant une région de collines variées pour la plate monotonie de la Champagne Pouilleuse, elle va se perdre dans l’Aube. Depuis que trop de forêts ont fait place à des prés ou des champs, le Grand-Morin n’est plus assez abondant pour se partager de lui-même en deux ruisseaux ; s’il n’était forcé par un barrage, il coulerait tout entier vers la Marne.


À 15 mètres d’altitude, l’Oise augmente la Seine d’un tiers, à 23 kilomètres sous Paris, près de Conflans-Sainte-Honorine, en amont de Poissy, en face de la forêt de Saint-Germain. Par ses crues, qui vont à peine à 650 mètres cubes par seconde, elle cède le pas à l’Yonne et à la Marne ; mais par son débit moyen, et par son étiage qu’on estime à 30 mètres cubes, elle vaut à peu près la rivière que la Seine et l’Yonne composent à Montereau. Aucun tributaire du fleuve de l’Île-de-France ne l’égale en volume ; pas plus qu’en bassin, puisqu’elle écoule environ 1 800 000 hectares.

À 2 kilomètres en amont de Compiègne, à l’orée d’un des plus nobles bois de la France, la forêt de Compiègne (14 500 hectares), deux rivières s’unissent : l’Oise et l’Aisne. Celle qui perd son nom, l’Aisne, a 80 kilomètres de plus que l’autre, 130 même à partir de la source de l’Aire, son affluent ; il tombe plus d’eau dans son bassin (543 millimètres par an contre 507) ; enfin ce bassin est beaucoup plus grand, car il approche de 900 000 hectares et celui de l’Oise dépasse de peu 500 000. Cependant les deux rivières sont à peu près égales, parce que le sol et le sous-sol des terrains drainés par l’Oise créent et conservent mieux les sources.

L’Oise a 300 kilomètres. : elle en aurait 380 si l’Aisne était la branche-mère, 450 si c’était l’Aire. Elle naît en Belgique, dans la province du Hainaut, au milieu des vastes bois de Chimay, qui se rattachent à notre belle forêt de Signy (Ardennes). Elle n’a parcouru que 17 kilomètres quand elle pénètre en France. Lorsqu’elle rencontre l’Aisne, sa grande compagne, elle a baigné Guise et Chauny, bu la Serre et la Lette. La Serre (100 kilomètres), qui s’unit à l’Oise dans les prairies mouillées de la Fère, est une rivière de sources, comme ses deux affluents, le Vipion, venu du pays de Vervins, et la Souche ; à l’étiage elle ne porte pas moins de 4 350 litres. La Lette ou Ailette (65 kilomètres) passe dans le vallon que domine Coucy, la ville des Enguerrands qui disaient : « Ne suis ne roi, ne prince, ne duc, ne comte aussi, je suis le sire de Coucy. » De ces seigneurs puissants en France, le plus puissant de tous, celui qui pouvait détrôner saint Louis enfant et qui ne le voulut point, bâtit sur un promontoire de la Lette un colossal château dont il reste des murs, des tours et un donjon qui n’a point de rivaux au monde : haut de 55 mètres, avec plus de 30 mètres de diamètre et des murailles de 7 à 8 mètres d’épaisseur, le donjon de Coucy, fait de 1225 à 1250, est un de ces monuments dont on dit qu’ils semblent bâtis pour l’éternité ; contemporain des cathédrales, il témoigne avec elles pour la gloire de nos ancêtres.

Donjon de Coucy.

L’Aisne (280 kilomètres) commence à 20 kilomètres au nord de Bar-le-Duc, à 230 mètres d’altitude, dans le village très bien nommé Sommaisne (tête de l’Aisne), au sein des bocages de l’Argonne, pays humide et couvert dont les grands étangs et les vastes forêts entretiennent des ruisseaux sinueux. À Sainte-Menehould, sa rive gauche côtoie déjà la Champagne Pouilleuse dont elle reçoit de petites rivières nées des forts jaillissements de Somme-Yèvre, Somme-Bionne, Somme-Tourbe, etc. Plus bas, au-dessous de Vouziers, sa rive droite cesse également de longer l’Argonne, et, désormais tout à fait champenoise, l’Aisne grandit rapidement par le tribut de simples fontaines et de très courts ruisseaux préparés sous la craie. Par ces jets imprévus, clairs, abondants, elle fait plus que doubler entre Sainte-Menehould et Vouziers ; elle double encore entre Vouziers et Rethel, puis entre Rethel et Soissons, si bien qu’elle arrive à l’Oise avec un étiage de 9 mètres cubes. Parmi ses affluents, l’Aire (125 kilomètres) est par excellence la rivière de l’Argonne, contrée dont les roches, appartenant à la craie inférieure, terrain compact, ne forment point de grandes sources ; la Retourne (50 kilomètres) et la Suippe (80 kilomètres), rivières champenoises, ont des eaux vives, elles sortent peu de leur lit ombragé d’aulnes et de frênes, elles ne ravagent jamais leur vallée, jamais non plus elles ne lui manquent ; la Vesle (125 kilomètres), pure en amont de Reims, est impure en aval, tant cette ville de fabriques, glorieuse de ses monuments, surtout de sa cathédrale, y verse de détritus et d’ordures.

De l’Aisne à la Seine, l’Oise augmente beaucoup, point en largeur, mais en abondance, le pays étant prodigue de fonts considérables. Elle coule devant Compiègne, Creil, Pontoise, et reçoit l’Automne, la Brèche venue de Clermont-d’Oise, le Thérain (90 kilomètres) arrivé de Beauvais, et la Nonette, rivière de Senlis. L’Automne ou Authone, qui n’a pas 30 kilomètres dans un bassin de vingt et quelques mille hectares seulement, n’en est pas moins une des meilleures rivières de France : grâce à la force, à la constance des sources qu’elle tire de sables et de calcaires perméables, elle ne descend jamais au-dessous de 2 000 litres par seconde. Le Thérain, précieux pour les usines, donne en temps sec deux à trois mètres cubes.

De l’Oise à l’Eure, deux rivières normandes entrent dans la Seine par la rive droite ; l’Epte (100 kilomètres) vient de Forges-les-Eaux par Gisors ; l’Andelle (60 kilomètres), forte de 2 000 litres à l’étiage, court de fabrique en fabrique. Gracieuses l’une et l’autre, elles sont toutes deux accrues par les belles fontaines de la craie, des calcaires et des sables perméables.


L’Eure a 225 kilomètres, dans un bassin de 550 000 à 600 000 hectares. Rivière débonnaire, elle garde à peu près pendant toute l’année le même volume de fraîches eaux de source : environ 10 mètres cubes à la seconde. Née aux confins des collines boisées du Perche et des plaines sans bois de la Beauce, dans un pays d’argiles imperméables où les eaux s’amassent en étangs, elle passe à Chartres, dont la cathédrale montre avec orgueil le plus beau de tous les clochers. Elle s’égare ensuite dans la délicieuse vallée de Maintenon, où le temps ronge l’aqueduc qui devait porter ses eaux à Versailles dans les jardins du Grand Roi. À Louviers, elle a 4 mètres de pente et fait marcher des draperies renommées ; elle emmène avec elle à la Seine l’Avre et l’Iton. L’Avre (75 kilomètres) porte en été plus de 2 500 litres à l’Eure ; pure, débonnaire, constante, elle sort, comme l’Eure, comme l’Iton, ; comme la Rille, d’une terre compacte ayant quelques étangs. Sa source est dans le canton de Tourouvre (Orne), d’où partirent, voici deux cents ans ou un peu plus, pour le Canada 80 familles de Percherons qui furent la souche de 250 000 à 300 000 Canadiens-Français. L’Iton (140 kilomètres) descend aussi des forêts de Tourouvre ; encore tout près de sa naissance, il passe dans le vallon de la Trappe, fameux monastère ; quand il a déjà fait plus de la moitié de sa course, il filtre sous terre, y reste 6 ou 7 kilomètres et va reparaître à Glisolle par la Fosse aux Dames ; au-dessus de ce chemin ténébreux, le lit vide, que d’ailleurs les crues remplissent, a nom Fol lion ; il serpente dans la forêt d’Évreux. L’Iton, vif et clair, baigne Évreux.

Cathédrale de Chartres.


De l’Eure à la Manche, le fleuve, qui a pris de la majesté, que le flux élève, que le reflux abaisse, accueille de charmants ruisseaux normands et une rivière également normande, la Rille.

Le Robec a pour yeux, comme disent les Arabes, des fontaines magnifiques sortant des cavernes de la craie blanche. Quand on gravit les côtes escarpées de l’étroit et profond vallon où il surgit, on arrive sur les limons rouges du pays de Caux, la plaine immense qui recouvre ces roches crayeuses. Le Robec est l’âme de Darnetal, ville industrielle de 6 000 habitants, qui est en réalité un faubourg de Rouen ; il s’achève dans cette grande cité, ainsi que l’Aubette, petite rivière de la craie blanche qui lui ressemble par la beauté des sources et l’activité des eaux sur un chemin d’usines. Le Robec, suivant les années, débite en temps d’étiage 750 à 1 500 litres par seconde.

Le Cailly, deux fois plus fort que le Robec, a les mêmes caractères : fontaines de toute beauté faites par les millions de gouttes qui, passant à travers les limons de Caux, entrent dans les veines de la craie pour en sortir à grands flots au fond de cirques étroits ; eaux admirablement limpides si l’industrie ne les déshonorait pas ; usines sans nombre ; embouchure à Rouen : non pas précisément dans la ville, mais dans la banlieue, au-dessous de Maromme, ville de fabrique attachée à Rouen par des rues. Il n’a que 30 kilomètres de cours dans un bassin de 36 500 hectares seulement, et cependant il roule en étiage 2 800 litres par seconde : volume que des sécheresses sans exemple n’ont pu abaisser à 1 700.

La Sainte-Austreberte, également nommée Aisne ou Esne, diffère à son tour très peu du Cailly. Ses fontaines ont la même origine, comme la même abondance, et ses flots ne sont pas moins actifs. Elle porte au fleuve, à Duclair, un tribut qu’on a vu descendre une seule fois à 1 523 litres par seconde, tout dernièrement, à la suite de sécheresses qui ont réduit toutes ces fontaines à une pauvreté dont on les croyait incapables.

Le Rançon ou Brébec, à Caudebequet, versait 914 litres lors de ces sécheresses séculaires. Jamais on ne l’a vu si bas. Son voisin, le Saint-Wandrille ou Fontenelle lui ressemble en tout.

Le Caux, qui se divise en deux bras, Ambion et Sainte-Gertrude, donnait encore plus de 1 000 litres dans cet été merveilleusement caniculaire : il n’y a pourtant que 4 kilomètres entre sa source et Caudebec, sa fin.

Le Bolhec ou Bec, un peu inférieur à toutes ces rivières d’eau fraîche, anime les fabriques de Bolbec et s’achève à Lillebonne.

La Lézarde vaut les autres affluents envoyés au fleuve par les craies blanches. À la fin des sécheresses de 1876 elle portait encore 1 500 litres par seconde, malgré l’indigence extraordinaire de l’année : elle passe à Montiviliers et à Harfleur.

La Rille (150 kilomètres), d’une portée de plus de 5 mètres cubes en été, a de grandes ressemblances avec l’Iton : elle descend aussi des argiles du Perche, elle s’engouffre et renaît également. Elle passe à Laigle, entre sous terre au Châtel-la-Lune, près de Noyer-en-Ouche, et ressort à 5 kilomètres plus bas, à Groslay, par la Fontaine-Roger, que, sans doute par assonnance, on appelle aussi la Fontaine Enragée. Au-dessous de Pont-Audemer, elle atteint la rive gauche de la Seine, qui déjà n’est plus un fleuve ; mais un bras de mer.


Canaux entre la Seine et les fleuves de son pourtour. — C’est le caprice qui semble mener les rivières tracées par la nature ; une règle sévère guide les canaux, qui sont des rivières tracées par l’homme.

L’homme les a précisément imaginés pour éviter aux bateliers les obstacles, les impossibilités, les crève-cœur, les périls de la navigation en rivière, dans les vallées à grande pente, dans les défilés, sur les eaux réduites par la sécheresse, loin des embrassements de la mer, qui par son flux rend des ruisseaux capables de porter des navires.

Avec eux plus de contre-courants, de rapides, de cascades, plus de longs détours, d’engravements, de chocs, de déchirures sur un lit raboteux et sans profondeur. Un canal est une suite de plans d’eau, de biefs toujours également larges, également profonds, sans pente, immobiles entre des talus souvent ombragés de grands arbres ; chaque bief finit par une porte d’écluse où l’eau tombe tout à coup de la hauteur que le canal aurait perdue depuis la porte précédente s’il avait suivi la pente de la vallée au lieu de rester toujours à son même niveau. Cette eau ne se jette point immédiatement dans le bief inférieur, elle s’abat dans un réservoir qu’une autre porte barre un peu plus bas, et qui s’ajuste facilement au niveau d’amont et au niveau d’aval : quand on ferme les vannes de la porte d’aval, celles d’amont restant ouvertes, ce réservoir monte au niveau du bief supérieur ; quand on les ouvre, celles d’amont restant fermées, il descend au niveau du bief inférieur. Ainsi, parties d’un fleuve comme la Seine, les embarcations peuvent, d’écluse en écluse, gravir sans peine un versant jusqu’au bief de partage, et, de ce bief, descendre à leur aise l’escalier des plans d’eau jusqu’au fleuve de l’autre versant. C’est au bief de partage qu’un canal passe d’un bassin dans l’autre, là qu’il reçoit des rigoles venues souvent de fort loin, en courbes infinies, pour amener l’onde nécessaire aux éclusées de la rivière artificielle.

En creusant les canaux l’homme suit l’exemple de la nature : une rivière normale, non encore usée par le temps, est faite de lacs arrondis ou allongés, biefs tranquilles qui se versent l’un à l’autre par de longs rapides ou des chutes violentes : seulement l’homme a remplacé le péril mortel des cascades par la sécurité des doubles portes d’écluse.

La Seine communique avec la Loire par le canal du Loing et le canal du Nivernais ; avec le Rhône par le canal de Bourgogne ; avec la Meuse par le canal de la Marne au Rhin, le canal des Ardennes et le canal de l’Oise à la Sambre ; avec la Somme et l’Escaut par le canal de Saint-Quentin.


Le canal du Loing remonte la vallée du Loing à partir de Saint-Mammès, port de là rive gauche de la Seine en aval de Montereau ; par Moret et Nemours, il arrive à Buges, à 4 kilomètres au-dessous de Montargis. Là il se divise en deux branches : la branche de droite prend le nom de canal d’Orléans et finit dans la Loire, à 6 kilomètres au-dessus de la ville de Jeanne d’Arc ; celle de gauche, sous le nom de canal de Briare, remonte le Loing, par Montargis et Châtillon, jusqu’à Rogny, où elle monte sur le plateau par un bel escalier de sept écluses entre de vieux sapins ; après quoi, par le vallon de la Trézée, elle arrive en Loire à Briare. Il y a 126 kilomètres entre les deux fleuves par les canaux du Loing et d’Orléans, 113 par ceux du Loing et de Briare. Le canal du Loing reçoit ses eaux du Loing ; celui d’Orléans puise dans quelques ruisseaux et dans onze réservoirs contenant ensemble près de quatre millions de mètres cubes ; celui de Briare est alimenté par le Loing, par des ruisseaux et par dix-huit étangs ayant, tous réunis, près de 500 hectares. Ces canaux rachètent leurs diverses pentes par 90 écluses ; celui d’Orléans a son parlage à 29 mètres au-dessus de la Loire, celui de Briare à 38.


Le canal du Nivernais a 175 kilomètres : il part d’Auxerre et remonte l’Yonne par Clamecy. Quittant par des tunnels le bassin de la Seine, il descend l’Aron jusqu’à Decize, port de la rive droite de la Loire. Ses 117 écluses tiennent leurs eaux de l’Yonne, du Beuvron, tributaire de l’Yonne, de l’Aron, et de quatre étangs voisins du bief de partage renfermant ensemble près de 7 500 000 mètres cubes.


Le canal de Bourgogne, long de 242 kilomètres, a 191 écluses. Parti de la Roche, au confluent de l’Yonne et de l’Armançon, il remonte ce dernier cours d’eau par Saint-Florentin et Tonnerre, puis la Brenne par Montbard et la plaine des Laumes, puis de nouveau l’Armançon, qu’il ne quitte que près de sa source. Le tunnel de Pouilly-en-Auxois, long de 3 333 mètres, le mène du bassin de la Seine dans le bassin du Rhône. Par les gorges de l’Ouche il arrive à Dijon, et, tirant en droite ligne sur la Saône, atteint cette rivière à Saint-Jean-de-Losne, près du lieu de départ du canal du Rhône au Rhin. Sa réserve dépasse vingt-deux millions de mètres cubes, en cinq étangs, tous situés près de la ligne de faîte de Pouilly, qui est à 375 mètres. Il emprunte aussi des flots aux rivières dont il remonte ou dont il descend la vallée.


Le canal de la Marne au Rhin, long de 315 kilomètres, ne nous appartient plus pendant une centaine de kilomètres, de notre nouvelle frontière jusqu’à l’embouchure dans l’Ill, affluent de gauche du Rhin qui passe à Strasbourg. Il a son origine dans le canal latéral à la Marne, près de Vitry-le-François, et remonte d’abord la Saulx, affluent de la Marne, puis un tributaire de la Saulx, l’Ornain, par Revigny, Bar-le-Duc et Ligny. À Mauvages, un souterrain de 4 891 mètres le conduit dans le bassin de la Meuse, rivière qu’il atteint à Void pour la quitter bientôt après. Par le grand bief de Pagny, long de 18 kilomètres, il pénètre sans tunnel dans le bassin de la Moselle ; à Toul il entre dans cette rivière qu’il descend jusqu’à l’embouchure de la Meurthe à Frouard ; puis il remonte la Meurthe par Nancy et Saint-Nicolas-du-Port, et après la Meurthe, le Sanon son tributaire, jusqu’aux lieux où cesse la nouvelle France, où commence la nouvelle Allemagne. Sur notre territoire il a plus de 120 écluses. De Void à Toul le canal de la Marne au Rhin se confond avec Le canal de l’Est.


Le canal des Ardennes part de Semuy, sur l’Aisne, à 12 kilomètres en aval de Vouziers, et, par 26 écluses. montant 79 mètres, arrive au faîte entre Seine et Meuse, à Chêne-le-Populeux. De là il gagne un affluent de la Meuse, la Bar, rivière herbeuse dont, en levant ou en baissant des vannes, on peut diriger à volonté la source vers la Meuse au nord ou vers la Seine au sud. En suivant la Bar, dont il soutire les eaux, il descend de 17 mètres, par 7 écluses, jusqu’à Pont-à-Bar, village de la rive gauche de la Meuse, en aval de Sedan, en amont de Mézières-Charleville.


Le canal de l’Oise à la Sambre, partant de la Fère, remonte longtemps la vallée de l’Oise, comme canal latéral à cette rivière, qui, dans ces parages, n’est point naturellement navigable. Après l’Oise, il suit un de ses affluents, le Noirieu, puis il passe aisément dans le bassin de la Sambre, tributaire canalisé de la Meuse. L’eau de ses éclusées lui vient du réservoir de Boué et de quelques ruisseaux confisqués à la Sambre.


Le canal de Saint-Quentin commence sur le canal latéral à l’Oise, entre la Fère et Chauny, sous le nom de canal de Crozat ; une tranchée de 2 kilomètres lui ouvre le faîte entre Seine et Somme. À Saint-Simon, il atteint la Somme, dont il remonte la vallée jusqu’en amont de Saint-Quentin ; puis deux tunnels, dont l’un, celui du Tronquoy, n’a pas moins de 5 670 mètres, le mènent au Catelet, dans le vallon où l’Escaut vient de naître ; de là jusqu’à Cambrai, le canal suit le cours de ce petit fleuve franco-belge. De Chauny à Cambrai, sa longueur est de 96 kilomètres ; ses 35 écluses reçoivent leurs eaux de l’Oise, de la Somme, de l’Escaut, et, par une rigole de 22 kilomètres, celles du Noirieu, tributaire de l’Oise.



  1. C’est le nom qu’on donne dans cette partie de la Bourgogne aux fontaines très abondantes.
  2. Dans le Verre d’Edenhall, admirable ballade du poète souabe Uhland.
  3. Sans égal.