France, Algérie et colonies/France/03/01

LIbrairie Hachette et Cie (p. 143-157).


I. DE LA BELGIQUE AU HAVRE


1o Les trois mers françaises. — La France reçoit les coups de bélier de trois mers, une grande, une moyenne, une petite.

La grande mer, c’est, de la pointe de la Bretagne à Hendaye, l’Océan Atlantique : sans la courbure de la Terre, avec un regard capable de percer mille lieues et plus, l’homme d’Hendaye verrait à l’ouest, en face de sa dune, le rivage du Maine dans les États-Unis ; l’homme de la fin des terres de Bretagne verrait le littoral de la Gaspésie, dans le Canada, qui est une autre France.

La mer moyenne, d’Espagne en Italie, c’est la Méditerranée, le lac au milieu des terres, comme son nom latin le dit : les Français de cette côte ont vis-à-vis d’eux, au sud, la rive algérienne, qui est aussi une autre France.

La petite mer, c’est la mer du Nord, qui ne regarde qu’un vide ouvert sur le Pôle, entre Albion et la Scandinavie. Par deux détroits, le Pas de Calais et la Manche, cette moindre de nos mers communique avec la plus grande.

Eaux turbulentes, bruyantes, colériques, nos mers bordent chez nous un rivage où le péril est partout, sur des bancs, des sables, des alluvions, des galets, des écueils. Notre littoral est hominivore, aux falaises normandes comme aux granits bretons, aux « côtes de fer » des îles de l’Atlantique ainsi qu’aux dunes de Gironde et d’Adour. Où les ports sont vastes, profonds, abrités, dans la Bretagne déchirée, on n’y pénètre que par un chemin dangereux, à travers les épaves du continent, roches, récifs, traînées, chaussées, plateaux sous-marins qui boursouflent l’Océan, le dispersent en écume, le tordent en remous, le divisent en courants terribles ; la Méditerranée elle-même, si clémente et si charmante, a quelquefois de subites fureurs. Mais 372 phares[1], lueurs fixes ou feux intermittents, brillent du haut de nos caps, du bord de nos îles, du piédestal des rocs qui sont l’avant-garde de la France ; et maintenant, sur cette rive où, il y a cent ans à peine, des barbares assommaient les naufragés, tranquille devant le complot des ténèbres, des vents et des vagues, le marin cherche sa route à ces étoiles de la mer.


2o La mer du Nord, le Pas de Calais, la Manche. — La mer du Nord est peu profonde, excepté dans le voisinage de la Norvège, que longe une fosse ayant 800 mètres de sonde. À 43 kilomètres à l’orient de Dunkerque, son rivage méridional cesse d’être belge pour devenir français.

Ce changement de souveraineté laisse la nature et l’homme intacts : sur les deux pays, à l’est comme à l’ouest, chez le Belge comme chez le Français, c’est toujours la Flandre, et, derrière les sables littoraux, la même plaine basse, ancien golfe de la mer.

Sous la même pâleur de ciel, ce sont les mêmes villages dont les villageois parlent flamand et parleront français : au moins dans notre Flandre à nous, qui renonce de plus en plus à son vieux nederduitsch. À trois cornes de la France, trois verbes meurent : le flamand à Dunkerque ; le breton en pays de Tréguier, en Léonnais, en Cornouaille, en terre de Vannes ; le basque en Labourd, en Soule, en Navarre ; et au quatrième coin, un patois, jadis langue, expire, le provençal que ses poètes, les félibres, ne ranimeront point.

Notre littoral de la mer du Nord a 72 kilomètres, de la frontière belge à Calais, ville devant laquelle cette mer s’étrangle et prend le nom de Pas de Calais. Il est fait de dunes qui ont valu à Dunkerque son nom, corruption de deux mots flamands signifiant l’Église des dunes. Ces sables seront bientôt tous fixés par des pins, forêt où le vent du Nord, tamisé dans les aiguilles, versera des murmures pareils au vague chant des lointaines cascades. À 20 kilomètres environ à l’ouest de Dunkerque, près de Gravelines, les dunes s’écartent pour laisser passer l’Aa.

L’Aa, petit fleuve de 80 à 90 kilomètres, n’a guère que 45 à 20 mètres de large ; ce n’est pas le seul Aa d’Europe : beaucoup de rivières s’appellent ainsi en Belgique, en Hollande, en Allemagne, en Suisse, en Scandinavie et en Lithuanie. Aa, vieux mot germanique, signifiait eau, rivière ; c’était un parent de l’apa sanscrit, de l’ahva gothique, de l’abh celtique, de l’aqua latin, devenu en français eau, et chez nos paysans ève. Semblables aux Basques, chez lesquels on appelle indifféremment tous les torrents l’Eau, ou quelquefois la Grande Eau (ce que font aussi d’autres peuples), nos ancêtres n’eurent aucun souci de varier les noms qu’ils donnaient aux rivières. N’était-ce pas assez de les suivre sans routes et de les traverser sans ponts ou d’en conquérir les gués sur l’ennemi ? Ils les appelèrent simplement Eau : la grande eau, l’eau noire, l’eau blanche, l’eau rouge, l’eau bleue, l’eau verte, l’eau claire, l’eau lente, l’eau rapide, ou bien encore l’eau du mont, l’eau du roc, l’eau des bois, l’eau des sources. En scrutant profondément les noms de nos rivières, on trouvera que la plupart d’entre elles ont à leur origine un radical qui voulait dire eau ; et déjà l’on connaît quelques-unes de ces racines : av ; ant ; car ; on, qui termine chez nous des milliers de ruisseaux ; dour, sous la forme simple comme Dore, Doire, ou avec redoublement comme Tardoire, ou combiné avec on comme Dronne. Le temps, faisant son œuvre obscure chez des hommes qui n’écrivaient pas, a mêlé, tordu, broyé, mangé ces syllabes. Cette corruption nous cache l’extrême simplicité de la géographie de nos arrière-pères : où nous voyons mille noms de rivières, il n’y en a peut-être pas vingt.

De sa source à Saint-Omer, l’Aa serpente en un étroit vallon ; à Saint-Omer, il devient un canal à longues lignes, perdu dans de larges plaines fertiles, mais quelque peu malsalubres. Ces plaines furent un golfe de la mer, puis un marais, et ne demanderaient qu’à redevenir marécages faute de soins contre l’eau courante, ou même golfe de la mer du Nord en l’absence de levées contre les flots salés. Mais les Flamands, ces cousins des Hollandais, ont élevé tant de digues, creusé tant de watergands ou fossés qu’ils ont arraché le pays des Watteringues à l’eau croupissante ; et toujours le marais recule au lieu d’avancer.

La baie que ces sages travaux ravirent à l’Océan et qu’ils défendent incessamment contre lui, avait environ 80 000 hectares. Aujourd’hui qu’elle n’existe plus par l’artifice de l’homme (sans les digues les hautes marées d’équinoxe la couvriraient encore, et en cas de guerre on mettrait tout le pays sous l’eau), on peut lui donner un nom rétrospectif : Baie de Flandre, ou golfe de Saint-Omer, de la ville qui fut bâtie à 33 kilomètres à vol d’oiseau du présent rivage, au bord d’un lac salé communiquant avec ledit golfe par le détroit de Watten. C’est à partir du septième siècle qu’on commença d’exonder le pays, autour d’îles basses, à l’abri du cordon des dunes littorales. À l’est de Dunkerque, sur la frontière belge, et aussi en Belgique, des polders[2] également inférieurs au niveau marin s’appellent les Moëres.

Le Pas de Calais, où voguent par an plus de 200 000 navires, ouvre une route entre la mer du Nord et la Manche. Il tire son nom de la ville de Calais, port d’où les bateaux à vapeur vont à Douvres, ville d’Angleterre, en une heure et demie, et quelquefois en une heure et quart. Les hommes d’Albion sont nombreux à Calais, qui resta ville anglaise jusqu’en 1558.

Contenu dans un lit de craie de 31 kilomètres à l’endroit le moins large, ce détroit fut un isthme, quand Albion n’était pas une ile : sur ses deux rives, en France, en Angleterre, même nature, même disposition, même inclinaison des roches. Cet isthme sans doute ne fut pas haut, comme aussi le détroit est peu profond, la sonde n’y trouvant nulle part plus de 70 mètres. À 20 kilomètres de la France, à 45 kilomètres de l’Angleterre, deux bancs de craie, le Varne et le Colbart, se lèvent dans son flot, mais n’arrivent pas tout à fait à fleur d’eau, double écueil où la mer se brise pendant les tempêtes ; de collines de l’isthme antique devenues des récifs de l’onde, ils partagent le Pas de Calais en deux sillons d’eau : l’un du côté des Anglais et l’autre du côté des Français, celui-ci, plus large, mais plus périlleux, plus tourmenté de rocs, plus impatienté par les vents d’ouest.

Ces rafales, ces dangers, les heurts toujours à craindre en temps de nuit, en jour de brouillard, sur cette mer qui n’est qu’un fleuve immense plus sillonné de bateaux qu’aucune autre eau douce ou salée du monde, ont fait concevoir le projet le plus audacieux qui ait encore hanté l’esprit de l’homme : un pont s’appuyant sur l’écueil de Varne et Colbart ; ou bien, de Sangatte à Douvres, un tunnel de 48 kilomètres[3] sous la craie qui soutient l’ébranlement et les divers courants de ce fameux passage de la mer. Pour le moment, le tunnel l’emporte : Facilis descensus Averni !

Au delà de Calais, à partir de Sangatte, de falaises de craie bordent le rivage : falaises continues, sauf les petites entailles appelées ici crans ou crens ; leur promontoire le plus haut est le Blanc-Nez (134 mètres) : à ce nom, l’on se figure aussitôt des parois éblouissantes ; le mot Blanc-Nez pourtant n’est qu’une altération de l’anglais Black Ness, c’est-à-dire Cap Noir. De même, à 10 ou 12 kilomètres au sud-ouest du Bianc-Nez, au delà du méchant port de Wissant, le Gris-Nez ne s’appelle point ainsi de la couleur de ses roches, mais par corruption de l’anglais Crag-Ness ou cap des Falaises.

Le Gris-Nez est la terre française la plus rapprochée de l’Angleterre ; il s’éloigne à tout petits pas de la fière Albion, car en moyenne il recule de 25 mètres par siècle devant la mer, et la fière Albion s’éloigne aussi de lui par l’érosion des falaises crayeuses de Douvres et de Folkstone. À ce cap Gris-Nez finit le Pas de Calais : le rivage tourne directement au sud, le détroit s’élargit, il devient la Manche, qui est un bras de mer sans beaucoup de profondeur, fort dangereux par ses tempêtes.

La Manche dévore également ses falaises. Le premier port qu’on y rencontre est Ambleteuse, formé par le Slack, simple ruisseau ; le second est Wimille, sur le Wimereux ; le troisième est Boulogne, à l’embouchure de la Liane, rivière de 48 kilomètres. Cette ville le cède à Calais seulement pour le nombre des voyageurs entre la France et l’Angleterre ; et nous n’avons que deux ports plus commerçants qu’elle, Marseilie et le Havre. Les Anglais y fourmillent.

Peu après Boulogne finissent les mamelons crayeux du Boulonnais. Aussitôt commence une longue dune qui ne s’achève qu’au pied des falaises normandes : dune ébréchée trois fois par trois golfes sablonneux où tombent deux très petits fleuves, la Canche et l’Authie, et un fleuve moins élémentaire, la Somme. Récemment encore ce sable déroulait son tapis stérile sur des terres fécondes, couvrant chaque année, pour toujours, 20, 25, 30 mètres de continent : à cette vitesse, mille ans l’auraient étendu sur une partie de l’Artois et du pays picard. Mais un roseau d’un vert pâle, l’humble oyat (arundo arenaria), l’arrête aujourd’hui dans les mailles de ses racines, et après l’oyat, le pin qui s’y fera forêt sonnante.


3o Canche, Authie, Marquenterre. La Somme. — La Canche et l’Authie se ressemblent : séparées par un dos de 40 à 42 kilomètres, elles sont à peu près parallèles, de leurs sources dans les collines de l’Artois jusqu’à leur embouchure dans des estuaires incommodés de sable ; fort claires, elles courent dans des vallons si peuplés, que leurs bourgs, leurs villages, leurs hameaux, leurs usines sont comme un faubourg interminable auquel se mêleraient des prairies, des vergers, des bosquets ; les deux sillons qu’elles suivent sont également tracés dans des plateaux d’une grande sécheresse, d’une lourde monotonie ; enfin elles ont à peu près la même longueur de 100 kilomètres. La Canche baigne Hesdin et Montreuil-sur-Mer. Malgré ce nom, Montreuil, autrefois bon port de commerce, aujourd’hui mauvais port de pêche, est maintenant à 45 ou 46 kilomètres de la Manche, qui jadis poussait un de ses golfes jusqu’au pied de cette ville où mourait alors la Canche, tandis que, de nos jours, le flot de marée se fait à peine sentir jusque-là. En aval d’Étaples, où montent encore des bâtiments de 150 tonnes, le petit fleuve s’élargit en baie sablonneuse devant une mer irritée par la Bassure de Bas, levée funeste aux navires qui suit à quelque distance la côte française, depuis la baie de la Somme jusqu’au delà de Boulogne, et dont la sablonneuse crête n’est qu’à trois, cinq, huit mètres sous l’eau. L’Authie traverse Doullens ; elle gagne la Manche au pied des dunes de Berck, sables fins qu’on a fixés ou qu’on fixe par des pins : si bien que des forêts de grande et bonne odeur mêleront de plus en plus leur arome aux saines senteurs de la mer, autour de l’hôpital que Paris vient de bâtir ici pour ses enfants scrofuleux. Beaucoup de ces innocents tiennent leur mal de pères hébétés par le cabaret et la tabagie ; c’est à la nature libre, à ses vertus, à son baume, à ses brises, de reverdir ce que la ville dorée, mais impure et fétide, a flétri. On a projeté de verser l’Authie dans la baie de la Somme, espérant que cet accroissement donnerait au fleuve assez de force pour se tailler un lit régulier dans les sables de son embouchure : d’ailleurs l’Authie, selon toute vraisemblance, s’unissait autrefois à la Somme, quand ce fleuve, remontant vers le nord, coulait dans les alluvions du Marquenterre ; son ancien lit, dit-on, est encore visible.

Au midi de l’Authie, au nord de la Somme, on appelle Marquenterre une alluvion d’environ 20 000 hectares gardée par des digues, à l’abri des dunes de Saint-Quentin-en-Tourmont. Il y a dix siècles, la mer, dans ses marées les plus hautes, y flottait encore autour des îles de craie d’un golfe qui recevait la Somme et l’Authie ; alors Rue était un port de la mer et non pas comme aujourd’hui la riveraine d’une lente rivière, la Maye, à 10 kilomètres du littoral. À force de canaux, de digues cimentant les îlots aux îlots, la boue liquide, indécise d’abord entre ses deux éléments, se tassa en sol ferme. Des atterrissements nouveaux augmentent tous les jours ces tourbeux et quelque peu fiévreux polders, dont le nom semble être la corruption de mare in terrâ, la mer en ferre.

Dans la baie de la Somme, la marée basse découvre de grandes plaines de galets et de sables, et de vastes mollières ou prés salés. La Somme est d’une mansuétude extrême : à l’étiage, les abondantes fontaines de son bassin versent près de 20 mètres cubes d’eau par seconde à ce fleuve qui serpente entre des collines de craie, à l’ombre des saules, des peupliers, des trembles, dans un val plein de flaques d’eau entre les lèvres noires des trous laissés par l’extraction de la tourbe, cette terre qui brûle : aussi n’est-ce point de la terre, mais une espèce de houille humide, qui se consume lentement, avec une fumée lourde et mal odorante. Dans les fortes crues, la Somme entraîne rarement plus de 90 mètres par seconde, soit quatre fois et demie seulement le volume des eaux basses. En France également, mais sur un autre sol et sous un tout autre climat, le Vidourle mène à la Méditerranée, en grande inondation, cinq mille, dix mille, on dit même quinze mille fois son débit d’étiage. En moyenne, ce fleuve de 245 kilomètres, dans un bassin de 550 000 hectares sur lequel il tombe annuellement 650 millimètres de pluie, verse à la Manche 57 mètres cubes d’eau par seconde. Son volume était plus grand quand les cieux picards étaient plus mouillés ; plusieurs de ses affluents ne jaillissent point aussi haut qu’autrefois : telle est la Cologne, qui partait de Roisel et naît maintenant à 4 kilomètres en aval, à Tincourt-Boucly ; telle encore l’Ancre dont les fontaines sortaient de terre au-dessus de Miraumont, qui est aujourd’hui son lieu de naissance.

La Somme commence dans des collines dépassant à peine 100 mètres d’altitude, près d’un village qui doit à ses sources le nom de Fontsomme. Elle passe, très faible encore, à Saint-Quentin, ville d’industrie, puis à Ham qu’un grand donjon fait célèbre, à Péronne, place de guerre, et coule ensuite en douze bras devant Amiens dont la cathédrale est un des premiers monuments de l’art. L’église parfaite, c’est :

Clocher de Chartres, nef d’Amiens,
Chœur de Beauvais, portail de Reims.

Cathédrale d’Amiens.

D’Amiens à Abbeville, elle devient un canal fait de main d’homme, ayant 4 mètres de profondeur et 50 mètres de largeur. En aval de cette dernière ville, elle s’épanche en : un estuaire à fond de vase et surtout de sable qui a déjà 2 500 mètres d’ampleur à l’endroit où le traversent la chaussée et le pont de bois (1 367 mètres) du chemin de fer de Saint-Valery-sur-Somme, principal port de la Picardie. Saint-Valery ne verra plus sortir de flotte comparable à celle qui porta Guillaume le Conquérant et ses barons en Angleterre, il y a huit cents ans, mais il fait encore quelque pêche et quelque commerce avec des navires de 300 à 400 tonneaux, les plus forts qu’il puisse recevoir ; et encore ne leur est-il accessible que dans les plus hautes marées, dix ou douze joues par mois seulement, en attendant que le progrès des atterrissements le ruine au profit du Hourdel. L’estuaire a 5 kilomètres de largeur à l’approche de la mer.

De même que la Somme coula vers le nord par le Marquenterre, de même elle coula sans doute aussi vers le sud-ouest, quand le sol qui porte la ville de Cayeux était une île de la Manche ; à l’abri de cette île et derrière les amas de galets, au pied de l’ancienne falaise, 10 000 hectares environ de terres alluviales se sont déposées dans l’eau du fleuve et de la mer ; on les nomme les Bas-Champs de Cayeux. Une idée qui n’est pas neuve a été reprise récemment : faire à la Somme une embouchure normale en eau profonde, en la mettant dans un canal qui, partant de Saint-Valery, suivrait le vieux rivage à la lisière des Bas-Champs de Cayeux, et gagnerait la mer auprès d’Ault.


4o Falaises normandes. — Au delà de Cayeux, que les dunes, aujourd’hui fixées, ont cessé d’assiéger, vers Ault, commencent les falaises de craie qui sont la gloire de la Normandie avec les beaux herbages, les ravissants vallons, les sources pures et la Seine sinueuse. Ce rempart du continent recule devant les flots, à vitesses variables, ici d’un pied par an, là d’un mètre, là de deux. C’est l’élément terrible par sa fluidité, c’est l’onde inexorable qui le renverse : non pas seulement l’eau salée, la « mer qu’on ne peut apaiser », mais aussi l’eau douce. La Manche, elle, attaque en face ; l’eau des fontaines sournoisement, en arrière et par dessous ; celle-ci, tombée des filtres du plateau, s’unit en ruisseaux souterrains déblayant sous la roche le sable ferrugineux qui porte la falaise ; il se forme ainsi des cavernes, la roche est suspendue, et quand les vagues la frappent, elle s’abat, souvent par blocs énormes. Telle tempête a fait crouler un million de mètres cubes de paroi. Il semblerait que de pareils talus de ruines devraient protéger longtemps la falaise qui les a laissés choir ; mais ce qui tombe ainsi par grands pans réguliers n’est ni du granit ni du porphyre, c’est du roc mou ; les flots le diluent, les courants l’emportent.

La falaise normande, haute de cent mètres (tantôt moins, tantôt plus), s’ouvre çà et là par des valleuses : ainsi nomme-t-on des brèches ouvrant l’entrée du lit des mers à des fleuves tout petits, mais très clairs, très vifs, point paresseux, car on en a fait de grands arroseurs de près, de grands tourneurs de roues d’usine et de meules de moulin. Le premier de ces charmants myrmidons hydrographiques est la Bresle (70 kilomètres), qui descend des collines d’Aumale, baigne le parc du château d’Eu, et finit au Tréport. En la traversant, on passe de Picardie en Normandie.

On rencontre ensuite l’Yères, qui n’a même pas 45 kilomètres, puis la Dieppette ou rivière d’Arques, formée de trois courants du pays de Bray, terre argileuse imperméable, à bon droit célèbre par ses prairies et ses arbres de grande venue : ces trois rivières sont la Béthune (55 kilomètres), qui passe à Neufchâtel, ancienne capitale du Pays de Bray : la Varenne (40 kilomètres), l’Aulne ou Eaulne (45 kilomètres). C’est au pied du vieux château d’Arques, immortalisé par une victoire d’Henri IV, que les trois cours d’eau s’unissent ; c’est à Dieppe que leur commun continuateur s’engloutit. Dieppe s’appelle ainsi de la profondeur de son port : son nom est la corruption légère d’un vieux mot normand, autrement dit scandinave, puisque les terribles pirates qui conquirent la Neustrie maritime avant de vaincre et de modeler les Saxons de la Grande-Bretagne venaient des pays occupés par les Norvégiens et les Danois. Ce mot, diep, que reproduit l’anglais deep, comme l’allemand tief, veut dire en effet profond. Le port de Dieppe, très sûr, reçoit des navires de 1 200 tonnes. On a prétendu, on prétend encore y faire arriver, de Paris, un canal de grande navigation à travers les plateaux normands. La formule de ce rêve, à supposer qu’il y ait des rêves industriellement parlant, c’est : « Paris port de mer. »

De Dieppe qui, pendant des siècles, fut un port cent fois supérieur au Havre de Grâce, jusqu’au Havre qui a tellement éclipsé Dieppe, la falaise est plus belle encore que des dunes de Picardie à la bouche de la Dieppette. Le bateau qui la longe passe devant l’embouchure de la Scie (36 kilomètres) et celle de la Saane (32 kilomètres), venues du pays de Caux, contrée la plus grasse de la grasse Normandie : Yvetot, sa principale ville, ne fut jamais qu’un grand bourg, sans autre potentat que le joyeux compère d’une immortelle chanson, Normand ivre de cidre et non de royauté. Mais si les limons de ce plateau n’ont jamais nourri de monarques, ils ont engraissé des paysans, race matoise qui vit dans de grands villages et dans des « herbages », fermes ombragées d’arbres magnifiques, hêtres avec quelques chênes ; à l’abri de ces géants, autour de la maison, croît le pommier, cher aux héritiers des vieux pirates : ils en tirent le cidre, qui est leur vin.

Puis, c’est Veules, port de pêche et ville de bains, où une toute petite rivière sort de la falaise, et au bout de quelques cressonnières et de quelques usines entre humblement dans la mer ; c’est Saint-Valéry-en-Caux, qui envoie des bateaux de pêche dans les mers du Nord ; puis c’est l’embouchure de la Durdent (27 kilomètres) ; puis c’est Fécamp, qui lance vers le banc de Terre-Neuve des navires élégants tenant admirablement la mer : ce port très profond, très sûr, de facile accès, est le premier en France pour la pêche de la morue, du hareng, du maquereau. Après Fécamp vient Yport, lieu de bains, après Yport la fameuse Étretat.

Étretat n’a pas les falaises les plus hautes de la Normandie, mais elle a les plus belles, fiers monuments de l’architecture de la mer sculptés par l’éternel départ et l’éternel retour des flots. La Manche y clapote sous des arches qu’elle a creusées, dans des cavernes qu’elle agrandit, autour d’aiguilles superbes, d’obélisques taillés par sa vague ; elle y heurte la falaise et la renverse par vastes pans dont ensuite elle fait des blocs couverts de la luisante humidité salée qui ressemble au verglas. Et tout ce chaos change incessamment suivant l’heure et la lumière et l’ombre et le vent, selon que l’Océan dort ou veille, selon qu’il monte ou descend, qu’il attaque ou qu’il fuit, qu’il se concentre ou qu’il se disperse. Jadis Étretat avait une beauté de plus, une jolie rivière qui descendait du pays de Caux, et dont on peut suivre l’ancien vallon jusque bien au delà de Goderville. Cette rivière est aujourd’hui tarie, tout au moins en apparence, car sans doute elle coule invisiblement. Soit par la déforestation, soit que le ciel normand verse moins de pluie sur les terres de Caux, mainte vallée a perdu son ruisseau, ou ce ruisseau a porté sa première fontaine vers l’aval. Ainsi, pour revenir d’Étretat vers Dieppe, la rivière de Ganzeville, branche de la rivière de Fécamp, ne jaillit plus à Daubeuf, mais à 4 kilomètres plus bas, au-dessous de l’église du Bec de Mortagne, dans le bois de Notre-Dame. La rivière de Saint-Valéry-en-Caux a tour à tour paru, disparu, reparu ; on ne l’a pas vue à plein ciel depuis le seizième siècle. Enfin Fontaine-le-Dun ne mérite plus son nom, depuis que la source du Dun, petit fleuve à l’est de Veules, sort de terre à Antigny.

Le cap de la Hève, haut de 405 mètres, est à pic sur la mer. Dévoré de deux mètres par an, il commande la fin de la Seine et le Havre, second port français (après Marseille), faisant à lui seul le quatrième ou le cinquième du commerce de la nation. L’estuaire où la Seine se mêle à la Manche a 10 kilomètres de largeur.



  1. Avec 760 bouées et 1 450 balises, en 1878.
  2. Ce mot de polder, terme hollandais et flamand devenu français, veut dire marais desséché.
  3. Sur 48 kilomètres ; 11 du côté français, 11 également du côté anglais, seraient consacrés à descendre en rampe dans ce nouveau Tartare. Ici la mer a 54 mètres de plus grande profondeur, mais on descendrait à 127 mètres au-dessous du niveau des eaux. Il faut à tout prix forer le souterrain dans la craie grise ou craie inférieure, la craie blanche, qui domine la grise, étant une roche fissurée.