France, Algérie et colonies/France/02/05

LIbrairie Hachette et Cie (p. 103-129).


V. LES PYRÉNÉES


1o Les Pyrénées, Troumouse et Gavarnie. — Les Pyrénées, que les Espagnols appellent Pirineos, ou au singulier el Pirineo, sont, de mer à mer, un petit Caucase.

Le Caucase, entre Pont-Euxin et Caspienne, est fort abrupt et très régulier de structure ; les Pyrénées, d’Atlantique à Méditerranée, montent tout droit d’en bas et leur structure est simple et normale. Les plaines que le Caucase regarde au nord furent un détroit de la mer ; celles que les Pyrénées contemplent au septentrion portèrent jadis une onde salée, qui s’agitait entre l’Atlantique et la Méditerranée. Le Caucase sépare l’Europe de l’Asie, avec de hautes entailles et, au bord de chacune de ses deux mers, un profond abaissement dont usent ou dont useront les routes et les chemins de fer ; les Pyrénées, dont les ports sont très élevés, ont à l’ouest un passage pour la voie de Paris à Madrid, un autre à l’est pour celle de Paris à Valence, et leur mur sépare la France, qui est tout Europe, de l’Espagne à demi-africaine par son climat et par les origines de sa race.

Les Pyrénées ? D’où vient ce nom sonore ? On ne sait. Il ne dérive certainement pas du mot grec πῦρ, le feu, comme les étymologistes de jadis auraient voulu le faire croire. Eussent-elles des volcans fumants comme la Sicile, des Champs Phlégréens comme Naples, des jets de flamme comme le pied du Caucase, elles ne furent point parées d’un nom grec par les Hellénes qui visitèrent les premiers ces monts plus hauts que leurs Olympes, aventuriers, marchands, voyageurs de commerce, chercheurs de mines, touristes venus de Marseille ou des ports méditerranéens de l’Espagne ; ils l’appelèrent comme ils l’entendirent appeler dans la langue du pays par un peuple qui sans doute avait hérité ou sous-hérité de ce nom : car il arrive souvent que les mots restent quand les nations passent. Et ce nom indigène, déjà vieux peut-être comme dix générations de chênes ou de sapins, les Grecs nous le transmirent suivant les lois d’euphonie de leur beau langage. Le terme de Pyrénées ne serait-il pas le frère du mot immémorialement ancien de biren ou piren qui, dans la bouche des paysans de l’Ariège, désignait autrefois les pâtures des cimes, par opposition aux prairies des vallées ?

Les Pyrénées, beaucoup moins vastes que les Alpes, et d’un tiers moins élevées, sont de trois degrés en moyenne plus chaudes à hauteurs égales ; aussi n’ont-elles guère que 4 500 hectares de glace éternelle, tandis qu’il y en a près de 210 000 dans les seules Alpes de la Suisse.

4 500 hectares seulement d’eau cristallisée sur le versant septentrional d’une chaîne qui a plus de cent lieues de long et de vingt lieues de large, quel prodigieux recul depuis l’ère, antérieure à toute histoire, dont nous entretiennent les moraines, les roches striées, les blocs erratiques ! Alors des crêtes, bien plus hautes que de nos jours, où nous voyons maintenant le Mont-Perdu dans son calme silence, où nous entendons la cascade du Marboré dans sa plainte éternelle, un glacier descendait au loin vers le nord : il ne s’arrêtait qu’à 70 ou 72 kilomètres, en plaine, aux lieux où s’élève le bourg d’Andrest, entre Tarbes et Vic-de-Bigorre. Liant sa froidure à celle de Campan, il couvrait 200 000 hectares de gorges, de vallées où passent aujourd’hui des gaves aussi rapides qu’il était lent, aussi joyeux qu’il était morne, aussi clairs que pouvaient être impurs les torrents sortis de ses arches terminales après avoir rassemblé leurs gouttes sur un sol écorché par le rampement de cet océan massif. Car il devait labourer profondément la roche, ce « glacier d’Argelès » dont on croit que la puissance était de 360 mètres à l’endroit que nous appelons Lourdes, de 790 au lieu que nous nommons Argelès, de 1 350 à celui qui a nom Gavarnie. Et à l’orient de cette mer de glace, de l’autre côté des monts de Néouvielle, une autre mer figée, le « glacier d’Aure », pesait sur les vallées d’où coulent maintenant les branches de la Neste.

Tels sont les glaciers, tels sont les névés : le fœhn, vent du sud et qu’on dit fils du sirocco, fond infiniment plus de neiges sur les flancs alpins que l’autan, cet autre vent du sud fils du même sirocco, n’en tiédit et n’en délaie sur les flancs pyrénéens. Sans nous arrêter aux frimas vulgaires que l’hiver ramène et que l’été remporte, les 4 500 hectares pyrénéens de glace dite éternelle disparaissent rapidement sous nos yeux, comme d’ailleurs celles qui glissent pesamment sur les épaules des Alpes. Mais que de fois encore ces glaciers redescendront de nouveau vers l’aval pour remonter ensuite vers les cimes ! Si, dans l’immensité de l’espace, un soleil n’est pas même un grain de sable, dans l’immensité du temps deux périodes, si longues soient-elles, l’une travaillant à l’encontre de l’autre, sont à peine un fugitif instant, bien qu’elles dépassent mille fois notre néant passager. Les glaciers qui grandissent ou diminuent, les roches qui se soulèvent ou s’abaissent, les continents qui naissent ou meurent, la mer qui s’avance ou recule, ce qui se cimente ou se disloque, les cycles terrestres ou cosmiques, tout cela, c’est ce qu’on nommerait les jeux de la nature, s’il pouvait entrer quelque idée de caprice dans un travail infini de durée, infini d’espace, éternellement réglé par des lois augustes.

Inférieures aux Alpes en grandeur, mais non pas en grâce, en lumière, en beauté, les Pyrénées, pauvres en lacs (elles n’ont, au vrai, que de profonds laguets), envoient de faibles torrents à leurs cascades, et au plat pays des fleuves que seuls le Gascon et le grandiloquent Espagnol osent comparer au Tessin, à l’Inn, au Rhin, au Rhône, au Pô ; enfin, plus que les Alpes, elles mènent le deuil de leurs forêts. Sans doute elles n’ont pas de régions aussi nues que les Basses-Alpes : il leur reste, en profonds massifs, des hêtres, des sapins et des pins ; mais, en moyenne, elles ont moins de bois que les Alpes, même que les Alpes françaises.

En trois choses elles valent bien les Alpes : l’élévation des cols[1], la noblesse du profil, la hauteur apparente.

Les Pyrénées françaises, émergeant brusquement des plaines, sont, regardées d’en bas, très grandioses. Plusieurs monts, qui semblent les rois de la chaîne et qui ne le sont point, trônent orgueilleusement, en avant de leurs frères, sur les vallées, les plaines, les bas plateaux, et sauf la neige on les croirait égaux aux colosses des Alpes : tels le pic du Midi de Bigorre (2 877 mètres), aux sources de l’Adour ; l’Arbizon (2 831 mètres), au sud des bains de Capvern ; le mont Vallier (2 839 mètres), au midi de Saint-Girons ; le pic de Tabe ou de Saint-Barthélemy (2 349 mètres), au sud-est de Foix ; enfin le Canigou, au méridion de Prades.

Ce dernier, dans sa préséance à l’avant-garde, a passé longtemps pour le monarque des Pyrénéés ; il n’a pourtant que 2 785 mètres, 619 de moins que le Néthou. Et, à 200 kilomètres à l’ouest-nord-ouest du Canigou, c’est seulement en 1787 que Ramond, l’intrépide explorateur du Mont-Perdu, ravit au pic du Midi de Bigorre ce même imaginaire honneur : on le tenait pour le premier des Pyrénées ; il domine si bien la vallée de l’Adour, continuée par la plaine immense des Landes comme un golfe l’est par une mer.

Quant aux cirques, ces oules ou marmites, comme disent les pâtres pyrénéens, l’emportent sur tout ce que les Alpes ont de plus sublime. Le cirque du Lys est voisin de Luchon ; ceux de Troumouse ou Trumouse, d’Estaubé, de Gavarnie, qu’on peut admirer tous les trois à la hâte en une seule journée, voient, les premiers ébats de trois des torrents qui font le Grand Gave, tête de la rivière de Pau. Colisées calcaires, leurs gradins passeraient ailleurs pour des montagnes, mais ils ne sont ici que les étages d’un monument inouï, les marches d’un amphithéâtre aussi supérieur aux œuvres de la grandeur romaine, aux Arènes de Nîmes, à El-Djem de Tunisie, au Colosseum, que le chêne peut l’être au brin d’herbe. Sur les degrés supérieurs, dans les champs polaires, luit nuit et jour la froide splendeur des neiges, et, suivant la saison, l’eau de ce monde engourdi s’écroule en cascades ou suinte en gouttelettes ou pend en blocs de glace. Il n’y a point d’arbres, point de prairies, point de bruits humains dans ces larges gouffres contemplés par les aigles ; rien que la mélopée des cascades, la chanson du ruisseau sur les pierres, la roche, les cailloux, la mousse, les torrents, les ponts de neige, et, sous le vent des cataractes, la brume ou l’arc-en-ciel de la poussière d’eau.

Le Cirque de Troumouse porterait des millions d’hommes sur les marches de son enceinte ; il a huit kilomètres de tour. Un pic de 3 150 mètres, la Munia que la neige n’abandonne jamais, voit de 1 350 mètres de haut, tapi à 1 800 mètres, ce cirque où s’assiérait un grand peuple, mais où ne passent que des isards, des aigles, des vautours, peut-être mais bien rarement un ours, de temps en temps un chasseur, et, dans la saison brillante, dès que mai fond l’hiver, les touristes qui viennent admirer l’immensité de ces froides arènes. Le Cirque de Gavarnie ou cirque du Marboré, moindre que Troumouse, mais encore plus beau, n’a que trois à quatre mille mètres d’enceinte ; le pic du Marboré le domine de plus de 1 600 mètres, car il a 3 253 mètres et le cirque 1 640 à la base de ce mont. Un gave né du glacier du Marboré sur une marche de l’amphithéâtre arrive au bord de la corniche, tout petit le matin, le soir, la nuit, quand la neige et la glace fondent peu, moins faible de dix heures à quatre heures de l’après-midi, grand lorsque le soleil d’été luit, qu’une pluie tiède lèche le glacier ou qu’un vent chaud le caresse ; et là, tout à coup, ce gave, origine de la verte rivière d’Orthez et vraie source de l’Adour, plonge de 422 mètres, six à sept fois Notre-Dame : en haut c’est un torrent, en bas c’est une pluie sur des rocs éboulés, de loin c’est une écharpe balancée par le vent, peinte par le soleil. En mai, au commencement de juin, à la grande fonte des frimas, d’autres cascades tombent éperdument des degrés de l’amphithéâtre et vont unir leurs flots au torrent de la Grande Chute, qui coule sous des ponts de neige.

Cirque de Gavarnie.

Le cirque d’Estaubé, le moindre des trois, se relève vers des montagnes que commande le Mont-Perdu, superbe pie calcaire de 3 352 mètres.

Le Mont-Perdu se dresse en Espagne, et comme lui le Posets (3 367 mètres), que nul mont pyrénéen, si ce n’est peut-être le pic du Marboré, n’égale comme centre de panorama ; comme lui aussi le cylindre du Marboré (3 327 mètres), fait de marbre, ce que dit sans doute ou peut-être son nom, la Maladetta (3 312 mètres) et le Néthou ou Anéthou (3 404), qui est le géant de la chaîne. En France, le pic le plus haut c’est le Vignemale.


2o Le Vignemale, les thermes pyrénéens. — Le prince de nos Pyrénées, le Vignemale (3 290 mètres), a 1 520 mètres de moins que le roi de nos Alpes, et 114 de moins que, son rival et maître en Espagne, le Néthou. Sa pointe aiguë s’élance dans le ciel hispano-français à 12 kilomètres au sud de Cauterets, ville de bains dont les fontaines de santé sont l’espoir de dolents innombrables qui viennent demander la guérison à des eaux de températures très différentes, les unes froides, les autres chaudes : d’où, prétend-on, le nom du lieu, le mot béarnais caut signifiant chaud, et ret voulant dire froid. Peu de sources minérales ou thermales des Pyrénées ont la célébrité de celles de Cauterets ; peu naissent près des cascades d’un si beau gave, à la rencontre de deux gorges aussi grandioses ; mais tout le long de la chaîne, ces eaux de la santé, ces fontaines de Jouvence sont aussi nombreuses que variées d’éléments et diverses de température. Combien d’entre elles n’ont peut-être pas encore un nom dans la bouche des pasteurs, et pourtant on en connaît déjà plus de 550 dans les six départements du pied des Pyrénées françaises.

Le Vignemale porte des glaciers crevassés comme ceux des Alpes : de l’un d’eux coule un torrent qui, de cascade en cascade, va se reposer un instant, à 1 788 mètres au-dessus des mers, dans le célèbre lac de Gaube, grand de 16 hectares. Seize hectares seulement, et c’est ici qu’éclate l’infériorité inouïe des lacs pyrénéens comparés aux lacs des Alpes. Si fièrement que son nom résonne dans les plus altières des montagnes de la chaîne hispano-franco-catalane, le lac de Gaube n’est qu’un petit étang, eau profonde et bleue, entre des monts escarpés, nus, sauvages, dans un vallon qui remonte vers le Vignemale dont la neige étincelle à l’horizon du midi. Mérite-t-il seulement qu’on le nomme après le sombre Wallensee, qui reçut jadis et renvoya le fleuve Rhin ; après le lac des Quatre-Cantons Forestiers, fait de grands golfes reflétant des roches et des bois ; après l’harmonieux Léman, qui est une mer d’eau douce ?


3o De la Rhune aux Albères. — Des plages basquaises d’Hendaye, sur l’Atlantique, aux caps catalans de Port-Vendres, sur la Méditerranée, la chaîne des Pyrénées a 439 à 450 kilomètres en droite ligne, 570 en suivant les principales sinuosités de l’arête.

Elle couvre plus ou moins six de nos départements : les Basses-Pyrénées, les Hautes-Pyrénées, la Haute-Garonne, l’Ariège, l’Aude et les Pyrénées-Orientales. Leur hauteur moyenne, d’après Élie de Beaumont, serait de 1 500 mètres, et dans la partie centrale, du pic du Midi d’Ossau au Puy de Carlitte, de 2 600 mètres. 1 500 mètres de moyenne hauteur, c’est peut-être une altitude supérieure de 300 mètres à la réalité.

Hendaye est un bourg des Basses-Pyrénées, sur la Bidassoa, vis-à-vis de l’Espagne, en face de la noble Fontarabie ; ville aux palais déserts, près d’une plage de sable fin qu’apporte et qu’emporte l’orageux Atlantique. Les montagnes les plus belles de son horizon sont des Pyrénées espagnoles, mais tout près d’elles commencent les Pyrénées françaises, au Chouldocogagna que des conglomérats couronnent.

Le premier mont qui ne soit plus réellement colline, c’est la Rhune, qui lève son échine au-dessus de Saint-Jean-de-Luz, conque où l’Océan phosphorescent tonne ; elle n’a que 900 mètres, mais son panorama vaut celui de bien des pics deux, trois et quatre fois plus hauts : il embrasse le pays Basque, le Béarn, des montagnes sans nombre en Espagne et en France, et la mer, des caps de la Biscaye aux dunes, aux sables, aux pinadas du Marénsin.

De la Rhune au pic d’Orhy, les hameaux, les villages, les torrents, les pas, les forêts d’où les Nive découlent, portent des noms retentissants qui ne ressemblent ni aux noms sonores de l’espagnol, ni à ceux du français ou du béarnais. On est dans le pays Basque, dont la langue aime les longs mots composés, comme Chouldocogagna, Orbaïceta, Estérençuby, Arimaluchénea, Bastangoerrech, Errémondébéhère, Armendarits, Immelestéguy, Larratécohéguya, Leiçar-Atheca, Altabiscar, qui domine le val espagnol de Roncevaux, où Roland souffla vainement dans son cor. Un mot encore plus disproportionné, c’est celui de Azpilcuetagaraycosaroyarenbérécolarrea (?) : ce qui veut dire bas champs du haut coteau d’Azpilcuéta. À partir d’Hendaye, le pic d’Orhy (2 016 mètres) est le premier sommet qui atteigne 2 000 mètres.

Jusqu’au pic d’Anie l’on est en pays Basque, et l’Anie lui-même a des gorges où l’on parle toujours la langue des Escualdunacs, devant laquelle notre français n’est qu’un patois né d’hier. Le pic d’Anie s’appelle en basque Ahunemendi, le mont du Chevreau : sa pyramide élégante, appuyée sur des contreforts pastoraux ou boisés, monte à 2 504 mètres.

Le Pic du Midi d’Ossau ou pic du Midi de Pau, tronc de granit, s’élance en deux pointes, à 2 885 mètres. Il faut courir le monde pour trouver une pyramide plus noble, plus brillante, plus aérienne que ce pic vu de la Place Royale de Pau.


Dès qu’on entre dans les Hautes-Pyrénées, on se heurte à des pics de 3 000 mètres, et d’abord à la seule montagne tout à fait dangereuse des Pyrénées, au « Cervin du Midi », au Balaïtous où Marmuré (3 175 ou 3 146 mètres) : de cette aiguille environnée d’abîmes descend, long de 3 kilomètres, le glacier des Neiges, premier hiver éternel en partant de l’Atlantique. On rencontre ensuite le Vignemale avec sa Pique-Longue, tête des Pyrénées françaises ; puis viennent les montagnes espagnoles ou françaises entaillées par les grands cirques : le Taillon (3 146 mètres), d’où pend un glacier sillonné de crevasses, le Casque, la Tour, le Pic et le Cylindre du Marboré, le Mont-Perdu : du premier au dernier de ces monts, on marche pendant seize kilomètres sur la glace ou la neige, sans interruption pendant neuf à dix mois de l’année, avec lacunes au fort des chaleurs.

Au nord des colisées de Gavarnie, d’Estaubé, de Troumouse, les monts de Néouvielle, qui sont de granit, suspendent leurs vastes neiges sur des lacs nombreux : sauf au pied du Puy de Carlitte (à l’orient de la chaîne), nulle part les barrages de rochers ne forment autant de brillants miroirs du ciel. Le lac de Cap de Long, serré dans le granit, sommeille au bas du Pic Long, à une profondeur immense. Il mène ses eaux d’un bleu sale au lac d’Oredon ou Doredom, cerné de sapinières. L’Oredon, à 1 852 mètres d’altitude, n’a que 24 hectares ; ce n’est rien, mais il reçoit quatre lacs, deux glaciers et toutes les pluies et les neiges de 2 770 hectares. En élevant de près de 17 mètres son niveau par un barrage, on en a fait une réserve d’été d’où l’on tire tous les ans 7 500 000 mètres cubes versés dans la Neste : or ce beau torrent n’aura jamais trop d’eau, malgré son abondance : il soutient le fleuve de Toulouse, il abreuve le plateau de Lannemezan, il porte quelques flots aux fossés, injustement nommés rivières, qui traversent le département du Gers en éventail, du sud au nord, au nord-ouest, au nord-est, avec peu ou point d’eau pendant la saison caniculaire. — Sur le versant opposé des monts de Néouvielle, d’autres lacs dans des gorges désolées, au sein de montagnes en ruines, emplissent le Bastan, torrent qui court au Gave de Gavarnie par la triste vallée de Barèges.

Le Néouvielle ou pic d’Aubert, qui nomme le massif, n’en est pas le sommet majeur ; il n’a que 3 092 mètres, tandis que le périlleux Pic Long, qu’escortent deux glaciers, monte à 3 194. De ces deux observatoires en avant de la grande chaîne, on admire mieux les pointes, les tours, les brèches, les névés, la glace de la paroi de frontière que de ces pointes et de ces tours elles-mêmes, qu’on voit d’ici se dérouler au midi, sous l’œil du Mont-Perdu, dans toute la majesté de leurs tiares de neige, au-dessus de l’effondrement de Gavarnie ; mais aussi la grande crête contemple ce que ne voit point Néouvielle, tout le monde étrange du versant de la Soulane, c’est-à-dire du sud : des pics, des dos fauves, des déserts de pierre cachant des cirques et des abîmés inouïs où saute une cascade de 800 mètres.

Au nord du Néouvielle, le Pic du Midi de Bigorre ou de Bagnères (2 877 mètres), cône de gneiss bien placé pour attirer, pour contempler, pour prévoir les tempêtes, porte un observatoire météorologique, à 2 366 mètres d’altitude. Il l’emporte encore en sublimité de panorama sur les têtes des monts de Vieille Neige (ce que veut dire Néouvielle} : il règne de la mer de Biarritz à la fin de la Neste sous Montrejeau, des vignes de l’Armagnac et des pins de la Lande au sévère Posets et à la Maladetta : s’il voit beaucoup de montagne, il voit aussi beaucoup de plaine, et ce contraste est une grande beauté. Sur un de ses flancs dort le lac Bleu, utile à l’Adour autant que l’Oredon peut l’être à la Neste : décanté par un canal souterrain, ce réservoir de 49 hectares, avec 116 mètres de profondeur, donne à l’Adour, qui certes en a besoin, deux à dix millions de mètres cubes suivant l’humidité de l’année : à deux millions de mètres, c’est un mètre par seconde pendant 23 journées de 24 heures ; à dix millions, c’est deux mètres par seconde pendant près de deux mois. Le lac Bleu, qui s’appelle aussi Lhéou, n’a plus ses courtines de forêts ; des pierres, des pâtis s’y mirent, à 1 968 mètres au-dessus des mers.


Au delà des glaciers du port de Clarabide, on entre dans la Haute-Garonne, au grand glacier des Gours Blancs, père d’un torrent — on ne dit plus ici gave — qui traverse, à 2 165 mètres d’altitude, le bleu lac de Caillaouas et court à la Neste de Louron : des pointes de granit où la neige n’a point de prise regardent soucieusement ce glacier, lambeau du Pôle touchant à l’Espagne, terre brûlée, parfois saharienne, qui mène à la dévorante Afrique ; la plus élevée est le pic des Gours Blancs ou des Hermittans (3 202 mètres). Les Hermittans, le pic du port d’Oo (3 114 mètres), le Ceil de la Vache (3 060 mètres), éclatant de blancheur, le Quayrat (3 059 mètres), le pic de Crabioules (3 149 mètres), le Tuc de Maupas (3 110 mètres), ces monts luchonais qui font en partie la Garonne, ont la taille des monts de Gavarnie qui font en partie le Gave béarnais ; c’est ici que sont les plus hautes entailles de nos Pyrénées, le port d’Oo (3 002 mètres) et le col du Portillon (3 044 mètres) ; c’est ici que pèsent, des Gours Blancs aux Graouès, 14 kilomètres de glaciers, semblables aux 16 kilomètres qui, dans la région des Cirques, vont du Taillon au Mont-Perdu : Gours Blancs, champs de Crabioules, glaces de Maupas, Graouès ou Graviers, ils suspendent un faix immense d’eau cristallisée au-dessus des eaux libres, folles, exubérantes qui s’appellent Neste de Louron, Neste d’Oo, Lys et Pique. Ces fleuves figés sont un faible reste de l’antique mer de glace qui couvrit toute la vallée de la Neste d’Oo, devenue dans la suite un escalier de lacs unis par des cascades. La moraine de Garin marque l’endroit où elle s’arrêtait devant l’obstacle des monts que fend à l’ouest et non loin de là le col de Peyresourde, sur la route de Bagnères à Luchon par Arreau ; levée colossale, cette moraine de 4 000 mètres de long, de 1 500 de large, a 240 mètres d’élévation : tel entre Montmartre et le Panthéon un mur quatre fois plus haut que les tours de Notre-Dame et mille fois plus épais que les parois de nos monuments.

Vallée de Luchon.

Nul soleil n’amollit ici tout à fait les lacs qui, de par leurs 2 700 mètres d’altitude, sont constamment gelés de bord à bord ou couverts de glaçons flottants. Dans la vallée de la Neste d’Oo, les lacs glacés du Portillon et d’Oo s’unissent en un torrent qui passe dans le lac de Saounsat, puis dans celui d’Espingo, et s’abat enfin par un bond de 273 mètres sur des rocs écroulés, au bord du lac de Séculéjo, grand de 39 hectares, avec 60 à 70 mètres de profondeur. Il y a cent ans, la cascade sautait dans le lac même : le Séculéjo fut plus vaste ; il fut aussi plus profond, mais les hautes roches qui l’entourent ne l’observent pas depuis tant de siècles sans lui jeter par instant quelque bloc, et le torrent qui s’y calme n’en sort pur que pour y avoir déposé le fardeau de ses boues : voilà pourquoi le Séculéjo se comble, voilà comment, dans moins de deux cents ans peut-être, il aura cessé d’exister.

Du lac de Séculéjo part la rivière de l’Onne. À Bagnères-de-Luchon, ville thermale aussi visitée que Cauterets pour la santé, le loisir, le plaisir ou le jeu, l’Onne rencontre la Pique, augmentée des eaux du Lys : celui-ci rassemble les eaux des glaciers du Cirque du Lys, merveilleux par le contraste du tendre et du terrible, du vert, du sombre et de l’éclatant ; il réunit tout, les prairies, les cascades, les forêts, les rochers, les névés, les glaces. Derrière ces belles montagnes, et plus haut qu’elles, montent le Posets, dont les torrents vont en Espagne, et la Maladetta, qui, bien qu’espagnole, verse par une cascade dans un gouffre, puis par un canal sous terre, enfin par de grandes fontaines, un tribut d’onde éternelle à la France.


À l’est de la Haute-Garonne, dans l’Ariège, au delà du val d’Aran, qui par contre-sens appartient à l’Espagne, les Pyrénées de l’ancien pays de Savartès ou Sabartès ont une grande largeur, faites qu’elles sont de trois rangées parallèles : la Grande-Chaîne, régulière et fort élevée, moins par ses pics que par ses cols taillés à 2 500 mètres, un peu plus, un peu moins ; la chaîne de Tabe ou de Saint-Barthélemy, usée par l’Ariège en aval de Tarascon ; le Plantaurel ou Petites-Pyrénées, que l’Hers coupe aux bains de Fontcirgue, l’Ariège au-dessous de Foix, l’Arize au Mas-d’Azil par une caverne sublime. Ces Pyrénées-là, la plupart composées de craies, sont d’ailleurs faciles à limer, à vider ; elles sont pleines de grottes immenses, allant jusqu’à franchir les monts d’outre en outre, parfois avec un torrent qui les accompagne. On vante surtout, dans le pays de Tarascon et d’Ussat, celle de Bédeillac dont la voussure domine le sol de 70 à 80 mètres ; celle de Niaux où deux lacs dorment ; celle de Lombrive dont les couloirs ont 4 000 mètres de longueur, et qui s’unit probablement à travers montagne à la caverne de Niaux.

Certes, l’antre de Bédeillac n’est point le tombeau de Roland, comme le dit la légende ; mais la plupart de ces cavernes, sinon toutes, sont remplies d’ossements. On y lit obscurément quelques feuillets de l’histoire des climats, des bêtes et des hommes ; on y trouve les restes d’animaux qui depuis longtemps ne vivent plus chez nous, animaux dont plusieurs étaient autrement terribles que le loup ou l’ours débonnaire qu’on peut encore rencontrer par grand hasard dans les monts ariégeois. Et à ces os de bêtes sont mêlés des os de l’homme préhistorique, sans parler de ce qu’ont laissé de débris les persécutés, les proscrits, les fugitifs, les criminels : en un mot les malheureux et les hors la loi qui vinrent de tout temps demander asile à ces cavernes où vivent des êtres sans yeux qu’on n’ose pas dire aveugles tant ils marchent délibérément dans leur obscurité ; sans doute l’odorat ou le toucher, ou peut-être un sens inconnu, les dirigent. Si solides que soient les parois, les piliers, les voûtes de ces prisons ténébreuses, le jour venu, cette architecture s’effondre soudain par telle ou telle crypte, ou bien les roches descendent peu à peu avec le sol qu’elles portent. Il arrive alors que des sommets cachés l’un à l’autre se contemplent de mieux en mieux à mesure que baisse une cime intermédiaire : ainsi la Bastide-de-Sérou, bourg escaladant un coteau de l’Arize, n’apercevait point Montagagne ; ce village a d’abord montré la pointe de son clocher, puis insensiblement il s’est dégagé tout entier ; on eût dit qu’il montait, mais c’était une colline interposée qui descendait avec lenteur ; il voit aujourd’hui la Bastide et la Bastide le voit.

Les deux sommets culminants de la grande chaîne ariégeoise, la Pique d’Estats (3 140 mètres) et le Montcalm (3 080 mètres), ne sont séparés l’un de l’autre que par un petit col. Ils planent au-dessus des sources d’un torrent du bassin de l’Ariège, au nord-ouest et près du val d’Andorre, pays de 60 000 hectares qui a le titre de république indépendante, mais il relève en réalité de l’Espagne, ou plutôt de la Catalogne, tant par la nationalité de ses 40 000 habitants, qui sont Catalans, que par l’exposition méridionale de ses monts nus d’où coule un beau torrent, l’Embalire, tributaire de la Sègre. Les Andorrans paient à la France un tribut annuel de 960 francs, et à l’évêque d’Urgel un peu moins de la moitié.

Il n’y a point de névés sur les épaules du Montcalm et de la Pique d’Estats, et cependant on fixe à 2 800, et même à 2 730 mètres seulement, la hauteur des neiges éternelles dans les Pyrénées françaises : la ligne de séparation des frimas passagers et des frimas persistants passerait donc à trois ou quatre cents mètres au-dessous du front des deux géants de l’Ariège. Mais c’est précisément parce que les choses varient infiniment qu’on essaye de fixer des moyennes. Pour ne pas sortir des Pyrénées, des pics de 3 000 mètres y sont libres de neige en été, tandis que le grand, glacier du Vignemale descend à 2 197 mètres. La nature a fait les monts, les glaciers, les plaines et les sillons de neige, l’homme a créé les lignes inférieures des neiges persévérantes ; mais les barres inflexibles qu’il a décorées de ce grand nom n’existent que dans nos livres, dans nos cartes, dans nos calculs, sur nos lèvres fragiles ; nulle part elles ne sont tracées sur le flanc des montagnes en lignes architecturales, et, depuis qu’il y a des Alpes et des Pyrénées, la frontière des neiges perpétuelles y ressemble au profil ondoyant des mers : elle monte ou descend incessamment, comme par un flux et un reflux, dans tous les lieux, à tous les instants, suivant la forme des pics, la nature des roches, les souffles du vent, la température des heures, des jours, des mois, des saisons, des années et des siècles.

Parmi les nappes d’eau des Pyrénées ariégoises, il en est une qui deviendra pour l’Ariège ce que l’Oredon est pour la Neste, ce qu’est le lac Bleu pour l’Adour. L’étang de Naguille a 47 hectares, avec 7 à 15 mètres de profondeur : dans la masse du barrage qui relèvera de 3 mètres le plan de ses eaux, une vanne le videra jusqu’à 3 mètres du fond ; ces flots lacustres, le torrent du déversoir les portera dans l’Oriège, l’une des branches de la rivière de Foix ; et cette réserve de l’hiver pour l’été rendra cette rivière, l’Ariège, capable d’irriguer 22 500 hectares dans les campagnes de Pamiers et de Saverdun.


La grande crête ne s’avance point dans le département de l’Aude, mais au nord-est du col de Saint-Louis (687 mètres) les Pyrénées y projettent les Corbiéres, monts de craie dépouillés, arides, brûlés, fendus en gorges de très vaillante allure, paysages de pierre vive, d’onde rare et claire, de roches colorées, de lumière éclatante. Elles ont pour maîtresse pointe un puy sauvage, isolé, grandiose autant que mainte cime deux à trois fois plus haute, le Bugarach (1 231 mètres) ; leur site le plus parfaitement admirable est l’ermitage de Saint-Antoine-de-Galamus. Leurs torrents vont à l’Aude ou à l’Agly ; ou plutôt ces deux fleuves reçoivent ce que le crible du sol n’a pas englouti, ce que le soleil a dédaigné de boire.

Quand le voyageur qui va de Toulouse à Cette a dépassé Carcassonne, il voit à gauche un fleuve, l’Aude, à droite des monticules pierreux, de pâles oliviers courbés par la bise des Cévennes, et, au-dessus de ce paysage déjà méditerranéen (si près qu’il soit des herbes mouillées de la Montagne Noire), une longue et fauve paroi, le mont d’Alaric, haut de 600 mètres. C’est là le dernier bastion des Corbières, mais l’Aude inférieure n’a pas toujours existé. Ce qui, du mont d’Alaric aux monts de Saint-Chinian, est de nos jours un vide immense avec air, vents et soleil, fut autrefois un immense bloc, roc, terre et métal. Alors les Pyrénées tenaient aux Cévennes. Derrière ce grand barrage, le torrent qui est maintenant l’Aude refluait en lac dans la plaine carcassonnaise, puis courait sans doute vers l’Atlantique : il passait alors soit par la dépression que suit la rigole de la Plaine entre le Sor et le Fresquel, soit par tel ou tel col de ce terreux Lauraguais où s’ouvre aujourd’hui, par 189 mètres, le passage le plus bas entre l’Océan et la Méditerranée.


Dans les Pyrénées-Orientales, le Puy-de-Carlitte (2 921 mètres) regarde ses propres ruines, sur un plateau trop élevé pour que la nature les pare avec luxuriance ; il domine un royaume vide et froid, des blocs de granit, des éboulis, l’herbe rare, la mousse et des lacs sans sourire : l’un d’eux, le plus vaste des Pyrénées de France, le Lanoux ou lac Noir, long de 3 000 mètres, large de 500, à 2 154 d’altitude, est glacé pendant neuf mois de l’année ; il n’attend qu’un canal pour arroser les plaines de la Cerdagne française. Il émet la Sègre de Quérol, branche de la Sègre, cette grande rivière espagnole qui fait plus que doubler l’Èbre inférieur. La Têt et l’Aude, fleuves français, et des affluents de l’Ariège naissent également sur les granits du plateau de Carlitte, qui est un grand château d’eau de la chaîne hispano-française. Le Pedrous a 2 831 mètres. Le Puigmal, mont massif et de peu d’harmonie, a 2 909 mètres : dans la dépression qui le sépare du plateau de Carlitte, à 1 622 mètres au-dessus des mers, au col de la Perche, entaille dans le granit, passe un des grands chemins de France en Espagne, entre Montlouis, citadelle française, et Puigcerda, forteresse catalane.

Moins haut, mais bien plus beau, le Canigou (2 785 mètres) monte entre Tech et Têt, au midi de Prades, au nord et en avant de la grande chaîne ; on le voit de très loin dans les plaines de France et d’Espagne, et lui, il contemple la mer, du Saint-Clair de Cette, et même de Marseille[2], au Jouich de Barcelone ; il plane sur la Catalogne littorale, et dans notre Roussillon sur des gorges profondes, des roches à l’infini, des plaines fauves, sèches, ardentes : car si la tête de sa pyramide est dans un climat tout septentrional d’une moyenne annuelle d’un degré sous zéro, ses assises les plus basses baignent dans l’air chaud qui fait le tour de la Méditerranée[3]. Ces plaines brûlées, avec leurs oasis le long des rigoles tirées de l’Agly, de la Têt et du Tech, ont pour borne à l’orient la Méditerranée et au midi les Albères, qui sont la fin de la chaîne pyrénéenne.

Les Albères, fort raides sur le versant français, très rocheuses, très illuminées, sont bien des Pyrénées « orientales » dans le sens grec ou syrien du mot : oliviers, chênes-lièges, la Méditerranée bleue, le soleil d’Égypte, qui dirait qu’il n’y a guère que cent lieues entre leurs ravins et les vallons des Basques ? Rarement hautes de 1 000 à 1 200 mètres, elles entourent de leurs derniers rocs, en s’abîmant dans la mer, les charmantes criques du Roussillon méridional. Dressées sur un passage des peuples, elles ont vu couler des rivières de sang ; elles étaient hérissées de châteaux forts et de tours de guet. Leur meilleur col, celui du Pertus, sur le chemin de Perpignan à Barcelone, est à 290 mètres d’altitude ; une citadelle y défend l’entrée de la France, Bellegarde, en partie taillée dans la roche, sur un cône, à 420 mètres au-dessus de la Méditerranée.

Ce ne sont pas là toutes Les Pyrénées : outre le large revers espagnol du versant français, une haute sierra dentelée s’élève en terre castillane qui, sous différents noms pompeux, continue la chaîne française-espagnole jusqu’à la frontière du Portugal, donnant de la sorte aux « Montes Pirineos » une longueur de 1 400 à 1 500 kilomètres sur plus de 12 millions d’hectares. Elle couvre le Guipúzcoa, la Biscaye et l’Alava, terres où la langue des Escualdunacs vibre encore, l’Asturie de Santander, l’Asturie d’Oviédo, « berceau de la triomphante Espagne, » et la Galice dont elle embrasse les rias, qui sont des estuaires, des fiords, avec des ports tels que l’Europe n’en a pas de meilleurs. C’est elle que le chemin de fer d’Hendaye à Madrid franchit entre Saint-Sébastien et Vitoria, par déblais, remblais et tunnels, au-dessus de torrents teints de sang espagnol et basque par les cuchilladas[4] de la guerre carliste.


4o Plateau de Lannemezan. Landes. — En aval de Sarrancolin, les monts qui contiennent la rive gauche de la Neste, torrent magnifique, s’abaissent tout à coup : aux neiges éclatantes où passerait l’ombre du condor s’il y avait des condors en France, aux rocs, aux croupes, aux précipices, aux pics baignés par le lac transparent d’en haut, succède au nord un plateau de 506 à 600 mètres d’altitude, pauvre, humble, laid, fendu en vallons par les eaux, durement sabré par les vents qui accourent du nord ou refluent des monts du midi.

C’est le plateau de Lannemezan, beau dans sa laideur par l’apparition violette, blanche et bleue des Pyrénées, qui se lèvent au sud, avec une prodigieuse grandeur, au-dessus de Lannemezan et des bains salutaires de Capvern. Ridé d’innombrables ravins qui sont l’origine d’une douzaine de rivières écartées en éventail, il se continue au nord, au nord-ouest, au nord-est, par les collines terreuses de l’Armagnac et de la Lomagne.

Au nord-ouest du plateau de Lannemezan, au nord de Lourdes, au nord de Pau, un plateau semblable, mais deux fois moins haut, est également plissé de vallons dont les ruisseaux font des rivières courant en s’écartant vers l’Adour, tandis que celles du Lannemezan vont presque toutes à la Garonne. Nous l’appelons Plateau de Lambeye ; il se prolonge vers le nord-ouest par les collines de la Chalosse.

De ces coteaux de la Chalosse et de l’Armagnac jusqu’à la mer d’une part, et d’autre part jusqu’à la rive gauche de la Garonne au-dessous de Langon, puis au bord de la Gironde jusqu’à son embouchure, un pays de 1 400 000 hectares étale d’horizons en horizons une plaine sans descentes et sans montées visibles, sauf à l’ouest dans les dunes que tout récemment encore le vent de mer envoyait à la conquête de la France. Ces 1 400 000 hectares, jadis lit sablonneux de l’Atlantique, on a proposé de les fertiliser avec les limons que les rivières en éventail leur apporteraient du sud-est si l’homme employait leurs eaux à ronger, sur une pente rapide, les collines molles de l’Armagnac et de la Chalosse, grâce à l’accroissement de force que pourraient leur donner des canaux empruntés aux bassins de la Neste et du Gave. Réservoirs de la Leyre, du Ciron, de la Midouze, des Courants et des Jalles, ils s’appellent du nom commun de Landes. Le pin, le chêne-liège sont les arbres qui se plaisent dans leurs sables de l’ère pliocène quelque peu mêlés d’argile ; ils couvrent la contrée, hormis les grandes aires nues, la lande rase, bruyères que l’hiver inonde, que l’été brûle, et que chaque année diminue, car ce n’est plus le temps où cette arène était sans valeur. Il y a 60, 80 ans, tout un horizon s’y achetait quelques louis. Mares temporaires, brandes, lits de tourbe, çà et là un pin, point de route entre les hameaux assiégés par la fièvre intermittente et par la pellagre, laide maladie souvent mortelle, comment n’aurait-on pas vendu pour quelques francs, loué pour quelques sous les arpents de cet insalubre désert ? Mais aujourd’hui qu’on a de belles routes et le chemin de fer pour emporter au loin bûches, planches et résine, on plante en pins partout où l’on peut le planter ce sol porté par l’alios[5], couche qui retient les eaux comme le ferait la plus dure argile et empêche les racines des arbres de pénétrer profondément dans le sein de la terre, ou, pour parler véridiquement, du sable. Cette imperméabilité des Landes étendrait indéfiniment l’eau des pluies en marais sans les crastes ou fossés qui les versent, quelquefois par un long voyage, à la rivière, à l’étang le plus rapproché.

Une vue des Landes : la Lande rase.

Tel homme qui n’a fait que traverser les Landes par un jour de cuisants rayons, sous un vent qui cinglait des sables, devient aussitôt et reste leur calomniateur : brûlé de soleil, énervé d’air chaud, fouetté de poussière, étourdi par la turbulence du vagon qui l’entraîne éperdument à toute vapeur sur les plus longues lignes droites des chemins de fer français, il n’y a vu qu’une plaine vide ou des pins, et des tranchées dans la dune avec le cordeau sanglant tracé par la ligne noirâtre ou rougeâtre de l’alios.

Mais celui qui connaît profondément les Landes les admire ; il les aime ; pour lui leur monotonie est espace et grandeur. Devant leur vaste et lumineuse étendue, il comprend que les poètes aient si souvent chanté les grandes plaines ; et même il y peut oublier la montagne, si belle, mais froide et hautaine, où l’on ne se sent libre que sur les sommets supérieurs ; la montagne où la gorge étreint, où l’abîme oppresse, où le torrent croasse, où le roc et la forêt cachent le divin soleil aux fontaines.

La joie sérieuse qu’éprouve l’homme assis au rocher du rivage devant l’infini bruyant de la mer, le voyageur la retrouve devant le vide et le silence de la plaine landaise ; çà et là elle semble également infinie, quand le regard ne s’y heurte pas aux dunes, aux jeunes pinadas qu’on n’a pas encore éclaircis, au rideau des pins arrivés à toute leur taille, et qui, selon que leurs troncs sont distants ou serrés, laissent passer avec éclat ou filtrer obscurément l’horizon. Ces grands pins sont ébranchés ; de longues blessures d’un blanc jaune, taillées dans leur chair, en expriment la résine : et malgré ces plaies coulantes d’où sort incessamment sa vie, cet arbre héroïque met cent ans et plus à mourir. On dit de ces pins qu’ils sont gemmés ; sous leurs rameaux d’un vert noir, le sable est blanc, la fougère est verte, la bruyère a des fleurs rouges et le genêt des boutons d’or.

Des moutons paissent, gardés par des bergers qui n’ont pas tous abandonné leurs échasses de quatre à cinq pieds, jambes de géant d’où le pasteur landais suit de l’œil son troupeau dans les ajoncs et les brandes. Plus grand que nature et balançant le long bâton sur lequel il peut s’asseoir, il marche à pas énormes, dominant les bruyères, les fougères, les genêts auxquels il ne se pique point ; les jeunes pins n’arrêtent pas sa vue, il commande tout le sous-bois, il traverse à sec les lagunes dont la saison des pluies recouvre au loin le désert, et sans ponts il passe à son gré les ruisseaux plus larges que le saut d’un jeune homme : ruisseaux rassemblés sous le sable, sur l’alios, toujours abondants, vifs, clairs, malgré le rouge dont les teint le fer que contient le sol de la Lande.

Au bord de ces gais ruisseaux colorés qui sont les sujets de l’Adour, de la Leyre ou du Ciron, des hameaux de bois aux tuiles rouges se montrent dans la clairière ou se cachent à demi entre les pins et les chênes-lièges, dans un air qu’embaument les « parfums résineux, atomes ravivants qui s’exhalent des pins secoués par les vents[6] ». Pour arrêter la course des incendies que le hasard et souvent le crime allument dans ces bois combustibles, on a taillé des avenues que les langues du feu ne sauraient franchir ; mais il arrive parfois que des flammèches vont sur l’aile du vent porter au delà des coupées le flamboiement qu’on espérait cerner. Ces avenues et la plupart des chemins fuient droit jusqu’à l’horizon comme une étroite allée qui n’atteindrait jamais son château ; puis, tout à coup, la forêt s’ouvre et la plaine est comme un golfe entre des caps et des falaises d’arbres, ou comme une mer dont on verrait indistinctement le noir et lointain rivage.

Les Lanusquets, on dit aussi les Landescots[7], ne marchent point partout à grandes enjambées dans une plaine unie comme la mer au repos. Ce peuple d’échassiers qui perdra ses dernières échasses avant que toute la Lande rase, terre de parcours, soit devenue forêt, ces pâtres nourris de maïs ont chez eux des collines jadis errantes, des dunes, arrêtées aujourd’hui. De la Gironde à l’Adour, 90 000 hectares sont faits du sable que la vague de l’Atlantique pousse éternellement contre le littoral, et qu’éternellement aussi le vent d’ouest range en bataille contre le continent de France.

C’est un bien beau pays que ces dunes où l’Océan sonne, où le pin murmure, où le vent qui jadis éparpillait les collines trace à peine des raies dans le sable fin des lèdes : les lèdes sont les vallons sans nombre que le jeu des souffles de l’air a creusés dans la dune avant qu’on la fixât ; les crastes sont les fossés d’écoulement ou les ruisseaux naturels qui courent aux étangs dont la dune est pleine ; les courants sont les rivières, tordues vers le sud-ouest, qui portent à la mer le tribut de ces étangs. Au sud du bassin d’Arcachon, jusqu’à l’estacade de l’Adour, ces dunes littorales se nomment le Marensin : de Maris sinus, a dit maint savant.



  1. Le col de la Maladetta, en Espagne, est à 3 202 mètres.
  2. On peut à la rigueur voir le Canigou de Marseille, à 300 kilomètres de distance, dans les jours exceptionnellement beaux, et quand il cache exactement le soleil couchant.
  3. La moyenne annuelle de la plaine de Roussillon est de 14 à 15 degrés.
  4. Coups de couteau, coups de sabre, combats à la baïonnette.
  5. L’alios est une espèce de grès, sable agglutiné par le tannin provenant de la décomposition des végétaux : ce tannin est mêlé çà et là de fer.
  6. Barthélemy.
  7. Lanusquets répond mieux à Lannes, qui est le vrai nom du pays ; Landes est une corruption.