France, Algérie et colonies/France/02/04

LIbrairie Hachette et Cie (p. 78-103).


IV. LES ALPES


1o Les Alpes en Europe. — Il y a dans le monde, en Asie, en Amérique, en Afrique, des monts plus élevés que les Alpes, mais il n’en est pas de plus beaux.

Le « Palais des neiges », l’Himalaya, dresse contre le ciel un pic double du Mont-Blanc, le Gaurisankar, haut de 8 840 mètres ; Les Andes ont des pics de 7 000 mètres, et dans ce que nous connaissons de l’Afrique une montagne se dresse à 1 300 mètres au-dessus du monarque des Alpes. Mais l’Himalaya est sinistre, les Andes sèches et stériles, et les Monts Africains, plus vivement éclairés, n’offrent pas au soleil tropical d’aussi vastes champs d’éclatantes froidures.

Leur nom vient-il d’un radical alb, signifiant blanc ? Il serait mérité, tant il y a d’étincelants névés et de glaciers poudrés de neige sur les épaules de leurs géants. L’hiver éternel y luit sur des centaines de milliers d’hectares, quand dans nos Monts Français, en pleine Auvergne, au vent du nord, à l’ombre des rocs et des sapins, c’est à peine si dans quelque fondrière où le soleil ne descend jamais il reste encore assez de frimas pour dresser un homme de neige.

Ces glaciers, ces névés font des torrents louches qui s’écroulent de roc en roc jusqu’au lac dont ils sortent purs ; ainsi naissent, ainsi grandissent les plus nobles rivières de l’Europe, le Rhône, l’Aar, le Rhin, l’Inn, le Tessin ; et trois mers, l’Atlantique, la Méditerranée, le Pont-Euxin, boivent aux lacs de la Blanche Montagne.

Glaciers et névés des Alpes.

Si trois mers se disputent l’éternel hiver des Alpes, cinq langues sonnent dans leurs vallées, le français, l’allemand, l’italien, le roumanche, le slave ; et cinq pays, la France, la Suisse, l’Allemagne, l’Autriche, l’Italie, ont leur part de ce prodigieux château d’eau dont les rocs, les pics, les gorges, les cirques, les chaos, les glaciers, les névés, les lacs, les forêts ont ensemble environ 25 millions d’hectares, qu’il faudrait dix vies d’hommes pour connaître et pour admirer.

La part de la France est grande et belle.


2o Le Mont-Blanc. — Il y a vingt ans, la tête de nos Alpes, et en même temps de toute la France, était la Barre-des-Écrins, dans le Pelvoux de Vallouise, en Dauphiné. L’accession de la Savoie nous a valu des pics supérieurs à 4 000 mètres, et parmi eux le Mont-Blanc, qui dépasse le Pelvoux de 707 mètres.

Le Mont-Blanc, en Savoie, sur les frontières de la Suisse et de l’Italie, est le prince des Alpes, le pic majeur de la France et même de l’Europe : pour monter plus haut, il faut aller jusqu’au Caucase. Il a été gravi pour la première fois en 1786 par un pâtre du val de Chamonix, après avoir passé longtemps pour inaccessible. Aujourd’hui, des gens de tout peuple en font l’ascension, hommes, femmes, en été, même en hiver, avec quelque danger et beaucoup de peine à cause du mal de montagne, le soroche des Andes, qui fait siffler les tempes, bourdonner les oreilles, qui casse bras et jambes, sèche la gorge et donne la passion de dormir. Arrivé sur une arête de 200 mètres de long, avec un mètre seulement de largeur à l’endroit le plus haut, on est au sommet de l’Europe, dans un climat d’une moyenne annuelle de −17 degrés, à 3 760 mètres au-dessus de Chamonix, bourgade à la base du mont ; à 4 435 mètres au-dessus du lac de Genève ; à 4 810 mètres au-dessus de la mer ; on domine l’Océan de soixante fois la hauteur de Montmartre au-dessus du fil de la Seine. De ce premier belvédère de l’Europe, qui fut plus haut encore, mais lui aussi les siècles l’usent, on voit confusément une petite partie du globe, des Apennins aux Vosges, des névés du Tirol aux créneaux des Cévennes.

Ce colosse de granit épanche d’admirables glaciers dominés par des ruines de montagnes inouïes, par des aiguilles terribles qu’on ne gravira jamais qu’au péril de la vie. Celui d’Argentière, vraie source de l’Arve, a 2 600 hectares ; et derrière la caverne d’où l’Arvéron fuit avec colère pèsent près de 6 000 hectares de frimas, trois glaciers qui se réunissent en un fleuve compact appelé Mer de Glace.

La mer de glace de Chamonix.

Les glaciers pendus sur le seul val de Chamonix allaiteraient pendant cinquante jours le Rhône, ce grand et beau fleuve, tel qu’il passe devant Beaucaire ; et à leur supposer une épaisseur moyenne de 50 mètres[1], les 28 250 hectares de glace de toute la montagne suffiraient pendant douze à quinze ans au courant de la Seine à son étiage extrême sous les ponts de Paris.

De ces 28 250 hectares, près de 17 000 confient à la France les eaux éternelles qui coulent dans les chambres de cristal du glacier : c’est à l’Arve, affluent du Rhône, qu’ils les envoient, à l’Arvéron, au Bon Nant, tributaires de l’Arve, et à l’Isère, qui court vers le même fleuve que le torrent de Chamonix. 7 000 hectares se versent en Italie, dans la Doire Baltée, affluent du Pô ; et plus de 4 000 s’inclinent vers la Dranse valaisane et le Trient, torrents suisses du bassin du Rhône.

L’un de ces blocs immenses d’eau compacte, le glacier des Bossons, descend jusqu’à 1 099 mètres, tout à fait dans la vallée de Chamonix, dont le chef-lieu est à 1 050 mètres d’altitude. Ces glaciers ont longtemps avancé ; l’on eût dit qu’ils marchaient à la conquête des plaines de France et d’Italie ; depuis vingt ans, ils reculent ; plus tard ils reprendront le chemin d’aval, puis celui d’amont. En même temps que l’extrémité d’en-bas des glaciers, monte ou descend aussi la frontière inférieure des neiges persévérantes, qui est pour l’instant à 2 800 mètres environ sur le versant méridional, à 2 700 mètres sur le versant du nord.

Tel est ce géant des monts d’Europe, si beau dans sa blancheur immaculée, quand, venant de Genève, on l’aperçoit tout à coup du fond de la vallée de Salanches.


3o Du Mont-Blanc aux Alpes Maritimes. — Il y a des Alpes françaises qui rivalisent avec le Mont-Blanc.

Les monts de la Vanoise et de l’Iseran portent ensemble plus de glace éternelle que le Goliath des Alpes. L’Aiguille de la Vanoise, également nommée Aiguille de la Grande Casse et Pointe des Grands Couloirs (3 861 mètres), est la reine de ce peuple de pics enfouis dans les mélèzes, les pins, les sapins et les neiges.

Les glaciers de l’Iseran, sur la frontière italienne, créent trois rivières : le terrible Arc ; la puissante Isère, dont le nom est, de toute évidence, parent du mot Iseran ; et en Piémont, l’Orco, tributaire du Pô sous Turin ; les glaciers de la Vanoise augmentent beaucoup l’Isère, qui est le torrent de la Tarentaise, et quelque peu l’Arc, son affluent, qui est le torrent de la Maurienne.

La Tarentaise a plus de goitreux que les autres pays de la Savoie. Ces derniers des humains, comme par une ironie du sort, vivent dans les vallons les plus beaux sur terre ; mais ces vallons-là sont froids, dans un air peu courant, peu vivant ; et, par l’ombre excessive des hautes montagnes, le soleil, père des hommes, n’y regarde pas assez ses enfants. En 1866, ils formaient en France une lamentable armée de près de 59 000 hommes et femmes, à divers degrés d’innocence ou de méchanceté bestiales ; et de ces 59 000 crétins, les deux départements de la Savoie en renfermaient 11 372, c’est-à-dire près du cinquième. Mais, la science ou la nature en soit louée ! ces malheureux presque absents du monde et d’eux-mêmes diminuent tous les jours : non pas seulement en Tarentaise, mais aussi en Maurienne, et sur l’Arve, et dans toutes nos Alpes, et partout en France.

La Maurienne, telle que l’a faite la ruine de ses bois, est une très âpre contrée, tantôt blanche par ses calcaires, tantôt noire par ses schistes, ou jaune par les gerçures de ses éboulis que l’ocre de fer colore en orange. Le haut de cette vallée nourrit des montagnards vigoureux, mais sous un ciel si froid qu’à part quelques cirques gardés des vents mauvais par de sourcilleux escarpements, l’année n’y suffit pas à l’évolution du grain. Le seigle, l’orge, l’avoine, y demandent plus de quinze mois pour croître jusqu’à maturité d’épi dans de pauvres champs suspendus en terrasse au-dessus des précipices. La basse Maurienne, en aval de Saint-Jean, a des sillons meilleurs, de la vigne et du blé, sous un climat moins barbare, mais la vallée de l’Arc y est palustre et fiévreuse dans les bassins qu’elle forme lorsqu’elle écarte ses deux parois de montagnes minérales.

Du côté du soleil tombent sur la Maurienne les ombres d’une énorme chaîne en demi-cercle dont la convexité regarde l’Italie ; c’est la Chaîne de la Maurienne, où les pics dépassent 3 000 mètres et vont jusqu’à 3 500. Le plus hautain d’entre eux, Rochemelon, tout entier sur le sol italien, a 3 548 mètres : 1 262 de moins que le Mont-Blanc, et cependant il passait autrefois avec le Viso pour le géant des Alpes, tant il a de souveraine grandeur, vu de la plaine du Piémont.

Sur cette chaîne passe la route internationale du Mont Cenis, l’un des : quatre grands cols allant de la vallée suisse ou française du Rhône à la plaine piémontaise : le col du Mont-Cenis est à 2 098 mètres d’altitude, entre Lanslebourg et Suse, entre l’Arc et la Doire Ripaire ; le col du Simplon s’ouvre à 2 020 mètres, entre Brigue et Domo d’Ossola, entre le Haut-Valais qui parle allemand, et le val de la Toce où l’on parle italien et qui descend au lac Majeur ; le col du Saint-Bernard (2 473 mètres), fameux par son hospice et ses chiens sauveurs, conduit du Bas-Valais, de Martigny, au val d’Aoste ; le col du Mont-Genèvre, le plus facile des quatre, à 1860 mètres seulement, est entre Briançon et Cézanne, entre la Durance et la Doire Ripaire. L’importance de ces passages diminuera ; le vingtième siècle verra des routes dompter tous les cols, et, comme le fait déjà le tunnel des Alpes, des souterrains percer tout mont qui barre un grand chemin des peuples.

Le tunnel des Alpes, foré d’outre en outre dans les entrailles d’un mont de la Maurienne, est jusqu’à ce jour le plus hardi de l’univers, mais le souterrain du Saint-Gothard en effacera bientôt la gloire. Il a 12 220 mètres de longueur, 1 190 mètres d’altitude à l’entrée française, 1 324 à l’entrée italienne, et mène les convois du fond de Modane en France au fond de Bardonnèche en Piémont. On l’appelle tunnel du Mont-Cenis, mais il en est à plus de 20 kilomètres, et deux fois plus près du Thabor (3 182 mètres).

La chaîne de la Maurienne, qui s’appuie à l’est aux frimas, de l’Iseran, s’épaule à l’ouest aux glaciers des Grandes-Rousses, couchés au pied du pic de l’Étendard (3 473 mètres) et de la Scie, qui, à 2 kilomètres au sud de l’Étendard, a justement la même hauteur. Les eaux de ces vastes mers de glace vont pour une petite part à l’Are, pour une grande : part à la Romanche, large torrent dont le Drac conduit le tribut à l’Isère.

Les Grandes-Rousses dressent leurs rocs de gneiss au nord de la Romanche ; au sud, des rocs plus hauts, des champs hivernaux plus grands, des cirques plus sinistres, des aiguilles plus dangereuses forment un monde éclatant, terrible, sublime. Et tout d’abord, au sud de la Grave, une des montagnes les plus grandioses de l’Europe, la Meije ou Aiguille du Midi, lève à 3 987 mètres un front presque inaccessible ; elle a été escaladée pour la première fois en 1877, après beaucoup de vaines tentatives. Ce Mont-Cervin des Alpes françaises fait partie du Pelvoux ; il s’élance dans le granitique pays d’Oisans, qui, s’il avait plus de forêts, vaudrait l’Oberland lui-même : sur 50 000 hectares, l’Oisans en a 16 000 ou 17 000 voués à la neige, à la glace éternelles, chaos de granits, de roches, de clapiers, d’éboulis, de moraines, de séracs, de crevasses, d’abîmes, de cascades, de ponts de neige, et de pans de glace aussi prodigieux que le sont, dans l’universellement fameux Oberland, les champs cristallisés où naissent l’Aar, les deux Lutchine et la Kander. On peut y faire bien près de 60 kilomètres sans quitter le parquet des glaces ou le tapis des neiges, depuis les cimes de la Grave jusqu’à l’Aiguille d’Olan, au-dessus des torrents qui forment le Vénéon.

L’Aiguille du Midi, sur la frontière de l’Isère et des Hautes-Alpes, n’est pas la pointe suprême de ces monts, non plus que le Pelvoux de Vallouise, qui pourtant a donné son nom au massif, à cause de la noblesse de sa double pyramide. Le premier rang dans tout le Pelvoux, dans tout l’Oisans, revient au géant détrôné de la France, à la Barre des Écrins (4 103 mètres).

Des antres de glace de ces montagnes sortent trois rivières qui ne craignent point l’été, car la chaleur du soleil fond l’hiver du Pelvoux : la Romanche court au Drac, le Vénéon à la Romanche ; la Gyronde, faite du Gyr et de l’Onde, est le torrent du beau bassin de la Vallouise, où les crétins foisonnent ; elle tombe dans la Durance, en aval de Briançon, qui est la plus haute de nos villes (1 321 mètres) ; et Briançon n’est pas loin de notre village le plus élevé, Salat-Véran, au-dessus du vallon de l’Aigue-Blanche, tributaire du Guil : Saint-Véran, à moitié vide en hiver, et n’ayant alors pour habitants que des pâtres blottis dans des étables chargées de neige, est posté à 2 009 mètres au-dessus des mers, au flanc de la montagne de Beauregard, haute elle-même de 3 005 mètres. Comme disent en leur patois les bergers de ces lieux, c’est la plus haute montagne où se mange du pain.

Saint-Véran.

De Saint-Véran au Viso la distance est courte. Le Viso, merveilleux par l’élégance de sa pyramide, est si grandiose, contemplé de la Haute-Italie, il se détache si bien des montagnes ses sœurs, il domine si royalement cette région des terres, qu’il a longtemps passé pour le premier de tous les pics des Alpes : il n’a cependant que 3 836 mètres, presque mille de moins que le Mont-Blanc ; on le voit du Dôme de Milan, c’est-à-dire de 186 kilomètres. Sa base nous appartient quelque peu, mais sa pointe est italienne. C’est la dernière Alpe très élevée sur le chemin du sud ; les pics dépassant de beaucoup 3 000 mètres deviennent rares, et à partir des sources du Var les Alpes s’abaissent rapidement vers la Méditerranée, mais elles sont toujours belles, et déjà les haleines du Midi font oublier le souffle du Nord, les lacs gelés et les sapins rigides.

Les Alpes françaises vaudraient la Suisse et le Tirol si leurs meilleures forêts n’avaient pas mordu la poussière. Chez le Savoyard, chez le Dauphinois, chez le Provençal, l’usinier, le marchand de bois, l’avide colon, le bûcheron, le pâtre, ont ruiné le mont, tari la source, fait de l’éternelle cascade une cascatelle à laquelle manque presque toujours son torrent et changé les paradis de verdure en ossuaires de rochers. Dans le Dauphiné septentrional de vastes bois verdissent encore, mais la déforestation ronge le Dauphiné méridional, le Comtat Venaissin, la Provence. Si l’homme ne met un frein à sa téméraire imbécillité, s’il enlève aux versants leurs dernières racines, ces pays deviendront un chaos de pierres avec des buissons, des touffes d’herbe rare et des lits de sable et de cailloux, fleuves secs et même torrides aux heures du grand soleil d’été, tandis qu’il suffit d’une trombe pour y jeter en quelques minutes un retentissant Niagara. Des contrées qui furent vertes, boisées, gazonnées, ruisselantes, arrivent sous nos yeux à la dernière limite du décharnement et du décarcassement, dans les Basses-Alpes, dans le Var, dans l’Embrunois, dans le val du Queyras où nombre de monts s’appellent aujourd’hui du nom commun de ruines, et un peu partout dans ce magnifique Sud-Est qui ne demanderait pour rajeunir que d’être moins véhémentement meurtri par ses fils.

Tout concourt à ce désastre immense : la montagne par ses roches friables, le sol par sa pente qui met les torrents à l’allure de 14 mètres par seconde, c’est-à-dire à la rapidité d’un cheval de course au galop ; le ciel par de noirs orages qui labourent ce qui reste d’humus au penchant des côtes, descellent et précipitent les blocs, et vident, pour ainsi dire, le mont dans les ravins ; les moutons, en arrachant l’herbe au lieu de la tondre comme la vache ; la chèvre en broutant des arbustes qui seraient devenus des arbres ; l’homme enfin, plus malfaisant que tous, en tirant des lias, des calcaires, des craies, des grès mous, le tissu de racines qui maintient les escarpements prêts à choir.

Le spectacle éternel des inondations qui passent comme l’éclair en déchirant les derniers lambeaux du sol ne décourage pas les gens de nos Alpes, race entêtée. La trombe écoulée, le montagnard relève sa digue, il recherche pieusement les miettes de son domaine et se confie encore à ses sillons indigents, à sa prairie aride, ensablée, ravinée, caillouteuse. Puis le mouton, la chèvre, les grands troupeaux transhumants du Piémont et de la Basse Provence remontent de pâturage en pâturage aux herbes suprêmes des pics, l’homme arrache les dernières souches et le mont s’éboule, et l’orage s’écroule, et le torrent repasse avec sa fureur. Voilà comment la Provence a vu fuir en trois siècles la moitié de sa terre végétale ; comment, dans les Hautes et les Basses-Alpes, l’humus s’en va par milliers d’hectares ; comment les villes deviennent des bourgs, les bourgs des villages, les villages des hameaux, les hameaux des murs croulants ou des lieux vides, et comment ces deux départements ont 150 000 habitants de moins qu’au moyen âge, 35 000 de moins qu’en 1836. Nos derniers recensements montrent que de 1861 à 1866 leur population a diminué de plus de 6 000 âmes, de près de 7 000 entre 1866 et 1872, de près de 3 000 entre 1872 et 1876. Ces départements presque : déserts perdent en moyenne à eux deux 1 000 personnes par an, malgré leur forte natalité. Ainsi que leur contrée, ces gens descendent la Durance : les uns vont à Marseille, d’autres à Lyon, et surtout à Paris ; il en est qui traversent la Méditerranée et s’établissent en Algérie ; beaucoup vont au Mexique et dans l’Amérique latine.

Mais un aussi beau pays ne pouvait pas s’écrouler jusqu’à son dernier caillou, jusqu’à sa dernière argile, pour aller combler obscurément la Méditerranée. Ce qu’a détruit l’extirpation des forêts, d’ores et déjà le reboisement le restaure. En 1870, nous avions déjà replanté dans nos Alpes bien près de 100 000 hectares. Et en dehors de ce grand travail, on couvre de chênes-truffiers les versants les plus stériles du Sud-Est, autour du Ventoux, au flanc du Lubéron et sur divers monts des Basses-Alpes.


4o Petites Alpes. — Les Petites Alpes, c’est-à-dire les monts qui vont des Grandes Alpes au Rhône, ont les beautés des régions calcaires ou crayeuses, des parois vives, des roches prodigieuses, des sources superbes, le contraste entre la-sécheresse du roc et la fraîcheur de la source. On y distingue divers chaînons ou massifs : les Petits monts de Savoie, la Grande-Chartreuse, les monts du Lans, les monts du Vercors, les monts de la Drôme, le Dévoluy, le Ventoux, les monts de Lure, les monts de Vaucluse, le Lubéron, les chaînons des Bouches-du-Rhône et du Var.


Des Petits monts de Savoie aux Petits monts de Provence. — Les créneaux des Petits monts de Savoie arrivent à peine à la moitié de la taille du Mont-Blanc, dont les neiges et les aiguilles sont la plus grande gloire de tous les panoramas de la Savoie crayeuse et calcaire. Sous différents noms, ces montagnes moyennes couvrent un charmant pays de la banlieue de Genève aux collines que l’Isère effleure au sud-est de Chambéry.

Parmi ces monts, le Salève (1 379 mètres), au midi de Genève, regarde le Léman : ce que fait aussi, presque en face de Vevey la vaudoise, la dent d’Oche (2 434 mètres), si belle, vue des heureuses villas de Lausanne. La Tournette (2 357 mètres) contemple de l’orient le ravissant las d’Annecy, que surveille de l’occident le Semnoz (1 704 mètres), « Righi de Savoie » souvent gravi pour son vaste horizon. Le Lac d’Annecy, grand de 2 500 hectares, profond de 30 mètres en moyenne, de 50 au maximum, miroite à 446 mètres au-dessus des mers ; il envoie des flots transparents au Fier, affluent du Rhône sorti d’un petit lac aux flancs du Chervin ou Grand Carré (2 414 mètres). Buvant peu de ruisseaux, et ces ruisseaux étant petits, il ne se comble qu’avec une excessive lenteur : à son extrémité d’amont il a perdu ce qu’a remplacé la plaine où coule paresseusement l’Eau Morte.

Le mont du Chat (1 497 mètres) trempe son pied dans le Lac du Bourget, chanté par Lamartine en strophes magiques ; les vers du Lac dureront aussi longtemps que le français, ou même lui survivront comme Virgile au latin. Le lac du Bourget brille à 231 mètres ; long de 16 kilomètres sur 5 de largeur, avec 80 de profondeur moyenne, 100 de profondeur extrême, il a 4 100 hectares : C’est beaucoup pour un lac français ; ce n’est rien au prix de l’étendue qu’il avait dans une ère géologique antérieure, quand le Bec de l’Échaillon tenait toujours aux roches qui lui font face de l’autre côté de l’Isère en aval de Grenoble. Alors le Rhône, qui n’avait pas encore troué le Jura vers Pierre-Châtel, s’étendait en une immense nappe où tombaient l’Isère et, près du Bec de l’Échaillon, la Romanche et le Drac. Le lac du Bourget frappe à l’ouest une rive droite, froide à l’ombre de hauts pics ; à l’est, il pénètre en baies dans un rivage plus chaud, moins haut, moins accore. Une rivière sans véhémence, le canal de Savières l’unit au Rhône par 4 kilomètres de cours dans les terres noyées, les prairies tremblantes, les roseaux, les joncs du marais de Chautagne, dont on fait venir le nom de calida stagna, les chauds étangs. Ce marais, peu à peu, gagne sur le lac, qui, de ce côté, c’est-à-dire sur sa rive septentrionale, s’envase avec rapidité. Sa principale ville riveraine est Aix-les-Bains, dont l’eau sulfureuse attire de tous les pays douze à quinze mille malades par an ; son affluent majeur, le Laisse, baigne l’ancienne capitale de la Savoie, l’aimable Chambéry, dans un frais bassin que Chateaubriand compare à la vallée péloponésienne où fut Lacédémone, au pied du Saint-Élie qu’on nomma le Taygète ; un monument célèbre se peint dans ses flots, château sépulcral au-dessus d’une onde immobile : c’est l’abbaye de Haute-Combe, le Saint-Denis des princes de la maison de Savoie.

La dent du Nivolet (1 558 mètres) commande le val de Chambéry : c’est un bastion des Beauges, espèce de Jura fait de chaînons parallèles qui, dit la tradition plutôt que l’histoire, servit longtemps de citadelle aux Sarrasins. Le Granier (1 938 mètres), au sud de Chambéry, a des escarpements menaçants ; il y a six cent trente et quelques années un pan de cette montagne tomba sur la ville de Saint-André et sur cinq villages, en écrasant cinq mille hommes ; il se prépare sans doute à renouveler cet exploit tragique : sur son flanc de vastes rochers pendent, il semble qu’ils vont tomber.

Le massif de la Grande-Chartreuse tire son nom d’un monastère fondé en 1 084 dans une gorge sauvage. Il a 125 kilomètres de tour, entre le Guiers, affluent du Rhône, et le coude tracé par l’Isère (avec Grenoble pour sommet), de sa sortie de la Savoie à son passage au pied des fières assises du Bec de l’Échaillon. Sa tête est Chamechaude, qui se lève à 2 087 mètres, sur la ligne idéale qui joindrait Grenoble à Chambéry. Tout calcairé qu’il est, il n’a pas été ruiné comme tant d’autres, ayant gardé ses profondes forêts et, avec les forêts, les torrents qui coulent toujours pour la fraîcheur des prairies et la magnificence des cascades. Ainsi qu’on doit l’attendre de la texture de ses roches, la Grande-Chartreuse n’est que bastions, fentes, anfractuosités, brèches, blocs écroulés, escarpements d’où l’on admire le val du Grésivaudan et les granits de Belledonne ; mais presque partout les bois et les gazons voilent discrètement la nudité de la carcasse calcaire.


Les Monts du Lans ont pour dernier éperon septentrional le Bec de l’Échaillon, levé en cap à 200 mètres au-dessus de la plaine où l’Isère, qui depuis Grenoble coule vers le nord, passe au sud-ouest par un brusque détour. De même nature que vis-à-vis d’eux la Grande-Chartreuse, ils en firent certainement partie avant d’en être distraits par l’entaille du val de l’Isère. Leur montagne culminante est la Moucherolle (2 289 mètres) ; leur gorge la plus vantée, celle du Furon de Sassenage. C’est d’eux que descend la Bourne, bel affluent de l’Isère.


Les Monts du Vercors ont pour tête le Grand Veymont (2 346 mètres), qui n’a pas le superbe aspect du Mont Aiguille, immense roche qui, semblable au Balaïtous dans les Pyrénées, est une espèce de Cervin français, si toutefois on peut comparer une paroi sans neiges de 2 097 mètres à un obélisque de 4 482 mètres étreint par des frimas éternels. On le nomme aussi Mont Inaccessible, et, en effet il semble qu’on n’y puisse arriver sans ailes ; néanmoins on l’a gravi. Le site le plus visité du Vercors est la gorge des Grands-Goulets, remplie des rumeurs de la Vernaison, torrent qui va rejoindre la Bourne dans l’étrange ville de Pont-en-Royans.

Les grands goulets.

Entre le Vercors et le Dévoluy sont les monts fantastiquement pittoresques du pays de Trièves.


Hauts de 1 000 à plus de 1 500 mètres, et même de 2 000, les Monts de la Drôme, eux aussi, sont faits de parois imitant de loin des monuments, des obélisques, des bastions, des citadelles ; ils ont des gorges désordonnées, cassées, heurtées, stériles le plus souvent, par instants touffues, et déjà méridionalement lumineuses ; on y voit des torrents à cascades, des flots bouillonnants sortant de la roche avec un volume de rivière, éternellement abreuvés qu’ils sont par les scialets, c’est-à-dire par les entonnoirs où tombent les eaux des forêts, des plateaux, des ravins supérieurs. Leurs escarpements les plus magnifiques ferment l’orient de Die, ville sur la Drôme. Ils s’appellent Mont Glandaz (2025 mètres) ; or dirait de loin les murs, les redans, les tours, les retraits d’un fort sans pareil ; et cette puissante architecture est chaudement colorée. La forêt de Saou est un cirque, jadis sombre de bois, dont les pentes se relèvent contre la montagne de Rochecourbe (1 622 mètres) : longue d’environ 12 kilomètres, sur moitié largeur, elle n’a d’autre issue que le passage d’un torrent qui court au Roubion, tributaire du Rhône.

Le mont Glandaz.


Malgré sa petitesse, le Dévoluy porte sur trois départements : les Hautes-Alpes, l’Isère et la Drôme. Ce stérile massif se sépare des monts de la Drôme au col de la Croix Haute (1 500 mètres d’altitude), dont profite le chemin de fer de Grenoble à Marseille. Il darde ses pics décharnés au nord-ouest de Gap et divise ses eaux entre le Drac, affluent de l’Isère, et le Buech, tributaire de la Durance : eaux rares d’ailleurs ; car le Dévoluy n’a plus d’arbres, et avec les arbres il a perdu les sources pérennes. Il perd aussi son reste d’humus, avec son humus ses hommes, et 3 000 personnes à peine y vivent, sur 48 000 hectares, du lait, de la chair de maigres troupeaux qui paissent le roc autant que l’herbe. Que son nom vienne ou ne vienne pas du latin devolutum (roulé, entraîné), ses monts se décomposent depuis qu’ils ne sont plus cimentés par des forêts ; ses crêtes s’écroulent sur les versants, et les versants dans des ravins que l’été rôtit, que l’hiver couvre de neige, et que les trombes dévorent en y jetant des torrents qui fouillent le soi jusqu’à l’os de la roche. Son maître pic, l’Obiou (2 793 mètres), appartient à l’Isère ; l’Aurouze, dans les Hautes-Alpes, a 2 715 mètres.


Le Ventoux (1 912 mètres) doit son nom aux vents violents qui descendent de son dos crayeux en fouettant ses chênes truffiers, ses bois de hêtres, ses semis de chênes, de cèdres, de pins sylvestres, de pins maritimes, et les ruches de ses colonies d’abeilles apportées au printemps et remportées en automne par les paysans du pied du mont. Pour nous servir d’un mot biblique, c’est du Ventoux que découle en partie l’illustre miel de Narbonne.

Avant son reboisement, qui consiste surtout en chênes truffiers faisant naître on ne sait comment, on ne sait pourquoi, la truffe odorante dans le sol qu’ils ombragent, le Ventoux était si nu, si rocheux et sans verdure qu’on l’avait comparé à une montagne de macadam. Il ne jette à la plaine aucun ruisseau constant, ses torrents ne coulent qu’aux pluies ou à la fonte des neiges, et presque toutes les eaux qu’aspirent ses pierres arides se rassemblent en une seule source de 173 litres par seconde, le Groseau, à Malaucène. Il a pour grands traits son avancement sur la plaine du Rhône, son panorama géant qui va des Pyrénées au Mont-Blanc, du Mézenc et de la Lozère aux Alpes du Viso, ses étages de climats et de plantes, comme en a chaque montagne en proportion de sa hauteur ; mais le Ventoux s’élançant d’une plaine chaude, colorée, le contraste entre les pieds et la tête est plus éclatant : en bas, c’est la Toscane pendant toute l’année ; en haut c’est la Suède et presque la Laponie durant les cent jours de l’hiver.

Le Ventoux appelait un observatoire des vents, des pluies, des tempêtes, sur son sommet dont l’azur trompe : où le passant d’en-bas, où l’homme des vallées voit un éther dormant, il se livre au contraire un éternel combat des puissances du ciel. Cet observatoire, il l’a maintenant, et l’on y dégagera, si l’on peut, les lois qui président aux passages des nues, aux mêlées des souffles de l’air.


Les Monts de Lure, également crayeux, continuent le Ventoux vers l’est jusqu’à la vallée de la Durance au-dessous de Sisteron. Roches arides, gorges nues et tourmentées, ils ne font pas de grandes rivières, mais de capricieux torrents, l’Ouvèze, la Nesque, le Caulon, la Largue et la Laye, ces deux dernières nées de sources puissantes. Leur plus haut sommet (1 827 mètres) domine de 1 100 mètres la ville de Saint-Étienne-les-Orgues.


Entre la plaine d’Avignon, le Caulon et la Nesque, les Monts de Vaucluse, faits de craies, atteignent. 1 187 mètres au sommet de la Garde, au nord-est d’Apt. Sur leur dos s’étend un plateau stérile, dénude, criblé d’avens où se précipitent les eaux d’orage, flots louches dont se fait dans l’ombre la transparente Sorgues de Vaucluse.


Le rougeâtre Lubéron ou Léberon, en partie crayeux, tombe au nord sur les gorges du Caulon, faible torrent, au midi sur la large plaine de la Durance, torrent colossal. Il revêt ses rochers de teintes méridionales sous le chaud soleil de Provence. S’il fut sylvestre, il ne l’est guère ; maison y plante des chênes truffiers et les forestiers essayent d’y conquérir 4 000 hectares à des bois futurs. Son plus haut sommet (1 195 mètres) se lève au sud-est d’Apt.

La Durance ne se jeta point toujours dans le Rhône au voisinage d’Avignon ; il fut un temps où elle coulait au sud et non pas au nord des Alpines : alors ces toutes petites montagnes, dont le culmen, le mont des Aupies, n’a que 492 mètres, faisaient sans doute partie du Lubéron.

Les Alpines sont richement colorées par les rayons du midi. Au moyen âge, dans un de leurs rocs, tendre calcaire, on tailla des maisons sculptées un très grand château, une enceinte, toute une cité, les Baux, qui eurent 4 000 âmes. Effrité, rongé, menaçant, tout cela dure encore ; mais aucun homme n’habite la Pompéi provençale : l’ennemi ne l’a point détruite, le sol ne s’est pas cabré sous elle, nul volcan ne l’a saisie ; son peuple l’a quittée, le paysan des environs brise à son gré ce fantôme de ville, qui pourtant, tout entier, est « monument historique », et le temps, dans le vide et le silence en use les chambres de pierre.

Si petites qu’elles soient, Îles Alpines paraissent grandes, tellement tout est bas et plat autour de leurs calcaires pelés. Elles s’élèvent du sein de la Crau, plaine qui fut d’une stérilité mémorable.

La Crau était un plan de poudingues ou pierres cimentées d’origine marine quand le Rhône et la Durance y déposèrent, non des alluvions, mais des cailloux. On calcule que le Rhône apporta les six septièmes de ces galets, la Durance à peine un septième[2]. Ainsi cailloux sur cailloux, elle méritait bien son nom, crau, étant, paraît-il, un radical celtique ayant la signification de roche, de pierre. Et certes si les rocs lui manquent, sauf les parois vives de ces Alpines dont elle borne la première assise, les galets en font, ou plutôt en faisaient tout le sol avant l’arrivée des eaux noirâtres de la Durance. Ces pierres sans herbe, ou parfois avec des brins maigres, courts et rôtis, ce plancher raboteux avait étonné les anciens, comme il étonne aujourd’hui les voyageurs que le chemin de fer mène, en longues lignes droites d’Arles, ville morte, à Marseille, cité vivante. Dans son Prométhée enchaîné, le poète aux vers d’airain, le tragique Eschyle, nous raconte comment Hercule rencontra dans ces vastes champs l’armée des Ligures : le héros n’avait pas l’arc infaillible et les flèches mortelles ; il succombait, quand le maître des hommes et des dieux, son divin père, fit tomber du ciel une pluie de cailloux dont Hercule aussitôt lapida ses ennemis. Ce sont ces cailloux célestes qui couvrent la Crau.

La Crau.

En hiver, au printemps, s’il tombe un peu de neige, et si le mistral passe en déchirant les airs, la plaine des pierres peut un instant ressembler à la Sibérie ; mais en été, c’est un Sahara qui dévore ; le véridique soleil y devient le père du mensonge, et dans l’air embrase qui vibre le mirage fait flotter des lacs transparents. Dans cette saison, les troupeaux qui broûtent, l’hiver, entre les galets, quittent la Crau sous la conduite de leurs bayles ou bergers, et s’en vont dans les pâtis élevés, savoureux, de la montagne des Alpes.

Mais le grand quart des 53 000 hectares de la Crau n’est déjà plus la Crau : portés par des canaux pris à la Durance, les limons ont empâté les graviers et fait du désert un jardin. Les cousous, c’est-à-dire les oasis, grandissent en tout sens avec le damier d’arrosage, chaque canal envoyant des embranchements, chaque embranchement des rigoles : damier tracé dans l’air comme il est dessiné sur le sol, car les grands et petits fossés dont il se compose, longues lignes droites ou courbes, sont accompagnés d’arbres élevés, peupliers, ormeaux, beaux cyprès, rageusement balancés par le mistral.

La verdure s’empare ainsi du Sahara provençal, comme elle s’emparera du grand delta français, la Camargue, voisine de la Crau par delà le fleuve, et comme elle s’est emparée de la Crau languedocienne : la lisière littorale étroite qui va du Rhône au Saint-Clair de Cette n’est autre chose qu’une Crau féconde à laquelle n’a point participé la Durance, Crau dont la zone des étangs est la Camargue, dont la Garrigue et les Cévennes sont les Alpines. De Cette au golfe de Fos, d’Avignon à la mer, ces plaines, filles du Rhône, attendent presque toutes que l’homme les délivre de la fièvre.

Sèches, dénudées, hachées comme les Alpines, mais plus hautes, les Montagnes de Provence, Trévaresse, Sainte-Victoire, chaîne de l’Étoile et Sainte-Baume, s’élèvent entre le val de la Durance, la Crau, l’étang de Berre et le littoral de Marseille à Toulon, sur le territoire des Bouches-du-Rhône et du Var : la Trévaresse, où fut un petit cratère, a 520 mètres ; la Sainte-Victoire (1 011 mètres) serait ainsi nommée du triomphe éclatant de Marius à la bataille de Pourrières, et les gens du pays célèbrent encore inconsciemment cet anniversaire de l’extermination des Teutons par des feux de joie allumés sur la montagne ; la chaîne de l’Étoile, coupée par le très long tunnel de la Nerte, a pour cime suprême (784 mètres) un mont Olympe, aussi nommé l’Ouripe ; la Sainte-Baume (1 154 mètres) est visitée par de nombreux pèlerins à cause d’une grotte (baume en patois du pays) où Madeleine aurait pleuré ses péchés.

Ces quatre chaînes, crayeuses et calcaires, s’unissent diversement, par des crêtes ou des plateaux, à des massifs de craie qui ont pour tête la pyramide de Lachen (1 715 mètres), entre Draguignan, Castellane et Grasse. Ces massifs, les Monts du Var, généralement très nus, très altérés, très désagrégés, sont sabrés par des clus, gorges d’immense profondeur où jaillit le cristal des foux, les sources les plus belles qu’on puisse rêver.


5o Maures, Estérel. — Au midi des monts du Var, les Maures et l’Estérel, qui ne se rattachent point aux Alpes de Provence, prouvent souverainement que la beauté n’est pas dans la hauteur : ils n’ont pas 800 mètres et sont magnifiques.

Les Maures bordent une mer adorable, entre l’Argens, l’Aille et le Gapeau. Schistes, granits, serpentine, bouquets d’orangers, palmiers, bois de châtaigniers, de pins d’Alep, de chênes-lièges, d’arbustes odorants, elles ont 80 000 hectares et très peu d’habitants, 400 mètres de moyenne hauteur, et 779 mètres à leurs deux points culminants, la Sauvette et Notre-Dame-des-Anges. Les Maures sont la Provence de la Provence, a dit Élie de Beaumont, en parlant plus spécialement de la vallée de Cogolin. C’est l’Afrique de la France, et ce fut il y a mille ans la France de l’Afrique. Nous foulons impunément, par delà les flots méditerranéens, vis-à-vis des Maures, un long rivage arabo-berbère ; mais il y eut un temps où, de ce rivage maintenant humilié, des Berbères et des Arabes venaient injurier la blanche Provence. Nulle part en France ces mécréants, ces Sarrasins, ces Maures ne bravèrent plus longtemps qu’ici les chrétiens dont la djéhad ou guerre sainte leur faisait un devoir de rougir de sang les hameaux et les villes ; ils eurent alors, au ixe et au xe siècles, de redoutables repaires sur la montagne aromatique à laquelle est resté leur nom, au milieu de forêts plus grandes qu’aujourd’hui. Toutefois les Maures sont le massif le plus bocager de la Provence : la Gueuse parfumée, comme on l’appelle, est peu vêtue.

L’Estérel est moins grand que les Maures ; il est plus bas, n’avant que 616 mètres au Mont Vinaigre ; il n’est pas moins beau, quoique la forêt véritable y manque. Les arbousiers, les bruyères arborescentes, le pin d’Alep, et en bas, dans les ravins, l’oranger et les herbes de suave odeur sont la parure de ce massif, l’un de ces pays méridionaux qui se sentent autant qu’ils se voient. Désert loin de la mer, à son centre et à ses sommets, il a des villas au bord de la Méditerranée, dans laquelle il plonge par de merveilleux caps de grès rouge et de porphyre, entre Fréjus où les Romains avaient des palais et Cannes où nous bâtissons des châteaux.



  1. Certains glaciers ont de 450 à 500 mètres d’épaisseur.
  2. Ou même un seizième seulement.