France, Algérie et colonies/France/02/06

LIbrairie Hachette et Cie (p. 129-138).


VI. PETITS MONTS ET GRANDES PLAINES


Cévennes et Monts-Français, Vosges, Jura, les Alpes, les Pyrénées, voilà nos montagnes.

Tout le reste n’est que hautes collines, moyens coteaux, plateaux bas et plaines.

Chez nous le Centre, l’Est, le Sud, sont à la montagne, à l’orient d’une ligne très sinueuse qu’on tracerait d’Avricourt (près de Lunéville) à Bayonne, avec un fort contour vers l’ouest pour englober toutes les dépendances du Plateau Central.

Le Nord, le Nord-Ouest, l’Ouest, sont au coteau ou à la plaine. Là les lignes de partage des eaux courent généralement sur des collines de peu d’élévation, ayant de 100 à 200 mètres, et moins souvent 200 à 250 ou 300. Même le tracé de faîte est parfois insensible, sur des plateaux fort laids, quand des bois n’en cachent pas les vagues ondulations. Ainsi la vaste Beauce, entre la Loire et la Seine, fatigue le passant par son éternelle égalité de niveau et sa nudité verte ou jaune selon que le blé croît ou que la moisson s’approche.


1o Argonne, Ardennes, Champagne Pouilleuse. — Par l’Argonne, suite : de plateaux et de coteaux calcaires ou crayeux de 250 à 400 mètres d’altitude où se forme l’Aisne et que longe la Meuse, le plateau de Langres s’attache aux Ardennes, massif schisteux qui monte à 700 mètres, mais non pas en France ; leur lieu culminant chez nous, la Croix-Scaille, au nord-est de Monthermé, sur la frontière de Belgique, a 504 mètres seulement.

En France leurs plateaux, rièses ou fagnes, sont bien dignes du dernier de ces noms, qui veut dire la boue, la fange, en divers patois du français d’oil ; car, entre les bois de chênes, de bouleaux, de sycomores, on voit des tourbières, et beaucoup de marais nés de l’imperméabilité du sol. Aussi le climat des Ardennes est-il plus humide et plus froid que ne le comportent l’altitude et la latitude. Le ciel est plus clément dans les vallées, très sinueuses, très profondes, où les bois ne peuvent pas toujours descendre à cause de la raideur, quelquefois de l’à pic des versants. Parmi ces vallées, celle de la Meuse et de la Semoy sont d’un grand caractère.

Ardennes est un nom celte : pour les uns, il signifie pays élevé (mot à mot, plus haut) ; pour les autres, il signifie forêt ; et en effet, les bois de ce massif, si vastes soient-ils en divers cantons français, luxembourgeois, allemands ou belges, ne nous montrent qu’un faible débris de l’immense nation d’arbres qui couvrit jadis cette marche de la Gaule et de la Germanie. Partant du pays de Paris, sur la Seine ou sur l’Oise, elle ne s’arrêtait qu’au Rhin, pour recommencer de l’autre côté du fleuve tragique sous le nom de forêt d’Hercynie[1]. Les Romains, les Germains, les Celtes l’entamèrent peu ou point ; le moyen âge la redoutait, il la peupla de légendes, mais il finit par y porter la cognée ; l’âge moderne tend à la détruire, comme presque tout ce qu’il touche des œuvres de la nature accessibles à sa petitesse. Les Ardennes françaises divisent leurs rivières entre la Meuse et la Seine ; les Ardennes belges donnent naissance à l’Oise.

De l’Argonne, on voit à l’ouest la Champagne Pouilleuse ; des Ardennes, on la voit au sud. Cette grande plaine de craie blanche s’étend plus ou mains sur quatre départements : Ardennes, Marne, Aube, Aisne. Elle n’est pas belle, elle n’est pas riche, elle n’est point bocagère, elle a de tristes chaumières et de laids villages. Son nom la peint : Pouilleuse ne signifiait pas seulement couvert de poux, rongé de vermine, il voulait aussi dire pauvre, misérable, nu, ce qu’est justement le plateau de la Champagne. Beauce par la platitude, la sécheresse des plateaux, la rareté des vallons où murmure une eau courante, il ne livre pas aux souffles de juillet le jaune océan d’épis qui fait l’orgueil des champs beaucerons. Quand on ne l’a pas brisée pour la mélanger de marne, sa dure carapace n’entretient que des herbes rabougries ; même généreusement engraissée de fumier, elle donne à regret une vie languissante aux semences qu’on lui confie ; et les résineux qu’on y plante montent sans ardeur d’un sol qui n’a pas assez de sucs pour composer des troncs vigoureux. Les vallées de la craie champenoise brillent au contraire par un grand luxe de prairies, d’arbres, de sources vives, de ruisseaux bleus. Parmi les flots qui reflètent les ponts de Paris, beaucoup sont sortis des fontaines de la plaine pouilleuse : fontaines qui, suivant les années, descendent ou remontent le vallon supérieur où elles naissent ; il y a dans ce pays nombre de lieux dont le nom commence par le mot Somme, c’est-à-dire tête ou source ; et ces lieux marquent en effet la source normale d’une rivière : Somme-Sois ou Somsois, Somme-Puy ou Sompuis, Somme-Soude, Somme-Sous, Somme-Aisne ou Sommaisne. Somme-Yèvre, Somme-Bionne, Somme-Tourbe, Somme-Suippe, Somme-Py, Somme-Vesle, etc. Mais cette source habituelle, ancienne, historique, diminue par les longues sécheresses : un cycle d’années ardentes peut même la tarir ; alors elle va jaillir plus bas dans la vallée, à tel niveau inférieur qui reçoit les eaux cachées d’un plus vaste bassin, au-dessous d’un confluent souterrain de ces lacs invisibles qui sont les mamelles des ruisseaux.


2o Massif de Sancerre. Sologne, Brenne, Beauce, Gâtinais, Brie. — Près du centre de la France, non loin de Sancerre, ville fièrement campée sur une colline regardant de plus de 150 mètres de haut le lit de l’inconstante Loire, le massif de Sancerre lève à 434 mètres la plus élevée de ses collines de craie : c’est le lieu de départ de la Sauldre, principale rivière de la Sologne.

Du massif de Sancerre aux collines de Perche, c’est-à-dire de la France du centre à celle du nord-ouest, il n’y a pas un seul coteau régnant sur l’horizon ; ce ne sont que taupinières, talus, rares sillons de vallon ou de vallée, et çà et là de vagues soulèvements, car il est au monde peu de pays plats comme une table de marbre, unis comme un lac tranquille. Nous avons là deux grandes plaines, la Sologne et la Beauce : l’une au sud, l’autre au nord de la Loire.

La Sologne partage ses 450 000 à 500 000 hectares et ses 100 000 habitants à peine entre deux départements, le Loir-et-Cher et le Cher ; à la Ferté-Saint-Aubin, à la Motte-Beuvron, à Salbris, le chemin de fer d’Orléans à Vierzon la traverse à peu près par le milieu. Elle s’étend du Cher à la Loire, sur le Cosson et le Beuvron, tributaires de gauche de la Loire, et sur la Sauldre, affluent de droite du Cher. Terre imperméable, stérile, dure au colon, elle a des bois qui la parent, des étangs qui la ruinent. Dans le seul arrondissement de Romorantin, près de mille bassins d’eau croupie reflètent le ciel et distribuent la mort. Plus que l’indigence du sol, ces lagunes font la misère du peuple solognot : moitié lacs et moitié marais sur fond d’argile et de mâchefer, elles abandonnent en été leurs rives ; alors, née des limons fervescents, la fièvre frappe à la porte des cabanes ; la Sologne est malsaine autant qu’elle est pauvre.

Mais ce destin peut changer, déjà même il change : un plateau penché qui était forêt doit cesser d’être marécage, sa pente fût-elle presque insensible ; or, la Sologne est assez inclinée. Vider les étangs, planter des arbres, surtout des résineux, mêler de la marne aux éléments froids, du sol, ainsi se régénère le chétif pays où l’on accusait à tort un village, Tremblevif, aujourd’hui Saint-Viâtre, de tirer son nom des frissons de la fièvre.

Des pins, des chênes, des bouleaux, jeunes forêts, poussent maintenant en Sologne, et l’on espère qu’ils finiront par y vêtir près de 300 000 hectares, laissant ainsi les deux cinquièmes du sol à la culture, champs, prés, jardins que le drainage assainira, que les amendements fertiliser ont en donnant aux argiles siliceuses le calcaire ou la craie qui leur manquent. Déjà le canal de la Sauldre porte de Blancafort à la Mothe-Beuvron les marnes crayeuses du massif de Sancerre. On attend plus encore du canal de la Sologne, qui, partant de la Loire à Châtillon, gagnera le Cher à Monthou par un voyage de 148 kilomètres le long duquel il épanchera les eaux fécondantes de la Loire et de la Sauldre.

Une autre plaine miasmatique, la Brenne, ou Sologne de Berry, quatre à cinq fois plus petite que la grande Sologne, sème aussi la fièvre sur des bourgs et des hameaux du Centre, dans le département de l’Indre, à 50 ou 60 kilomètres en droite ligne au sud-sud-ouest de la Sologne, entre l’Indre et la Creuse, à des altitudes de 100 à 150 mètres. Condamnée par son peu de pente et par l’imperméabilité du sous-sol à la stagnance, ou du moins à la lenteur des eaux, elle a 8 000 hectares d’étangs sur 105 000. Et malheureusement ces bassins ne couvrent pas toute l’année la boue funeste de leur lit. La sécheresse, pour peu qu’elle soit longue, les éloigne en été de leurs rives d’hiver, la vase alors fermente au soleil et son poison va ravager vingt-trois communes.

L’homme, cette bête nuisible, a dénaturé ce pays : de forêt mouillée, mais salubre, il l’a fait marais à partir du treizième siècle en barrant les vallons pour former des étangs. En jetant à bas ces dignes fatales, en traçant des canaux de délivrance, en créant des prés, en semant des grains, en plantant des arbres, il peut restaurer, il restaure déjà ce misérable séjour où récemment encore la moyenne de la vie n’était guère que de vingt-deux ans.

La Beauce appartient à cinq départements : Loiret, Seine-et-Oise, Eure-et-Loir, Loir-et-Cher, Indre-et-Loire. À grandes lignes, elle va de l’Essonne à la Brenne ou rivière de Châteaurenault, de l’Eure et du Loir à la Loire. Du clocher de Chartres, de Châteaudun, des hauteurs de Vendôme, de Blois, d’Orléans, de Pithiviers, d’Étampes, on voit également se perdre à l’horizon son plateau sans collines, sans halliers, sans rivières : « Ô Beauce, triste sol, que te manque-t-il, disait un mauvais poète[2] en mauvais latin ? Au plus six choses : des fonts, des prés, des bois, des rocs, des vergers, des vignes. » Et cependant la Beauce avait sans doute encore des forêts profondes, partant des sources en plus grande abondance. Sous les yeux de nos pères des ruisseaux beaucerons ont tari, d’autres ont porté leur jaillissement plus bas dans la vallée : le Loir, par exemple, commence à 8 kilomètres en aval de l’étang, sec aujourd’hui, dont il sortait jadis.

Il n’y a pas de campagne plus banale que ce tapis de céréales et de prairies artificielles. D’autres plaines ont la majesté de la nature libre ou les anneaux d’un fleuve ou le miroir d’un lac ou la courtine des forêts. Il en est que borde la mer grondante ou que réjouissent, en mille canaux, des torrents venus à flots pressés des neiges éternelles qu’on voit briller à l’horizon. La Beauce ne connaît pas ces magnificences. C’est une terre fertile dont le sol léger ne retient pas les eaux pour en créer des rivières, des lacs, tout au moins des étangs. Des fossés, quelques mares, sont tout ce que lui accordent ses avares Naïades. L’herbe n’y verdoie point, le soleil y poudroie, terrible, faute d’ombre et d’eau. Aller en été, par un jour sans brise, d’un bourg de Beauce à l’autre, par un sentier bordé d’épis, haie jaune et qui réverbère, c’est voyager dans un Sahara qui serait le Tell par excellence, un Tell tout à fait français, monts en moins, meules de paille en plus. Les routes qui relient ses bourgs vont tout droit devant elles, sans ombrage, ou quelquefois entre des arbres misérablement étriqués, sans jamais varier d’horizon : un clocher, des paillers, des moulins à vent reculent et s’effacent derrière le voyageur, pendant que d’autres ailes de moulin, et d’autres meules de paille, et d’autres clochers d’église grandissent devant lui. Ces chemins passent rarement devant des jardins et des fermes, car presque tous les Beaucerons vivent à la ville ou au village, loin des champs qui font leur richesse. L’altitude de ce grenier de la France oscille entre 100 et 150 mètres.

À l’est, la Beauce, insensiblement, devient le Gâtinais, pays peu ou point fécond, étangs qu’on dessèche, coteaux mous, plaines, plateaux nus qui ont pour seuls ornements les clochers de leurs églises et leurs moulins à vent, échoppes en bois plantées sur la maison du meunier, faute de moulins sur les ruisseaux qui sont rares, faibles, tarissants et presque sans pente. Le Gâtinais va de la forêt d’Orléans, qui est la plus grande en France (49 300 hectares), à la forêt de Fontainebleau (16 900 hectares), l’une des plus belles malgré l’aridité de son sol tout de sable ou de grès : ses 20 000 kilomètres de routes et de routins n’ont pas un seul pont sur un vrai ruisseau et ses mares ne sont que de légères érosions de la table de grès, avec un tout petit peu d’eau pour la soif des oiseaux, des cerfs et des sangliers. Il y passe bien une rivière, fraîche, pure, toujours égale, mais qui la traverse sans la toucher, et qu’on ne voit jamais, car elle coule tantôt sous terre dans des tubes, tantôt en l’air sur ua rang d’arcades : c’est le siphon de la Vannes, qui verse aux Parisiens les meilleures fontaines de la Bourgogne. La forêt de Fontainebleau s’avance jusqu’à la vallée de la Seine, qui la sépare de la Brie, plaine à grains semblable à la Beauce, mais plus petite, plus boisée, plus variée, moins sèche. La Brie, sillonnée par l’Yères, va de la Seine à la Marne.


3o Monts d’Alençon. — Au nord et à l’ouest d’Alençon, à 250 kilomètres des monts de Sancerre, la forêt d’Écouves et la forêt de Multonne arrivent également à 417 mètres : altitude si faible qu’il y a quelque hardiesse à les appeler des montagnes ; mais comme chacun loue sa chacunière, les riverains de la Sarthe en aval d’Alençon disent orgueilleusement en parlant de deux collines de ce double massif, le Narbonne (119 mètres) et le Haut-Fourché (128 mètres) :

Si Haut-Fourché était sur Narbonne,
On verrait Paris et Rome.

C’est comme le dicton d’Auvergne, qui, lui du moins, parle de monts et non pas de coteaux :

Si Dôme était sur Dôme,
On verrait les portes de Rome.

Ces hauteurs abreuvent un fleuve côtier, l’Orne, et deux rivières du bassin de la Loire, la Sarthe et la Mayenne.


4o Monts de Bretagne. — Les monts de Bretagne, schistes couronnés de grès, forment deux chaînes. La chaîne septentrionale se nomme, dans les Côtes-du-Nord, Méné[3] ou Ménez (540 mètres au mont Bélair) et, dans le Finistère, Montagne d’Arhès ou d’Arrée (391 mètres à la chapelle Saint-Michel) ; encore boisée, elle le fut plus. La chaîne méridionale, au sud de l’Aune, s’appelle Montagne Noire ; elle se termine en vue de là baie de Douarnenez par le Méné-Hom : ou Mont-de-l’Auge (330 mètres) qui a trois humbles cimes pierreuses, vêtues de bruyères et de genêts épineux. Ainsi les monts bretons ne sont que des collines, mais la Bretagne n’est pas triviale.

C’est le pays des granits, des bruyères, des chênes, des haies odorantes, des genêts fleuris, des champs de blé noir à la tige rouge, à la fleur blanche, la dure Armorique embrassée par l’Océan, comme le dit son nom breton Armor, la Mer. C’est la terre pâle, austère, osseuse, humide, intime et calme dans ses vallons, violente, bruyante, obscure, orageuse, infernale au bord des flots qui l’assiègent. Sans soleil elle a la beauté, sans montagnes elle a la grandeur, sans névés elle a mille torrents. Et la vague marine s’y apaise en lacs dans les fiords qui, de la Manche ou de l’Atlantique, vont laver les granits bretons, à travers le littoral engraissé de plantes marines auquel ses jaunes moissons ont mérité le nom de la Ceinture d’Or.

C’est la patrie des hommes du devoir, des capitaines qui meurent au feu, des marins qui meurent à la mer : tel bourg de cette côte a deux cimetières, l’enclos béni pour les Bretonnes, l’Océan pour les Bretons. Nulle province n’a tant fait pour l’honneur de la France, en France et à tous les carrefours du monde.

O Breiz-izel ! O kaéra brô !
Coat enn hé c’hreiz, môr enn he zrô !

Ô Bretagne ! Ô très beau pays, bois au milieu, mer à l’entour !

Ainsi dit le poète armoricain dans la langue que la moitié, sinon les deux tiers des Bretons ont quittée pour le français ; et pourtant, cet idiome, vieux de plusieurs mille ans, est plein de chansons d’amour, de ballades religieuses, d’épopées, de stances naïves où le sourire brille à travers les larmes : poésie où respire l’âme simple, forte, résignée, dévouée, passionnée, de ce premier des peuples français.



  1. L’Hercynie, c’est le Hartz des Allemands.
  2. Venantius Fortunatus, évêque de Poitiers.
  3. L’expression de Monts du Mené est une tautologie : le nom breton Mene ou Menez signifie justement montagne.