France, Algérie et colonies/Algérie/05

LIbrairie Hachette et Cie (p. 653-659).


CHAPITRE V

LES STEPPES OU LANDE


Le Hodna ; les Steppes ; la Mer d’alfa ; les Zahrèz ; l’Amour ; les Chotts. — Derrière le Tell, devant le Sahara, les Steppes, qu’on pourrait appeler aussi Landes, couvrent 40 millions d’hectares, l’aire de 16 à 17 départements. Dans la province de Constantine, cette nature de terrains se confond à peu près avec le Tell, et malgré sa nudité, ses lacs de sel, son sirocco, son peu de pluie, elle est terre à grains comme le bord de la Méditerranée.

Plus à l’ouest, sous le méridien de Bougie, le vaste bassin qui verse ses eaux dans le Hodna, cuvette sans écoulement, n’est pas non plus steppe, mais terre mixte : Tell quand on l’arrose, Sahara quand on ne l’arrose pas. Il est capable des plus opulentes moissons. Le lac ou plutôt l’étang du Hodna s’appelle aussi Chott-es-Saïda. Son altitude est de 400 mètres, sa longueur de 70 kilomètres, sa largeur de 10 à 25, son étendue de 27 654 hectares, sa profondeur très faible en été ; ses eaux font place à de vastes tapis de sel. Les plaines qui l’entourent n’attendent que des canaux fournis par les oueds de la montagne hodnéenne pour mériter leur vieux surnom de « Métidja du sud », et justement ces oueds roulent des eaux abondantes, au moins ceux qui viennent du nord, d’une haute chaîne çà et là sylvestre dont les maîtres pics ont en hiver des tiares de neige : tous ces torrents, coulant dans des vallées étranglées, sont comme faits pour des étagements de réservoirs.

Le plus fort des oueds hodnéens, le Ksab (135 kilomètres), descend de la Medjana, reçoit les eaux de Bordjbou-Aréridj et passe à Msila ; sur un de ses tributaires du sud est Bou-Saada : Msila, comme Bou-Saada, n’a que fort peu d’Européens encore : arabes, kabyles et juives, ces deux villes deviendront françaises à mesure que s’étendra le réseau des séguias[1]. On prétend que les Romains, et après les Romains les Berbères, avaient soumis à l’irrigation plus de 100 000 hectares dans le Hodna ; de nombreux restes en témoignent, barrages, maçonneries, châteaux d’eau diviseurs, traces de canaux et de rigoles.

À l’ouest du Hodna, dans les provinces d’Alger et d’Oran, le Steppe s’écarte plus de la nature du Tell, notamment sur la table des plateaux oranais : monts au nord et monts au sud ; grands lacs salés qui sont des chaudières d’évaporation avec plus de sel que d’eau ; lits d’oueds desséchés entre des berges d’argile, de sable, de schiste ou de calcaire ; rédirs ou flaques dans les cuvettes à fond étanche ; puits saumâtres ; pâturages verts ou roux suivant la saison ; champs à perte de vue couverts d’alfa, de chiehh et de diss, plantes textiles ; bouquets de jujubiers sauvages et de bétoums ou térébinthes ; climat extrême ayant des froids de −5, −10, −12 degrés et des chaleurs de 40, 45, 48 ; vents infatigables secouant plus de poussière qu’ils n’amènent de pluie, comme chez nous le turbulent mistral.

Est-ce à dire que ce pays rude puisse échapper au destin du Tell qui est d’élever une grande nation ? Non : ce climat dur est sain par la sécheresse de l’air et l’altitude des sites ; ses pâturages aromatiques peuvent entretenir à millions les moutons et les bœufs ; le térébinthe y croit à merveille, et comme lui plus d’un arbre capable avec le temps de former des forêts ; la vigne peut s’emparer de ses mamelons ; de ses calcaires, de ses craies il sort de magnifiques fontaines : ainsi, par exemple, à Chellala, bourg sis à quelques lieues de la rive gauche du Chéliff des Steppes, une grotte épanche allègrement toute une limpide rivière ; le Tell n’a point de plus bel aïn, il n’a peut-être pas d’aussi beaux jardins. L’impuissance du Steppe, son destin fatal de ne supporter que des pasteurs errants de mare en mare et de citerne en citerne, tout cela c’était de la fable. Que de plateaux chez nous n’ont tant de sol créateur, sous un soleil moins capable de prodiges !

Pour ne point dépasser la réalité du moment, la Lande algérienne a déjà sa richesse, l’alfa[2], dont on fait surtout du papier ; cette plante y couvre non pas des milliers, mais des millions d’hectares ; des chemins de fer vont unir le littoral de la Méditerranée au rivage de ce que parfois on nomme la Mer d’alfa : Rachgoun à Sebdou, Arzeu à Saïda, Tiaret à Mostaganem, Alger à Aïn-Ouséra ; l’un d’eux est livré, celui d’Arzeu à Tafraoua par Saïda. Le Maroc, Tunis, Tripoli, d’autres pays encore arrachent des alfas, mais il ne semble pas qu’ils en possèdent autant que notre Tell, surtout le Tell oranais où des milliers d’alfatiers recueillent ce trésor inattendu : principalement des Espagnols habitués par l’Espagne elle-même à la récolte de cette sorte de plante, commune dans l’orient de la Péninsule, sous un climat sérénissime semblable à celui de l’Oranie. La sparterie[3] occupe un grand nombre d’hommes en Andalousie, en terre murcienne, en pays valencien.

La Mer d’alfa.

En prenant les Steppes à l’est, à partir du faîte occidental du bassin du Hodna, l’on rencontre d’abord le Zahrez Oriental, lac salé de 50 000 hectares, à 840 mètres d’altitude, entre des monts de craie dont il ne lui vient aucun torrent vivant ; aussi n’est-il presque jamais rempli ; sa provision de sel est de 330 millions de tonnes.

À moins de 40 kilomètres à l’ouest-sud-ouest de cette sebkha, le Zahrez Occidental, à 857 mètres au-dessus des mers, a 32 000 hectares et 200 millions de tonnes de sel. En temps de crue, et seulement alors, une rivière réussit à pénétrer dans cette cuvette à travers un bourrelet de dunes ; on l’appelle Oued-Mélah ; ce nom, malheureusement trop commun dans l’Atlas, veut dire la Rivière Salée. L’Oued-Mélah naît dans les bois du Senalba (1 570 mètres), massif de craie ; il passe devant un bourg sis à 1 147 mètres, sous un climat de froids vifs et de fortes chaleurs, à Djelfa, dans un pays que ses eaux et ses forêts font supérieur à bien des vallées telliennes : on a surnommé Djelfa le Versailles de Laghouat. À deux kilomètres en aval, l’Oued-Mélah reçoit des sources donnant 300 litres par seconde, puis il tombe en cascades et va lécher le fameux Rocher de Sel, qui quadruple sa salure.

Il n’y a pas loin de la pointe occidentale du Zahrez de l’Ouest à la branche la plus longue du Chéliff supérieur. On sait que ce fleuve n’appartient au Tell que du pied de la paroi de Boghar à la falaise de la Méditerranée ; au-dessus de Boghar il relève du Steppe, mais, semblable au pays de Djelfa, le grand massif dont il sort, le Djébel-Amour, est un Tell, et des meilleurs. Ce massif crayeux de 700 000 hectares émet des fontaines qu’on dit admirables, et qui se partagent entre le Steppe et le Désert, ou plutôt qui meurent avant d’atteindre l’un ou l’autre. Ses maîtres pies, peu ou point mesurés encore, dépassent 1 400 mètres dans l’Amour proprement dit et approchent de 1 600 mètres dans le Sénalba, son prolongement au nord-est. Dans le Ksel, qui le continue au sud-ouest, le Touilet-Makna s’élève à 1 937 mètres ; le Bou-Derga, dominant Géryville, a 1 959 mètres ; et peut-être qu’il y a des pics de plus de 2 000 mètres dans ce massif d’où les vues sur le Sahara sont indiciblement grandioses. Parmi les bourgs blottis dans ses gorges à la faveur d’une source ou d’un oued, on nomme Aflou, près d’un des ras-el-ma du Chéliff des Steppes, à 1 350 mètres d’altitude ; et Géryville, petite place d’armes, à 1 307 mètres.

Quand, marchant toujours vers l’ouest, on a quitté le bassin du Chéliff des Landes, on arrive sur un nouveau lac salé de 165 000 hectares, le Chott Oriental, long de 150 kilomètres sur 10, 15 à 20 de large, à 1 000 mètres d’altitude. C’est encore un bien triste « lac » que ce champ du mirage, les oueds de montagne et de plateau que la pente lui destine ayant rarement la force de l’atteindre ; des falaises basses, des dunes sans gazon, sans arbres, sans culture, contemplent ses flaques, ses bourbiers, ses argiles sèches, ses lits de sel, ses cristaux de gypse ; des fonts thermales, un peu saumâtres, jaillissent de ses rives ; on le traverse par des espèces d’isthmes, dos de sable entre des fondrières dangereuses en temps de grandes pluies.

Quarante et quelques kilomètres en ligne droite, du nord-est au sud-ouest, le séparent du Chott Occidental. Celui-ci, non moins élevé que l’Oriental, n’est ni plus beau, ni plus cultivé sur ses rivages, ni plus boisé, ni plus riant, ni mieux rempli, mais son sol est plus ferme, son rebord plus haut. La ligne de notre frontière avec le Maroc le divise en deux bassins : le Chott des Haméïan (55 000 hectares), qui a 40 kilomètres sur 8 à 20, est à nous ; le Chott des Maïa, ou plutôt des Méhaïa, relève de l’empire du Gharb ou de l’Ouest (Maroc).

Entre le Chott Occidental et les oueds supérieurs du Sig et de la Tafna, sur des plateaux qui sont Tell autant que Steppe, 300 000 hectares appartiennent à la Dayat-el-Ferd et au versant de cette Malouïa, qu’il y a lieu de réclamer sans retard comme frontière historique de l’Algérie. La Dayat-el-Ferd ou Mare du Bœuf est un étang pauvre comme les Zahrez et les Chotts, et beaucoup plus petit ; il n’y a qu’une source pérenne dans tout son bassin, qu’entourent des montagnes où domine le Tenouchfi.



  1. Canaux d’arrosage.
  2. Ou plutôt khalfa, avec une forte aspiration.
  3. Extraction du sparte ou alfa ; fabrication d’espadrilles, de cordes et de cordages, de tapis et paillassons.