France, Algérie et colonies/Algérie/04

LIbrairie Hachette et Cie (p. 613-653).


CHAPITRE IV

RIVAGES ET FLEUVES DU TELL


1o Du Maroc au Chéliff ; Tafna, Macta. — Les rivages du Tell sont hauts, accores, déchirés. Çà et là quelque plaine y continue la ligne de la mer au repos avec des ondulations moindres que les sillons bleu-noir de la Méditerranée quand le vent du Nord la soulève ; mais partout ailleurs, même aux bouches des fleuves (presque toutes simples brèches de ce mur), c’est une côte de fer, avec des ravins qui parfois enveloppent de petits paradis ombreux au bord de leurs sources, dans leur profondeur ignorée.

Les fleuves du Tell, violents quand il pleut, ont peu d’eau dès qu’il ne pleut point. Plus d’un n’arrive même pas à la plaine, ou ne l’atteint que pour filtrer bientôt dans la terre entre les tamaris et les lauriers-roses. Ce qui leur manque, c’est de croître. Ils reçoivent beaucoup d’affluents, mais n’en gardent point les eaux : sauf en montagne, il n’y a guère en leur lit que l’onde que vient d’y verser quelque source ou quelque ruisseau ; et bientôt cette onde là disparaît, bue par des fissures, par la porosité du sol, par les racines de la rive, l’ardeur du ciel, l’avidité des jardins et des prairies. Si bien que la plupart des oueds[1] algériens renaissent à chaque confluent, mais n’ont jamais la force de grandir : excepté quand les longues pluies, les neiges fondantes, les lourds orages leur donnent pour quelques heures des flots croissant normalement de l’amont à l’aval. Chacune de ces renaissances est généralement pour eux l’occasion d’un nom nouveau.

C’est une habitude commune aux peuples arabes de changer à chaque instant le nom d’un oued : quand il recueille un affluent, quand sa vallée s’élargit, se rétrécit ou prend un nouvel aspect, quand ses bords s’ombragent de tel ou tel arbre, quand ses eaux sont franchies par un gué fréquenté, quand il passe près d’un rocher, d’un campement, d’un marché, d’une chapelle de saint musulman, quand il est rapide, quand il dort, quand il forme un gouffre, quand il frôle une rive qu’ensanglanta la bataille, quand il boit les eaux d’une source chaude ou d’une fontaine salée, quand il change de teinte par suite du passage dans un autre terrain ou du confluent d’une rivière autrement colorée, quand les parois de son lit sont rouges, jaunes, blanches, noires ou grises.

Aucun n’est navigable, mais tous peuvent irriguer les alluvions riveraines, Les aïn (sources[2]) et les ras-el-ma (têtes de ruisseaux), les barrages que, dans un tel pays, il est facile d’enraciner à l’issue des gorges, transformeront cette Afrique « au sol d’airain qu’un ciel brûlant calcine »[3]. Sur les terres durcies par la chaleur l’eau créera des jardins intenses, les vignes fleuriront sur des versants maintenant décharnés la forêt reverdira. Jadis, conte la légende, on pouvait aller de Tanger à Tripoli sans souffrir du soleil ; il serait facile aujourd’hui de faire ce voyage sans trouver d’ombre.

Les bassins des fleuves algériens sont fort courts, par l’étroit embrassement de la montagne et de la mer : toutefois le Chéliff a plus de 650 kilomètres.

À grandes lignes, sans les sinuosités secondaires, le littoral du Tell français a 1 000 kilomètres. Il donne sur la Méditerranée, simple golfe de l’Océan, avec lequel elle communique au détroit de Gibraltar. Sans le grand courant qui verse le flot vert de la mer de Bretagne dans le flot bleu de la mer d’Algérie, nous verrions sécher peu à peu le lac qui sépare les deux Frances : si la nature soudait le promontoire de Tarik[4] à la côte africaine par une convulsion du sol, par un subit enfantement de roche ou par la lente poussée des siècles, la Méditerranée descendrait comme la Caspienne au-dessous des Océans ; insensiblement elle abandonnerait ses rivages, bien qu’elle boive le Rhône, le Pô, le Nil et la rivière amère de Stamboul, le Bosphore, où passent à la fois le Don, le Dniéper et le Danube.

À l’embouchure d’un faible torrent, le Kis ou Adijeroud, s’arrête la souveraineté de l’empereur marocain. Ce commencement de notre littoral est voisin du 35e degré de latitude ; mais aussitôt la côte monte à l’est-nord-est ; à part de courtes plages, et sauf les caprices de la ligne des golfes, elle reste fidèle à cette direction, si bien qu’elle va couper le 36e degré aux environs de Mostaganem, et le 37e près de Collo et près de Bône : ainsi la province d’Oran est plus loin de la France que la province d’Alger, et la province d’Alger plus que la province de Constantine.

Le premier cap français bien coupé, c’est le cap Milonia ; le premier mont riverain, c’est le Zendal où Pain de Sucre (613 mètres) ; la première ville, c’est Nemours, mauvais port où il entre plus de caboteurs espagnols que de navires français. En remontant les branches du torrent qui s’y verse à la mer, on arrive à Sidi-Brahim et à la charmante Nédroma : charmante non pas comme cité, car c’est un labyrinthe de ruelles, un écheveau de masures, un amas de décombres, mais par son site ravissant, sur un penchant du Filaousen (1 157 mètres), dont le rom berbère signifie la Montagne du Kermès ; Nédroma, encore toute kabyle, arabe et juive, a pour habitants des descendants de Maures chassés d’Espagne, et quelques Nédromiens conservent encore la clef de leur vieille maison d’Andalousie. Quant à Sidi-Brahim, son arbre est immortel : souvenir plus grand que saint Louis rendant la justice sous le chêne de Vincennes, c’est à l’ombre de son palmier qu’Abd-el-Kader tendit en 1847 son yatagan au général Lamoricière ; là même, dix-huit mois auparavant, triomphe inutile du sabre courbe sur la baïonnette, il avait massacré des centaines de Français, cavaliers et fantassins pris au trébuchet dans une embuscade.

Le cap Noë, au nord-est de Nemours, se noue à une montagne de 859 mètres, le Tadjéra ou Mont carré des Trara, habité par des Berbères qui sont parmi les moins mêlés d’Arabes qu’il y ait en Oranie. Il contemple à l’est la crique d’Honein, ancienne ville qui a disparu de ce rivage après avoir mis au monde le fondateur de la grande dynastie berbère des Almohades ; 25 kilomètres à vol d’oiseau séparent cet abrupt promontoire de l’île de Rachgoun, bloc de pouzzolane de 60 mètres de haut commandant l’embouchure de la Tafna.


La Tafna, très sinueuse, a près de 450 kilomètres de cours. Elle est célèbre pour avoir donné son nom à un traité malheureux signé en 1837 par le futur conquérant de l’Afrique, celui qui devint le maréchal Bugeaud, due d’Isly : traité qui, de vainqueurs que nous étions, faisait de nous les vaincus d’Abd-el-Kader. Si, deux ans après, l’émir n’avait pas brisé lui-même cette paix honteuse et boîteuse, à peine serions-nous en Algérie, grâce aux forts d’Alger, de Bône et d’Oran, ce que l’Espagne est au Maroc, grâce à Ceuta et autres presidios. Cette rivière partage son bassin entre les Marocains et les Français dont elle relève pour un peu plus de 550 000 hectares. Elle sort, en temps de pluie, d’une grotte ouverte dans les monts de Terni, non loin de Sehdou ; en temps sec, elle jaillit un peu plus bas que cette caverne, dans une prairie, par une source de 300 litres à la seconde. De cette belle fontaine, elle descend aussitôt par un lit sauvage, sous le nom d’Oued-el-Khouf ou torrent de la Peur, qu’elle doit à ses gouffres, à ses cascades. Laissant à gauche Sebdou, elle recueille la rivière des Béni-Snous, le bleu Tafrent, dont le ras-el_ma le plus éloigné sourd au pied du Toumzaït ; puis, dans une vallée féconde, soleïlleuse, qui n’a pas encore de villages, mais qui aura des villes un jour, elle ouvre sa rive gauche pour recevoir la Mouila, sa rive droite pour recevoir l’Isser Occidental. Après avoir percé par de longs serpentements la chaîne des monts littoraux, elle entre en mer sur la plage de Rachgoun, où l’on médite un port, qui sera celui de Tlemcen.

La Mouila, c’est-à-dire la Salée, la Saumâtre, vient du djebel des Béni-Snassen, Marocains qui nous ont souvent attaqués, que nous avons souvent vaincus, qu’il est dans notre destin d’annexer bientôt. Grossie de l’Isly, qu’immortalise la bataille de 1844, elle entre en Algérie pour y recevoir l’Oued-fou, rivière de Lella-Marnia et gagner presque aussitôt la Tafna, près des thermes sulfureux d’Hammam-bou-Ghara.


L’Isser Occidental, très tortueux, a près de 100 kilomètres jusqu’à l’Aïn-Isser, et 125 jusqu’à la naissance du Chouli-Aïn-Isser, dans une vallée des monts Tlemcéniens, est une fontaine de 300 litres par seconde, voisine de la source de Sidi-Brahim (200 litres). Devenant aussitôt rivière — car ce beau pays regorge de fonts pures — il passe à Lamorlelère, où tombe l’Aïn-Sultan (200 litres). Jusque-là transparent, il se trouble en aval de cette ville naissante, à partir d’une cascade de 12 mètres, et ni l’Oued-Chouli, torrent clair, ni l’Aïn-Telleut, source de 175 litres, ne lui rendent sa lucidité première. Il reçoit un oued du nom de Saf-Saf, qui veut dire la rivière des Trembles : celle-ci forme les cascades d’El-Ourit et boit les eaux de Tlemcen.

Des terres rougeâtres d’une vallée paisible que de puissantes croupes dominent à l’horizon, le Saf-Saf, venu du froid plateau de Terni sous le nom de Méfrouche, bondit d’abord en sauts rapides sur un petit plateau où il repose un instant. Puis le sol se dérobe encore et, d’une roche élevée, le Méfrouche glisse dans la trame d’un tissu de verdure ; des franges de cette draperie qui tremble avec les brillants filets de la cascade, l’eau goutte plutôt qu’elle ne tombe au pied de la merveilleuse tenture. C’est là le « saut Mortel », la chute la plus haute, mais ce n’est pas la dernière : du bassin qu’elle remplit de ses ruisseaux d’argent jusqu’au pont de la route de Tlemcen à Lamoricière, le torrent plonge encore, de cascade en cascade ; sur ces cataractes, qui toutes ensemble ont peut-être 1 500 pieds de haut[5], sur les gouffres où l’eau folle s’endort un moment dans des vasques profondes, les chevelures de lianes, les touffes de buissons, les figuiers, de grands arbres, se penchent sur la somnolence ou sur le fracas des flots. D’immenses rocs rougeâtres, droits comme des murs, regardent ce site idéalement beau.

Tlemcen reçoit d’El-Ourit, par un canal, une partie des eaux qui font sa beauté : même elle demande à détourner tout le Méfrouche au-dessus de la cascade. Cette ville assise à 816 mètres sur un plateau, dans une forêt d’oliviers, est la Bab-el-Gharb des Arabes, c’est-à-dire la Porte du Couchant ; et de fait, elle surveille de près le Maroc. Dans son enceinte même et dans sa banlieue, à Sidi-bou-Médine et à Mansoura, s’élèvent, les uns branlants, les autres solides, quelques-uns des monuments les plus beaux de l’Islam africain. C’est que cette cité régna sur le turbulent empire fondé par le Berbère Yarmoracen, et qu’un sultan du Maroc, après quatre ans de siège, bâtit vis-à-vis d’elle, et près d’elle, et contre elle, une ville forte d’où il l’attaqua plus de quatre ans encore : cette seconde Tlemcen est Mansoura, dont l’enceinte, vieille de bientôt cinq siècles et demi, jette son ombre sur un village français.

Mansoura.


À l’embouchure de la Tafna succède Béni-Saf, port d’une mine de fer colossalement riche, comme le sont tant d’autres en Algérie ; puis vient l’anse de Camérata, site de ruines romaines ; puis la bouche du Rio Salado (70 kilomètres), ruisseau venu des monts des Ouled-Zeïr à travers les champs fertiles d’Aïn-Temouchent ; puis le cap Figalo, promontoire accore suivi du cap Sigale, qui regarde, à la distance de 11 kilomètres, l’égrènement d’écueils des îles Habibas.

Du cap Lindlès au cap Falcon s’ouvre un golfe évasé, vis-à-vis de l’île Plane, roc habité par des éperviers ; ce golfe bat la plage des Andalouses, qui est Le Sidi-Ferruch d’Oran : comme l’armée qui prit Alger débarqua sur le rivage de Sidi-Ferruch, et marcha sur la ville des pirates par les ravins du Bouzaréa, de même un ennemi pourrait débarquer aux Andalouses et marcher sur Oran par les ravins du schisteux Merdjadjou, ou chaîne de Santa-Cruz (584 mètres) ; mais de cette montagne escarpée il est facile de faire une place d’armes inviolable. Au cap Falcon, d’où luit un phare, commence le golfe d’Oran, qui renferme un des meilleurs ports naturels de l’Afrique française et la capitale d’une de nos trois provinces : ce port est Mers-el-Kéhir ; cette capitale, Oran.

Mers-el-Kébir, à 7 ou 8 kilomètres d’Oran, n’est que forts et casernes accrochés à un éperon du Merdjadjou qui garde sa rade des vents du nord. Le voisinage d’Oran la tue, d’Oran qui sans doute n’existerait même pas, sur sa rive dangereuse, si la source de Ras-el-Aïn, dont l’excellence est grande, n’avait fait naître dans un étroit ravin la cité devenue la métropole de l’Ouest. Mers-el-Kébir, dont le nom mérité veut dire le Grand Port, peut devenir un Gibraltar africain.

Oran, plus espagnole aujourd’hui que française, en même temps qu’arabe, juive et nègre, est un mauvais port que la nature combat, que l’art des ingénieurs défend. Place très commerçante et qui grandit à vue d’œil, elle est pressée dans des ravines, penchée sur des talus, assise sur des plateaux, juchée sur des escarpements dominés par les rochers nus et la naissante forêt de Santa-Cruz. Le tremblement de terre qui la culbuta vers la fin du siècle dernier n’eut pas la force de fendre les châteaux puissants bâtis sur les ressauts de la montagne par les Espagnols, alors ses maîtres, et ces beaux castillos la surveillent encore. Le plateau que couvrent ses quartiers du sud se continue par une plaine rougeâtre, nue, monotone, qui finit au pied du bleu Tessala ; les eaux de cette plaine vont à la Sebkha d’Oran, misérable lagune de 32 000 hectares, qu’on pourra vider entièrement par un canal allant en tranchée vers le Rio Salado ; pour l’instant, c’est une cuve sans profondeur, presque toujours sans eaux, où l’on marche sur du sel qui craque, du soi qui cède.

Oran.

D’Oran aux caps qui terminent son golfe au nord-est, le Djébel-Kahar (604 mètres) ou Montagne des Lions, cône isolé qu’on prendrait de loin pour un volcan sur un plateau, contemple une côte élevée ; plus loin le Djebel-Orouze (631 mètres) plonge dans le flot par le cap de l’Aiguille, le cap Ferrat, le cap Carbon, qui sont trois bornes entre le golfe d’Oran et le golfe d’Arzeu et Mostaganem.

Arzeu ressemble à Mers-el-Kébir : une grande fontaine en eût fait une grande ville, car son port est excellent ; les Romains l’appelaient Portus Magnus, comme ils nommaient Mers-el-Kébir Portus Divinus. On lui a prédit de hautes destinées, mais jusqu’à ce jour il languit au bord d’une rade capable d’accepter 200 navires ; il compte sur le chemin de fer qui l’unit à la plaine d’Eghris et à la Mer d’alfa de Saïda-Géryville. Cette ligne longe le golfe d’Arzeu jusqu’au delà de la plage de sable où la Macta tombe dans la mer par un courant sans profondeur, au pied de dunes qui la rejettent à l’ouest.


La Macta, qui draine un bassin de près d’un million d’hectares, sort des vastes marais où se joignent l’Habra et le Sig. Son volume est de 2 mètres cubes par seconde à l’étiage, de 800 en grande crue. Elle n’a que 5 kilomètres.

À 30 kilomètres à vol d’oiseau au sud-ouest de Mascara, trois oueds se rencontrent dans le val des Trois-Rivières, et le plus grand de ces courants vient précisément d’en recevoir un quatrième : ce bassin devrait donc se nommer les Quatre-Rivières. C’est une chose rare qu’un confluent de quatre vallées.

Les quatre cours d’eau qui se sont donné ce rendez-vous, le Taria, le Fékan, le Houénet, le Melréier, forment la rivière de l’Oued-el-Hammam, qui prend plus bas le nom d’Habra.

L’Oued-Taria commence par l’Aïn-Tifrit (400 à 500 litres par seconde), que brise presque aussitôt une chute de 25 mètres ; au-dessous des ruines romaines de Bénian, au-dessus de l’ancienne smala de spahis d’Ouisert, il se double de l’Oued-Saïda, qu’on nomme ainsi de Saïda (890 mètres d’altitude), et qui se gonfle du tribut de l’Aïn-Nazreg (300 litres) et de l’Aïn-Ouangal (175 litres). C’est près des Trois-Rivières que l’Oued-Taria s’unit à l’Oued-Fékan.

Dès sa source, l’Oued-Fékan roule de 600 à 900 litres par seconde à l’étiage. Il sort de l’Aïn-Fékan, profond étang bordé çà et là de roseaux, entouré de trembles, de peupliers, et aussi d’eucalyptus plantés pour combattre le méphitisme. On attribue de très puissantes vertus fébrifuges à l’eucalyptus, qui dégage une odeur aromatique. Si soleilleuse, si marécageuse, si peu balayée des vents, si mortelle que soit une vallée, il suffirait pour l’assainir de quelques-uns de ces gommiers ; puis cet arbre qui fait, dit-on, la salubrité de l’Australie, comme le niaouli celle de la Nouvelle-Calédonie, est une merveille de la nature : il croît extraordinairement vite, il donne un bois droit, dur, compact, imputrescible ; il monte à 150 mètres : plus encore que le sapin de Californie c’est le géant des forêts.

L’abondance d’Aïn-Fékan ne vient point de quelque grande montagne dont la fontaine recevrait invisiblement les eaux : la reine des sources de la province d’Oran doit son trésor de flots clairs aux ruisseaux qui filtrent dans les terres poreuses de la Plaine d’Eghris, laquelle, à 900 mètres de moyenne altitude, a pour ville Mascara la salubre. Mascara (585 mètres) n’est point bâtie sur ses alluvions, mais elle couvre, au-dessus d’elle, et tout près d’elle, deux coteaux séparés par l’Oued-Toudman, dans un vignoble dont les vins sont une liqueur de feu. Les deux collines qu’occupe cette cité sont le revers méridional des montagnes de terre des Béni-Chougran (911 mètres), appelées par les Arabes Chareb-er-Rihh ou la Lèvre du Vent. Quand, disent-ils, Allah créa la Terre, il mit les monts dans un sac et les versa sur le sol ; lorsque le monde fut couvert de plateaux, de dômes, de bosses, de pitons, il regarda dans le sac et, le voyant encore à demi plein, le vida brusquement sur le pays des Béni-Chougran : des maudits Chougran, comme disaient nos soldats qui luttèrent souvent contre eux. L’Oued-Fékan n’a guère que 10 kilomètres ; à moitié course il tombe de 12 à 15 mètres dans un effondrement rempli de végétations folles.

Le Houénet et le Melréier sont à la fois plus longs et plus faibles que le Taria et que le Fékan. Le Melréier a sa source dans les environs de Daya (1 275 mètres), sur la frontière du Tell et du Steppe.

La rivière née de ce concours d’oueds s’appelle d’abord Oued-el-Hammam, parce qu’elle passe près du Hammam ou source chaude de Bou-Hanéfia ; puis elle baigne le hameau de la Guethna, patrie de l’homme auquel nous devons l’Afrique. C’est là que naquit Abd-ei-Kader en 1807. Si ce marabout de la tribu des Hachem, si cet homme de fer, à la fois poète, prêtre, prophète, orateur, législateur et guerrier, n’avait pas remué contre nous ciel et terre, armé les Arabes, les Kabyles et le Maroc, attaqué nos camps pendant quinze années et forcé nos généraux à le pourchasser jusqu’au bord du Grand Désert, nous nous débattrions sans doute encore contre le néant de l’occupation restreinte.

Au confluent de l’Oued-Fergoug, descendu des Béni-Chougran, l’Habra passe entre deux collines rocheuses qu’on a réunies par une digue de 478 mètres de long sur 40 mètres de haut et 38 à 39 d’épaisseur à la base. Devant un pareil obstacle, la fille des plus beaux aïoun du Tell de Mascara recule au loin dans les trois gorges qui se rencontrent en amont du barrage ; elle forme de la sorte un lac à trois pointes où dorment 14 millions de mètres cubes. Ce sont des oueds terreux qui s’arrêtent contre la digue cyclopéenne, c’est une rivière de cristal, épurée par le sommeil de ses flots, qui sort du lac pour aller arroser l’immense plaine de Perrégaux, ville nouvelle, jusqu’aux marais où l’Habra s’achève, après un cours de 235 kilomètres.

Le Sig (215 kilomètres), moins long que l’Habra, apporte moins d’eau. Commençant au sud de Daya, sur la frontière du Steppe, il descend à Magenta, puis à Sidi-Ali-ben-Youb, où il reçoit un hammam de 220 litres par seconde. Sous le nom de Mekerra, ses canaux donnent à boire aux jardins de Sidi-bel-Abbés (490 mètres), ville pour l’instant plus espagnole que française, bâtie au centre du Tell oranais, à distance égale de la mer et du Haut-Plateau, en vue des craies du Tessala (1 063 mètres). Arrêté par un barrage au moment de quitter définitivement la montagne, il reflue en un lac allongé, réserve de 3 275 000 mètres cubes pour les riches campagnes de Saint-Denis-du-Sig, ville semblable à Sidi-bel-Abbès en ce qu’elle est beaucoup moins française qu’andalouse, murcienne et valencienne.


De la bouche de la Macta à Mostaganem, le rivage est droit et sans abri. Mostaganem n’a point dû son existence à son port : elle n’a qu’un débarcadère périlleux, impraticable en hiver, et par tout mauvais temps ; elle tient « la vie, le mouvement et l’être » de sa Fontaine Jaune (Aïn-Seufra), source de 167 litres par seconde. C’est à 12 kilomètres au nord de cette ville qu’arrive en mer le Chéliff, entre de hautes collines.




2o Le Chéliff. — Avec ses 665 kilomètres, dans un bassin de 4 millions d’hectares, le Chéliff est probablement l’oued le plus long du Tell berbère. Ce n’est pas le plus beau.

Il a deux branches mères : la plus longue, le Chélif des Steppes, arrive du sud, du Djébel-Amour. Elle coule, quand elle coule, sur des plateaux qui ne sont point Tell, bien que séparés du Désert par la montagne, qui ne sont pas Désert non plus, bien que séparés du Tell par de hauts massifs de l’Atlas ; elle serpente, en un mot, sur les Steppes. L’un des petits oueds qui la forment arrose le vallon d’Aflou (1 350 mètres) ; elle passe à Taguin, puis près de Zerguin qui lui fournit une source de 200 litres par seconde, et va s’unir au Nahr-el-Ouassel en aval de Chabounia, par 685 mètres.

Le Nahr-el-Ouassel (mot à mot le Fleuve naissant) passe pour être moins sec que le Chéliff des Steppes ; quand il se confond avec l’oued du Djébel-Amour, il n’a parcouru que 165 kilomètres, 100 de moins que son rival. Il commence aux environs de Tiaret, ville à 1 090 mètres d’altitude, par l’oued des Soixante-dix Sources (Sebaïn Aïoun) ; puis il court vers l’est, longeant de loin par sa rive gauche les hautes montagnes de Thaza, et de près par sa rive droite un raide escarpement : si l’on gravit ce haut talus, tantôt pente et tantôt paroi, l’on entre dans une plaine immense, barrée à l’horizon du sud par le Nador et les monts crétacés de Goudjila et de Chellala : c’est le pays des tourbillons de poussière, c’est le fauve Sersou, qui n’a pas de colons, mais il en aura : bien qu’au midi des chaînes telliennes, il est Tell.

Le Chéliff entre dans le Tell au pied de la falaise de Boghar, par moins de 500 mètres d’altitude. De ce bourg de Boghar, à 500 ou 600 mètres au-dessus du fleuve, 1 050 ? au-dessus des mers, la vue règne sur des montagnes confuses, des plateaux, des vallées, et se perd au midi dans l’infini du Steppe ; comme on l’a dit, Boghar est le Balcon du Sud. Parfois étreint par des gorges, parfois errant amplement dans des plaines, le fleuve coule désormais dans la plus longue vallée de l’Algérie ; grande route entre l’Ouest et l’Est. Il baigne tantôt la lisière des montagnes qui rattachent le cap de Boghar au nœud de l’Ouaransénis par des pics de 1 500 à 1 804 mètres, tantôt le pied de la chaîne d’entre Chéliff et Métidja. Il lèche des berges terreuses trahissant la profondeur des alluvions de cette vallée qui deviendra sans faute un des greniers de l’Afrique Mineure. Ses eaux, rares en été, violentes pendant les pluies, louches en tout temps, arrosent la plaine d’Amoura, dominée à l’orient par le massif qui porte la saine et fraîche Médéa, bâtie à 927 mètres, entre des vignobles déjà célèbres.

Plus bas, d’Affreville, cité naissante, on voit se lever abruptement au nord le Zaccar ; et à mi-montagne, à 8 ou 9 kilomètres par une route à grands lacets, à 740 mètres d’altitude, se montre la paisible Miliana. Sous un climat tempéré, les vignes qui l’entourent font un vin généreux, et les flancs du Zaccar lui versent, au fort même de l’été, 300 litres par seconde, eau limpide qui s’élance d’usine en usine vers le bas-fond d’Affreville. De Miliana, mieux encore des deux Zaccar, qui règnent au-dessus d’elle, on admire un entassement de montagnes que regarde l’Œil du monde.

En aval de Duperré, le fleuve côtoie le mont Doui (991 mètres), puis, à la lisière de la forêt de thuyas des Béni-Rached, à 2 kilomètres en aval du confluent de l’Oued-Fodda, torrent qui passe au pied de l’Œil du monde, un barrage l’arrête au fond d’un étranglement : de colline à colline, la digue a 12 mètres de hauteur, 14 de largeur à la base, et les eaux reculent à 4 ou 5 kilomètres en amont. Cette réserve permet d’irriguer 9 000 hectares dans le poudreux bassin d’Orléansville.

Orléansville a quelque avenir : c’est la cité médiane entre Alger et Oran, le centre de la vallée du fleuve. Le Chéliff n’y est plus qu’à 140 mètres au-dessus de la mer ; sur lui repose la richesse du pays, ses irrigations seules peuvent en rafraîchir le sol calciné, le torride climat. De cette ville dont on boise les brûlantes collines, le fleuve court à la mer en suivant le pied méridional du Dabra, très hautes collines ayant pour cimes culminantes des djébels d’un peu plus ou d’un peu moins de 800 mètres, et pour principales bourgades Mazouna, Cassaigne et Renault : Mazoura est encore tout indigène ; Renault et Cassaigne sont des lieux français, récemment fondés. Ce fut un pays dur à courber que ce Dahra dont une caverne vivra dans l’histoire, celle de Necmaria, où les Ouled-Riah aimèrent mieux mourir enfumés que d’implorer l’aman[6]. Soumises tard, longtemps frémissantes, ses tribus n’ont vu que tout dernièrement arriver les colons ; fertile et très salubre, ce mont sera vite envahi.

Brûlé de soleil sur son versant du sud, le Dahra n’envoie au fleuve que des oueds tarissants ; mais sur la rive opposée des torrents plus longs, plus larges, moins prompts à sécher, tombent de cet Ouaransénis autour duquel le Nahr-el-Ouassel, puis le Chéliff, tracent un arc de cercle de près de 350 kilomètres avec seulement 75 kilomètres de corde : tels sont le Sly et le Riou. Le principal tributaire du Chéliff, la Mina (200 kilomètres), n’a point son origine dans le massif de l’Œil du monde ; elle vient de la bordure du Steppe, du pied du Nador (1 412 mètres), au sud de Tiaret ; et c’est près de ses sources que s’élèvent les Djédar, trois vieux monuments, des sépultures sans doute comme le Medracen et le Tombeau de la Chrétienne. La Mina tombe en une charmante cascade, haute de 42 mètres, le Saut de Hourara, à 12 ou 15 kilomètres au sud de Tiaret. À Fortasa, elle ouvre son lit à plus grand qu’elle, à l’Oued-el-Ahd (135 kilomètres), jolie rivière qu’a broyée plus haut la cascade de Tagremaret : fils de fontaines transparentes, ce tributaire lui verse à l’étiage 1 000 litres d’eau claire par seconde, tandis qu’elle-même n’en roule que 800 à 900. Arrivée dans la grande plaine du Chéliff, la Mina fournit des canaux aux campagnes de Relizane, champs de leur naturel marâtres, argileux, salés, torréfiés : laissés à eux-mêmes, ils restent d’une stérilité presque absolue ; à peine s’ils portent de misérables touffes de plantes salines ; mais dès qu’on y fait passer les eaux de la rivière, ils deviennent d’une fertilité rare.

Tombeau de la Chrétienne.

Le Chéliff, en plaine, a 400 mètres de large ; dans la coupure entre les monts du Dahra et le ressaut du plateau de Mostaganem, il s’étrangle à 80, à 70, à 60. Il s’engloutit dans la Méditerranée à 42 kilomètres au nord-est de Mostaganem. Cette Loire de Berbérie est semblable à la Loire de France par sa route au cœur du pays et par là grande courbe de sa vallée, dirigée d’abord du sud au nord jusqu’à Amoura, puis de l’est à l’ouest, ainsi que fait notre fleuve, de sa source à Briare et à Gien, et de Gien à l’Atlantique.

Devant Orléansville, quand il n’a point encore bu le Sly, le Riou, la Djiddiouia, la Mina, il roule suivant la saison 1 500 litres à 1 448 mètres cubes par seconde. Pendant deux mois, du 15 juillet au 15 septembre, il ne traîne que 1 500 à 3 000 litres ; d’avril à juillet il en mène 3 000 à 5 000 ; en hiver il passe avec un flot de 50 à 60 mètres cubes ; ses crues ordinaires sont de 400 mètres par seconde, les grandes crues de 1 100 : — le 16 décembre 1877, il en débitait 1 448.




3o Du Chéliff à Bougie : le Mazafran, l’Isser Oriental, le Sébaou, le Sahel. — Au delà du Chéliff, la côte longe le Dahra, qui lui envoie de tout petits torrents ; elle est triste, presque déserte. Entre le cap Khamis et le cap Magraoua, la province d’Oran fait place à la province d’Alger, dont le premier port est Ténès : port, c’est trop dire ; l’anse de Ténès, ouverte aux vents fâcheux, n’a par elle-même aucun avantage ; il n’y a d’avenir pour elle que dans des jetées qui la garantiront des tempêtes et dans le chemin de fer qui nouera cette plage cernée d’escarpements à la grande vallée du Chéliff.

De Ténès, embryon de port, à Cherchell, cadavre de cité, la rive est peu frangée ; des monts la serrent de près, hauts de plus de mille mètres et qui rattachent au Dahra le massif du Zaccar et des Béni-Ménasser ; on, les appelle monts des Zatima, d’après une tribu berbère campée sur leurs cimes entre l’horizon de la mer et celui du Chéliff. Cherchell, qui sans doute sera peu dans l’avenir, fut beaucoup dans le passé : qui reconnaîtrait dans cette bourgade la Julia Cæsarea des Romains, la résidence de Juba II, la capitale de la Mauritanie Césarienne où l’on admirait plus de monuments bâtis pour les siècles que nous n’y voyons aujourd’hui de baraques administratives ? Son port, très petit, n’admet que des bricks de 100 à 150 tonnes, par 3 à 4 mètres d’eau.

Au delà de Cherchell on côtoie d’abord le Chénoua, beau mont de 861 mètres ; puis on passe devant Tipaza, qui fut une ville romaine et n’est plus qu’un village français, à l’issue occidentale de la Métidja. On longe ensuite le Sahel. Ce mot arabe veut dire côte, et par extension massif littoral ; il désigne ici de hautes collines où les Français ont de bonnes colonies, sous un climat sain venté par la brise de terre et la brise de mer. Sa cime la plus élevée se dresse près de Tipaza : resserrée entre la Méditerranée et les sillons qui ont remplacé les eaux miasmatiques du lac Halloula, elle porte un monument célèbre : le Tombeau de la Chrétienne. Malgré son nom, cet énorme édifice, qui de loin ressemble à un coteau sur un autre coteau, ne couvre point les os d’une servante du Christ ; c’est la sépulture, la « grande Pyramide » des rois de la vieille Mauritanie ; bâti probablement par Juba II, il est moins ancien que le Médracen, qui paraît lui avoir servi de modèle : le Médracen, le Tombeau de Madrous, s’élève dans la province de Constantine, sur le plateau sillonné de monts nus, de lacs salés et d’oueds souvent taris que traverse le route de Constantine à Batna ; ce serait le sépulcre des rois numides, et Micipsa l’aurait dressé pour honorer Massinissa, son père.

C’est le Mazafran qui sépare le Sahel de Coléa du Sahel d’Alger. Long de 20 kilomètres (de 100 jusqu’au ras-el-ma le plus reculé du Bou-Roumi), ce fleuve est fait de trois torrents, dont un seul, la Chiffa, coule avec abondance. La Chiffa dérobe ses sources dans les forêts des monts de Médéa et de Blida ; longtemps elle heurte ses flots contre les rochers d’une gorge fameuse, entre le Béni-Salah et le Mouzaïa, puis elle pénètre dans la Métidja : là elle irrigue, et se souille tellement par les canaux que lui renvoie la plaine qu’elle prend le nom d’Eau Jaune, d’Eau de Safran, ce que veulent dire les mots arabes Ma et zafran. Elle reçoit le Bou-Roumi et l’Oued-Djer : le Bou-Roumi sort, comme la Chiffa, de ce Djébel de Médéa où notre armée, lors de sa première expédition dans la montagne africaine, salua le Vieil Atlas de vingt et un coups de canon ; l’Oued-Djer, arrivé du Zaccar, passe devant Hammam-Righa, sources guérissantes ; il arrosera 18 000 hectares de Métidja quand on l’aura retenu par une levée capable de rassembler 20 millions de mètres cubes d’eau. C’est en remontant sa gorge que le chemin de fer d’Alger à Oran passe de Métidja en Chéliff.

Gorges de la Chiffa.

Du Mazafran jusqu’à la ville des Corsaires le Sahel déroule un beau spectacle. On passe devant Sidi-Ferruch, qui vit débarquer l’armée française, le 14 juin 1830. Au delà de la Pointe Pescade, à tous les étages du mont Bouzaréa (402 mètres), des villas éclatantes se montrent dans les orangers, les oliviers, les cyprès, les pins parasols, au-dessus des haies d’aloès ou des palettes épineuses du figuier de Barbarie.

Alger est à distance presque égale du Maroc et de la Tunisie, sur une baie en demi-cercle ayant 20 kilomètres d’ouverture. Elle monte en blanc amphithéâtre sur une raide colline du Bouzaréa.

Lisbonne a son Tage, Londres son estuaire, Paris sa rencontre de vallées, Constantinople son détroit, Rio sa baie, la Nouvelle-Orléans son fleuve, Chicago son lac, New-York son port. Alger n’a rien, si ce n’est le terreau de la Métidja.

Même dans le Tell elle est inférieure : elle n’a pas une baie comme Tunis, un lac comme Bizerte, un fleuve comme Bône, un port comme Bougie, Arzeu et Mers-el-Kébir ; elle ne veille pas comme Tanger à l’entrée d’une Méditerranée dans un Océan ; il lui manque les monts semi-polaires qui pourvoient Maroc d’eaux irrigantes, elle n’a pas l’oued intarissable de Fez : moins heureuse que Blida, Miliana, Mostaganem, Tlemcen, elle soupire après un peu d’onde vive.

On pouvait lui prédire des villas sans nombre dans de charmants ravins et sur ces coteaux bouzaréens d’où l’on voit la mer, le fahs ou banlieue, l’Atlas de Blida, le Bou-Zegza, les neiges kabyles ; mais la nature n’y avait pas écrit à grands traits sur le sol : « Là sera la capitale d’un empire. »

C’est le destin plus que la nature qui lui a mis le diadième au front.

Sur cette anse du rivage une modeste bourgade romaine, Icosium, avait duré quelques siècles, en face, à travers baie, d’une autre colonie du Peuple-Roi, Rusgunia, près du cap Matifou ; puis Béni-Mezrenna, petit port berbère, avait pris la place d’Icosium.

Le hasard amena des hommes de proie aux îlots des Béni-Mezrenna : Musulmans de vieille roche ou rénégats, les uns routiers, les autres corsaires, tous hommes du sabre, ils conquirent à l’orient, à l’occident, au midi ; leur ville grandit avec leur royaume, tandis qu’eux-mêmes, s’entretuant pour le pouvoir, rougissaient de sang turc leurs bras fumants de sang chrétien, de sang berbère et de sang arabe.

Le port que les Français ont fait devant Alger n’est pas sans reproche : grand de 90 hectares, il reçoit et renvoie de nombreux navires, d’abord parce qu’Alger est la métropole de l’Algérie, puis parce que cette cité, la plus peuplée de notre Afrique, a la Métidja derrière elle.

Plaine d’alluvions de 211 000 hectares, la Métidja mourrait sur la plage de la mer si le Sahel ne l’en séparait ; elle va du Sahel à l’Atlas, haut ici de 1 000 à 1 629 mètres, et blanc de neige en la saison. La montagne lui distribue des torrents qui la pourront irriguer tout entière quand on les aura régularisés en réservoirs au sortir de leurs gorges profondes. Quand nous commençâmes d’y planter des colonies, c’était un lieu d’exhalaisons funestes. Pendant vingt ans la mort sortit de ses marais, de ses ruisseaux bordés de lauriers-roses, de ses champs sournois qui promettaient la fortune. Elle mérita le nom de cimetière des Européens avant de prendre celui de Jardin d’Alger. Boufarik, sa ville centrale, fut longtemps pleine de moribonds ; il y eut des années où le cinquième de ses pionniers quitta l’hôpital pour le champ du dernier repos. Aujourd’hui la plaine sinistre est salubre comme une vallée française ; Boufarik, où, dit le proverbe arabe, la corneille elle-même ne pouvait durer, est une cité coquette, une oasis d’ombre, un opulent verger. Ainsi dans une campagne enflammée, dans un air gorgé de miasmes, sur un sol de pourriture et d’eau stagnante, trente ou quarante années ont mis Île verger d’abondance à la place du campement des fiévreux et de la baraque des agonisants. Ce serait la reine de la Métidja sans Blida la Voluptueuse, la mère des oranges, assise au pied de l’Atlas, sur l’Oued-el-Kébir, clair torrent descendu des halliers du Béni-Salah.

La baie d’Alger baigne de ses flots céruléens la plage de Mustapha, grand faubourg d’Alger, les dunes d’Hussein-Dey, celles de l’Harrach et de l’Hamise. L’Harrach (70 kilomètres), rivière de quelque abondance, passe aux bains d’Hammam-Melouan : Alger va détourner une de ses sources, Aïn-Mocta (500 litres par seconde) ; cette grande ville a soif en été ; les fontaines du Sahel ne lui donnent même pas de quoi boire, elle ne peut donc ni laver ses rues, ni rafraîchir ses arbres, ni mouiller sa poussière, ni baigner ses jardins. Sur l’Hamise on achève en ce moment, à son issue de l’Atlas, une digue dont le réservoir arrosera l’orient de la Métidja. Au delà du Boudouaou, descendu du Bou-Zegza, les terres s’élèvent : collines encore à la bouche de l’Isser Oriental, elles se font montagnes à l’embouchure du Sébaou, près de la ville de Dellis.


L’Isser Oriental (200 kilomètres), extrêmement tordu, coule d’abord dans le haut pays des Béni-Sliman, entre Aumale et Médéa. Grossi d’oueds sans nombre qui, malheureusement, sont des ueds, comme le dit un jeu de mots célèbre[7], il a depuis longtemps atteint toute sa grandeur quand il arrive devant Palestro, bourg que porte un coteau, dans une boucle de l’Isser. Ici, ce nom de victoire rappelle un désastre, en 1871, qui fut l’ « Année Terrible » de l’Algérie autant que celle de la France. Des bandes furieuses, Arabes et Kabyles, se ruèrent alors contre cette colonie que dominent, sur une rive des versants rougeâtres, et sur l’autre rive le Tégrimount (1 028 mètres), pic pointu des Béni-Khalfoun ; elles égorgèrent la moitié des pionniers qui avaient fondé le village près du vieux pont turc de Ben-Hini. Mais déjà Palestro s’est relevé de ses ruines.

Au-dessous de Palestro, l’Isser Oriental s’enfonce dans une gorge où il n’y a place que pour fui : la route d’Alger à Constantine, qui suit la rivière, a été conquise à la mine dans la dureté du roc, immense paroi crayeuse d’où glissent des cascades. Çà et là, sur les corniches, dans les fissures et les brisures, des herbes s’accrochent, et aussi des broussailles et des arbustes où les singes dégringolent quand ils viennent boire au courant de l’Isser. De ce défilé superbe la rivière passe dans une vallée féconde, pleine de colonies nouvelles.

Le Sébaou (110 kilomètres), abondant même en été, rassemble dans son lit capricieux les torrents septentrionaux du Jurjura, notamment l’oued des Aït-Aïssi et le Boukdoura, qui sont de vrais gaves. Il laisse à gauche, à une grande distance, à une grande hauteur, le Fort National (916 mètres), citadelle qui maintient les Berbères de ces monts, « épine dans l’œil de la Grande-Kabylie, » disent les Kabyles eux-mêmes ; puis il passe près de la ville de Tizi-Ouzou et va s’abîmer dans la Méditerranée à l’ouest de Dellis,

De Dellis à Bougie, la côte est déchirée, mais ses rentrants ne forment ni baies ni ports. On n’y rencontre que des criques serrées de près par des tamgouts de 800 à près de 1 300 mètres. En vue de la plus fière de ces aiguilles, haute de 1 278 mètres, près du cap Corbelin, au delà des ruines romaines de Zeffoun, on passe de la province d’Alger dans celle de Constantine.


Après le cap Sigli et le rocher qui se nomme île Pisan, un mont abrupt de 795 mètres, qui se rattache au Jurjura, le Gouraya, jette à la mer les trois promontoires du cap Carbon. En tournant ces pointes, on entire dans la baie de Bougie, ouverte de 42 kilomètres, du Carbon au Cavallo, et tracée en parfait arc de cercle. La cité dont elle tient son nom, Bougie, possède un excellent mouillage et une anse abritée dont il serait aisé de faire un très bon port, au bout d’une des meilleures vallées du Tell. Aussi n’est-ce point une fille du caprice ou du hasard, cette ville au site grandiose appuyée sur des monts magnifiques, cette Saldæ romaine, qui devint la capitale d’un empire berbère ; Bougie eut 100 000 âmes et pourra les ravoir ; mieux qu’Alger, elle semblait avoir dans son destin de régner un jour sur l’Atlantide. Le fleuve qui, près de là, se perd dans la mer se nomme Sahel ou Soummam.

Le Sahel ou Soummam, long de 200 kilomètres, ou peut-être un peu plus, doit au Dira ses premières fontaines. Il coule devant Aumale (850 mètres), ville froide en hiver, l’Auzia des Romains, qui porte en arabe le beau nom de Sour-Ghozian, Île Rempart, d’autres disent les Figures des Gazelles. Au-dessous de Bouira, bourgade française bâtie où fut autrefois Hamza, ville arabe, il passe au pied des escarpements du Jurjura qui le dominent de 1 500 à 1 800 et près de 2 000 mètres. Devant le bordj des Béni-Mansour, il reçoit un torrent salé qui, plus haut, s’est dégagé du demi-jour des Portes de Fer, l’un de ces couloirs étroits, surplombés, profonds, que quelques hommes défendraient contre toute une armée : les Romains y passèrent, les Français l’ont violé, le Turc ne s’y hasardait qu’après avoir payé tribut. Ces Biban[8] où, devant un ennemi plus fort, les Romains auraient pu trouver de nouvelles Fourches Caudines, et les Français un nouveau Bailen, ce défilé périlleux est pourtant la route immémoriale entre l’ouest et l’est de l’Algérie : c’est là que siffleront bientôt les trains du Grand Central algérien dans leur voyage entre la haute plaine de la Medjana et la haute vallée du Sahel.

Dans le beau bassin d’Akhou, le Sahel rencontre une rivière qui l’égale en volume, qui même coule encore dans les étés caniculaires où lui ne coule plus, enfin qui le dépasse en longueur d’au moins 50 kilomètres ; c’est le Bou-Sellam (175 kilomètres), venu des plateaux de Sétif par des gorges dont on célèbre les rocs de schiste, les précipices, les Via mala, les bassins de verdure, les hardis villages. Les défilés de cet oued aventureux, habités par des Berbères, n’ont pas encore de colonies d’Europe. La tradition raconte qu’il coulait jadis au sud-ouest vers le Hodna ; et certes, ce chemin lui était plus facile que son tortueux voyage à travers monts vers l’ouest. Sétif, dont il baigne la colline, la Sitifi des Romains, l’ancienne capitale de la Mauritanie sitifienne, est une ville toute française, à 1 085 mètres au-dessus des mers ; son hiver à des neiges, sa plaine est une Beauce de l’Atlas, Beauce ondulée, entre des rideaux de montagnes. En aval du Bou-Sellam, le Sahel a 150 à 400 mètres de largeur, lit qu’il remplit rarement ; il se promène de plaine en gorge, de gorge en plaine, ayant à l’horizon de gauche les pitons berbères du Jurjura, à l’horizon de droite les pics des Babor, également berbères. Par ses Portes de Fer, par ses deux torrents divergents, le Sahel arrivé de l’ouest, le Bou-Sellam arrivé de l’est, le bassin du fleuve de Bougie est le trait d’union entre l’antique Mauritanie ou Algérie occidentale et l’antique Numidie ou Algérie d’Orient : c’est comme un prolongement du Chéliff à l’est de l’Atlas métidjien.




4o De Bougie à la frontière de Tunis : Oued-el-Kébir, Seybouse et Medjerda. — Outre le Sahel, qui tombe en mer à 3 kilomètres de Bougie, la baie que nomme cette ville reçoit encore l’Agrioun, près des ruines romaines de Ziama : cette rivière, ce torrent plutôt, sort de la même montagne que le Bou-Sellam, du Magris ou Mégris (1 722 mètres) ; de cascade en cascade, son eau sinueuse éventre les Babor par des gorges sublimes : le Châbet-el-Akhra, ou ravin de l’autre monde, hanté par le singe comme le couloir de la Chiffa et la coupure de Palestro, ne connaît que le soleil du midi, tant sont droites, hautes et rapprochées à s’étreindre les roches du Takoucht et de l’Adrar-Amellal.

Châbet-el-Akhra.

Du cap Cavallo et des îles Cavallo, simples îlots et roches basses, il n’y a pas loin jusqu’à Djidjelli, mauvais port fouetté par le nord-ouest, ville plantée dans un sol vacillant : un tremblement de terre l’a renversée en 1856. Oran chavirée à la fin du dernier siècle, Mascara disloquée en 1819, Blida détruite en 1825, Djidjelli jetée par terre en 1856, Mouzaïaville et les villages voisins culbutés en 1867, c’est en moins de cent ans assez de catastrophes, pour que, dans l’établissement de leurs villes, les Français d’Afrique songent soucieusement à la fatale mobilité du sol ; et pourtant, plusieurs de nos cités algériennes sont des défis à l’équilibre, des échafaudages, des châteaux de cartes : les siècles n’useront point leurs dents à les ébrécher, il suffira peut-être d’une seconde pour les réduire en poussière. À Alger, à Oran, nous imitons grossièrement Paris et ses maisons-casernes ; nous n’élevons rien d’élégant, rien de souple, rien de fort dans le pays où nous détruisons les pleins-cintres romains et les arceaux mauresques ; pourtant il serait beau de marquer son passage par ces monuments qu’on dit éternels bien que leurs heures soient comptées : « Toutes blessent, la dernière tue ! »

La côte à l’est de Djidielli reçoit trois torrents, le Djindjen, le Nil et l’Oued-el-Kébir : le Djindjen, fils des Babor, est un oued fantasque au fond d’une immense ravine ; comme les autres rivières de cette montagne, il a toujours de l’eau pour ses cataractes ; le Nil coule également dans des gorges profondes, aussi court que le Père de l’Égypte est long ; il est torrent ou ruisseau suivant la saison.

L’Oued-el-Kébir (225 kilomètres) ne s’appelle ainsi que dans le bas de son cours. Son nom, dont celui du Guadalquivir andalou n’est qu’une corruption, signifie la Grande Rivière, mais les Arabes sont les rois de l’emphase et il y a dans le Tell maint Oued-el-Kébir sans eau. Avant d’arriver à Constantine, il change six ou sept fois de nom, suivant l’usage arabe. Issu d’un massif de moins de 1 500 mètres peu éloigné de Sétif, il se promène d’abord dans les larges terres à blé des Abd-el-Nour, qui se continuent vers l’ouest jusqu’aux portes de Sétif par la plaine des Euima, non moins fertile en grains. Les Abd-el-Nour ou Serviteurs de la Lumière, tribu de 15 000 hommes, remplacent peu à peu les groupes de tentes par des hameaux de mechtas ou chaumières.

Au moment de descendre, sous le nom de Roumel (la rivière des Sables), dans la colossale fissure qui est la gloire de Constantine, il reçoit l’oued que les Romains tenaient pour la tête de ses eaux, l’antique Ampsagas, le Bou-Merzoug, sorti d’un aïn de 300 à 450 litres par seconde à l’étiage extrême, qui en donnerait 1 000 si l’on en baissait le seuil : cette fontaine jaillit à Jl base du Guérioun, près du chemin de Constantine à Batna, non loin de rangées de menhirs rappelant les champs armoricains. Le temps n’est plus où l’on prenait les mégalithes, pierres fichées, pierres couchées, pierres portées, pierres en rond, pour l’œuvre des Celtes, le temple, l’autel ou le symbole du druidisme ; s’il fallait croire encore à cette erreur de nos pères, la province de Constantine, où l’on voit des avenues comme à Carnac, de vraies landes de Brambien, de vastes plateaux de Thorus, aurait fatalement eu pour habitants des Celles. Dans le Bou-Merzoug se jettent les eaux de marais prolongeant une vallée, en partie sèche aujourd’hui, qui part de l’Aurès batnéen.

Issue des gorges de Constantine.

À 554-644 mètres au-dessus des mers, Constantine, l’antique Cirta, couvre un plateau amphithéâtral, roc à pic de 60 à 200 mètres de hauteur que contourne de trois côtés le Roumel : dans la gorge obscure, le torrent, auquel des grottes versent de fortes sources thermales, se perd quatre fois, sous des voûtes de travertin, et plonge au fond des abîmes en trois cascades de 20, 25 et 15 mètres de haut. « Bénissez, disaient des Tunisiens, bénissez vos aïeux qui ont construit votre ville sur un pareil rocher ; les corbeaux fientent sur les gens ; vous, vous fientez sur les corbeaux. » Constantine, la roche imprenable, a bravé, dit-on, quatre-vingts sièges. Elle règne sur le pays le plus élevé de nos trois provinces, pays qui sous le nom de Numidie, fut l’un des meilleurs de l’Orbe romain. Si l’Algérie reste Algérie, la province de Constantine deviendra la tête de la colonie ; elle vaudra ce que le Maroc a de supérieur si nous nous étendons sur toute la montagne de l’Afrique du Nord.

Constantine.

En aval du formidable roc de Constantine, le Roumel boit le Hamma ou Hammam, rivière dont le seul nom dit qu’elle sort de sources thermales : les fontaines à 33 degrés qui la forment donnent près de 700 litres par seconde, et l’oued, baignant des palmiers, coule entre des jardins magnifiques, sous un climat bien plus doux que celui de Cirta, battue par les vents et visitée par la neige. Du confluent de ces eaux chaudes auxquelles le vallon du Hamma doit en partie la mollesse de sa température, le fleuve se dirige vers un kheneg ou défilé qu’on dit aussi grandiose que celui de Constantine : là était Tiddis, bourgade romaine.

Laissant à gauche le beau massif de Mila, couvert de colonies nouvelles, la rivière de Constantine rencontre, à gauche, le torrent du Ferdjioua, pays de Berbères, l’Oued-Endja (120 kilomètres), venu des monts de Djémila, qui fut le Cuiculum des Romains, lieu de belles ruines. Puis, de coupure en coupure, une dernière gorge la transmet à la mer, sous le nom d’Oued-el-Kébir, près des vestiges de Tucca.


Au nord-est de l’Oued-el-Kéhir, le Mers-el-Zeitoun ou Port-des-Olives, jadis commerçant, est abrité des vents d’est par les contreforts du Goufi (1 090 mètres), massif berbère qui s’épanouit sur la mer en hardis promontoires ; de ces pointes, sept ont plus d’aspect que les autres : d’où le nom de Sept-Caps[9] qu’on donne à cet avancement suprême du littoral algérien vers le nord ; l’éperon septentrional du Goufi est en effet la roche d’Algérie la plus proche du Pôle, si l’on peut nommer le Pôle quand on parle du pays du soleil ; il a pour latitude 51° 6′ 20″. Des barques animent leurs anses pendant la saison du corail.

Comme à l’ouest le port des Olives, le Goufi domine à l’est le port de Collo. Avant la fondation de Philippeville par les Français, c’est-à-dire pendant une longue suite de siècles, Collo, bassin petit, mais sûr, au fond d’une anse profonde, servit d’entrepôt à la grande ville de l’Est, lorsqu’elle s’appelait encore Girta et après qu’elle eut pris le nom de Constantine. Collops MagnusChullu des Romains, Collo resta jusqu’à ces dernières années une bourgade entièrement indigène comme Mila, Mazouna, Nédroma, Frenda, toutes villes que l’élément nouveau commence d’envahir. Tout près de là tombe en mer le Guebli, torrent pittoresque.

L’anse de Collo fait partie d’une vaste baie comprise entre les Sept-Caps à l’ouest et le cap de Fer à l’est, baie très évasée dont la nappe orientale s’appelle golfe de Stora ou golfe de Philippeville. Stora est l’ancien port de ce Golfe Numide des anciens, et Philippeville le nouveau. Ni l’un ni l’autre ne valent Collo ; mais plus près de Constantine, et par un chemin plus facile, ils attirent le commerce de la cité du Roumel. Stora, port naturel, ne défend les vaisseaux que contre l’occident, grâce à l’abri d’une montagne ardue ; cependant, tout méchant qu’il est, les navires y fuyaient quand ils étaient surpris par le mauvais temps. Philippeville, port artificiel, d’entrée périlleuse, doit son existence aux Français. Les Romains l’avaient habitée, c’était leur Rusicade, dont il reste des ruines ; et avant d’être une colonie de Rome, elle avait servi de comptoir aux Phéniciens, comme le prouve son nom commençant par Rus, syllabe qu’on retrouve ailleurs sur ce littoral, par exemple à Dellis, qui s’appela Rusuccurru. Le phénicien Rus signifiait fête, cap, exactement comme l’arabe Ras : arabe, hébreu, syriaque, araméen, phénicien, tout cela, c’est au fond la même langue. Quand la France traça les rues de la ville moderne, sur un terrain qui lui avait coûté 150 francs, la cité romaine était morte depuis des siècles, et nul bourg arabe ou berbère ne l’avait remplacée. Dans sa banlieue se termine le petit fleuve Saf-Saf (90 kilomètres), dont la vallée est la route la plus facile entre Constantine et la Méditerranée. Le barrage de Kalaat-el-Hadj, au-dessus d’El-Arrouch, lui réservera 22 millions de mètres cubes d’eau.

Entre Philippeville et Bône, on rencontre le Filfila, le Sanedja et le cap de Fer : le Filfila est un mont percé de carrières d’un beau marbre blanc veiné, le Sanedja est un oued, le cap de Fer un promontoire qui s’avance presque autant que les Sept-Caps vers le septentrion.

Le Sanedja s’appelle également Oued-el-Kébir. Sanedja, c’est la corruption d’un nom glorieux, Zanaga, qui désigne l’une des plus grandes nations de la race berbère, un peuple, une tribu si l’on veut, qui a conquis, dominé, fondé des royaumes que dans notre ignorance nous prenions pour des empires arabes, car nous étions habitués à reporter sur les Agaréens toute la gloire qui revient aux Zanaga, aux Kétama, aux Zénata, vieilles familles numides. Long de près de 100 kilomètres, il a deux branches mères : l’une arrose la vallée de Jemmapes, ville entourée de forêts où le lion rôde encore, l’autre absorbe l’oued qui passe dans les ravins de Roknia, dominés par le Débar (1 030 mètres) : là sont des grottes par centaines, naturelles ou de main d’homme, et des milliers de tombeaux informes ; ceux qui habitèrent ces cavernes, ceux qui tombèrent en poussière dans le silence de ces sépultures, appartenaient sans doute à la race appelée libyenne par les Grecs et les Romains.

Le cap de Fer est un éperon de l’Edough (1 004 mètres}, beau Schel boisé qui, plongeant au nord sur la plaine de la mer, tombe au midi sur les bas-fonds qui vont du golfe de Philippeville au golfe de Bône, sur les plaines où fermente le lac Fetzara (12 700 hectares) ; situé, comme l’Halloula, au versant méridional d’une chaîne riveraine, ce lac sera desséché comme lui, ses eaux salées sans profondeur, chauffées par le soleil du 37e degré, empoisonnant la contrée d’alentour. Aussi bien que le cap de Fer, les promontoires de Bône sont enracinés dans l’Edough.

Le golfe de Bône, ouvert de près de 40 kilomètres, entre le cap de Garde et le cap Rosa, reçoit la Seybouse et la Mafrag : à l’ouest sa vague tourmente les éperons de l’Edough, au sud elle expire sur le rivage bas de la plaine de Bône, à l’est elle se brise aux dunes de la Mafrag. Par l’opulence de sa plaine, où dort la Seybouse, Bône est déjà l’une des premières cités de notre Afrique, et cependant la malaria n’a pas encore disparu de ses campagnes ; sa vallée, future huerta de l’Est, est toujours empestée par des rivières traînantes, et le lac Fetzara, qui couvre, dit-on, les ruines du bourg romain d’Ad Plumbaria, reste jusqu’à ce jour un laboratoire de fièvres : en attendant qu’on le dessèche à fond et qu’on le cultive, il n’a d’autres habitants que les cygnes, les grèbes, les flamants hauts sur jambes. Dotée maintenant d’un port qui n’est pas autant que plusieurs en Afrique un insolent défi à la nature, Bône, comme Philippeville, et plus que Philippeville encore, a l’avantage de régner sur un Tell plus vaste que celui d’Alger ou d’Oran : à mesure qu’on s’éloigne du Maroc, à mesure qu’on se rapproche de la Tunisie, la largeur de la terre choisie s’accroît. De Bône on arrive au Sahara sans que les hauts plateaux sur lesquels on chemine longtemps cessent de faire partie du Tell ; et avant d’apercevoir, du haut d’une dernière montagne, les immenses bas-fonds du lac salé de Melrir, cuvette saharienne, la route est presque deux fois plus longue que de Nemours, d’Oran, de Ténès ou d’Alger à la ligne où le Tell fait place à la sèche nudité des Steppes.


La Seybouse (220 kilomètres) naît dans la même chaîne que la Medjerda qui court vers Tunis, dans des monts riants, sylvestres, salubres, non loin d’une bourgade sise à 958 mètres, la musulmane Tifech qui, sous les Romains, s’appela Tipasa ; parmi ses fontaines, Aïn-Khellakhel, dans la plaine de Tifech, verse 440 litres par seconde. Elle ne prend le nom de Seybouse qu’au confluent du Bou-Hamdan ou Zénati (90 kilomètres), qui vient de baigner la vallée d’Hammam-Meskhoutin : les Bains-Enchantés[10], dans un site merveilleux, sont des eaux presque bouillantes (95 degrés), des sources efficaces, future ville d’hiver qu’on vantera comme celles de Provence et de Ligurie.

Désormais large de 60 mètres en moyenne, la Seybouse passe à 2 kilomètres de Guelma, à Duvivier, où le chemin de Tunis s’embranche sur celui de Bône à Constantine. Elle s’achève à 2 kilomètres de Bône, près des ruines d’Hippone, la ville de saint Augustin.


La Mafrag, toute en tortuosités, n’a pas 100 kilomètres ; elle serpente dans un val encore sans Européens, parmi des forêts de chênes-lièges. Commençant au nord de Souk-Harras, dans des monts de 1 000 à 1 400 mètres, elle a sa fin dans le golfe de Bône, aux dunes de la Mafrag.

Du cap Rosa jusqu’à la frontière de Tunis, la distance est courte : ici encore, nous nous sommes laissé ravir par nos voisins des terres qui relevaient immémorialement de l’Algérie ; mais cet accroc à notre limite orientale n’est pas aussi grave que l’empiètement du Maroc sur notre lisière de l’Ouest, par suite du coupable abandon de la ligne de la Malouïa : avec ce qu’elle nous a pris, la Tunisie est encore une toute petite contrée cinq à six fois moindre que l’Algérie, et déjà vassale.

Cette fin du littoral français montre encore une vieille tour signalant au peuple nouveau qui grandit dans l’Afrique du Nord le premier établissement fondé par ses ancêtres en terre de Berbérie : établissement qui fut d’ailleurs tout commercial et qui n’aurait jamais pu plier à nos lois une nation si rude sur une terre si dure. Pour soumettre l’Afrique Mineure, il a fallu la force ; pour la garder, il faut le nombre, ce qui est la force aussi ; et à côté du nombre, la puissance de persuasion, pour ne pas dire d’écrasement, que porte avec elle une société supérieure en science, en art, en luxe, en fortune. Cette ancienne tour, c’est le Bastion-de-France ou Vieille-Calle, que les Français bâtirent, en 1561, sur la rive de la mer, près d’un lac salé de 800 hectares dont les effluves amenèrent l’abandon du poste 133 ans après sa fondation.

La Calle, où les trafiquants du Bastion allèrent s’établir, n’admet point de grands vaisseaux : tout ce que peut faire ce faux petit port, c’est d’accueillir les bateaux qui mettent en coupe réglée les forêts de corail recouvertes par les eaux profondes. Ainsi que la Vieille-Calle, la nouvelle a dans son voisinage des eaux croupissantes. Le lac Oubeira, (2 200 hectares) sommeille entre des collines à chênes-lièges ; le lac des Poissons (1 800 hectares), également bordé de chênes-lièges, communique par un chenal avec une anse de la Méditerranée : cette anse, le ruisseau d’union, le lac, il y a là les éléments d’un port militaire.

La Calle est encore notre dernier port dans l’est, le chenal du lac des Poissons notre dernier ruisseau, le cap Roux notre dernier promontoire.


Si la Tunisie nous appartenait officiellement, nous aurions le cours moyen et la bouche d’un des plus grands oueds du Tell, comme nous en avons déjà les sources.

Ce fleuve est la Medjerda, l’ancien Bagradas, au bord duquel une armée romaine combattit un serpent immense. On a nié ce python digne des fanges tièdes, des lianes emmêlées, des forêts colossales d’un climat plus puissant que celui de Tunis ; mais le Tell a bien eu des éléphants ; le Sahara, jadis plus humide, avait des crocodiles, et même il en possède encore : un voyageur allemand[11] en a vu dans les restes d’un lac du pays des Touaregs. Hier, huy, demain, sont les trois formes de la Terre.

La Medjerda n’a guère chez nous que 100 kilomètres, sur un cours de 365 kilomètres, qui serait de 485 en partant de l’aïn le plus reculé de l’affluent mi-français, mi-tunisien, qui s’appelle Oued-Mellègue. Elle sort de montagnes de 1 200 mètres, et, à peine formée, coule devant Khamissa, jadis Thuburs Numidarum, lieu de ruines romaines, à 940 mètres ; plus bas elle passe à 4 kilomètres de Souk-Harras, ville à 680 mètres qui sous les maîtres du monde s’appela Tagaste et vit naître saint Augustin.

En Tunisie, la Medjerda coule en replis dans une des vallées les plus amples du Tell, des plus fécondes à coup sûr : là, sur ses deux rives et sur celle des oueds latéraux, dans ce qui fut le jardin de Carthage, on ne compte pas les ruines qu’a laissées l’égorgeuse des Carthaginois, Rome. Ce ne sont qu’aqueducs, citernes, temples, cirques, arcs de triomphe, thermes, voies de tombeaux, toute une civilisation brillante envahie de plus en plus par les figuiers de Barbarie, les buissons, les broussailles. De beaucoup de ces villes on ne sait même plus le nom, et de plusieurs dont on sait le nom il ne reste rien, ou seulement des décombres entre les oliviers, dans les maquis, dans les champs d’orge et de blé. Suivie par le chemin de fer d’Alger à Tunis, la Medjierda, qui n’est pas une onde pure, va tomber en mer auprès d’un site glorieux, Utique, fille de la Phénicie, construite avant Carthage elle-même sur un golfe qu’ont effacé les limons du fleuve.

En Tunisie, elle engloutit une rivière plus longue qu’elle de 120 kilomètres, mais plus faible, pour avoir serpenté sur des plateaux plus secs : cette rivière, le Mellègue, a près de 170 kilomètres sur notre territoire, et 110 en Tunisie ; deux branches la forment : la Meskiana venue d’une dépression qui sépare l’Aurès du plateau des Némencha, et l’oued sorti d’Aïn-Chabro, marais qui reçoit les eaux des monts de Tébessa.

Tébessa, sise à moins de 20 kilomètres de la Tunisie, à 1 088 mètres, au pied de l’Osmor, bastion du plateau des Némencha, conserve plus d’un monument de l’ère impériale, quand elle se nommait Theveste. « Toutes les maisons y sont bâties en pierres romaines, et la monnaie romaine y avait cours lors de l’entrée des Français, en 1842. »



  1. Mot arabe, devenu français, qui signifie ruisseau, rivière.
  2. Le vrai pluriel de ce mot arabe devenu français c’est aïoun.
  3. Victor Hugo.
  4. Gibraltar.
  5. D’après le consul Playfair.
  6. Le pardon, la paix.
  7. Un ued est un oued sans o (sans eau).
  8. Ce mot arabe, pluriel de Bab, veut dire les Portes.
  9. En arabe, Seba-Rous.
  10. C’est ce que veulent dire ces deux mots arabes.
  11. De Bary.