France, Algérie et colonies/Algérie/06

LIbrairie Hachette et Cie (p. 659-674).


CHAPITRE VI

LE SAHARA


1o Foum-es-Sahara, Biskara, les Ziban. Le Melrir, la Mer Saharienne. — Par delà les monts qui bordent au midi le haut plateau des Steppes, s’étend le Sahara, large de 2 000 kilomètres entre l’Atlas et le pays des Noirs. Arrêtée par les djébels du nord, la pluie n’y vient pas non plus de l’ouest, quelque immensité que l’Atlantique agite sur le rivage entre les derniers Caps marocains et les dunes du fleuve Sénégal : de ce côté, les vents de la mer sont stériles. Les haleines de l’est, soufflées par l’aride plateau de l’Asie, l’Arabie et le Sahara lui-même, ne sont pas moins sèches, enfin le vent du sud, le terrible guébli[1], père des tourbillons de sable, est un vent continental également infécond. Aussi pleut-il peu sur le Sahara. Biskara, bien plus humide que la plupart des lieux du Désert, ne reçoit que 280 millimètres par an, et il y a des années n’atteignant pas cette moyenne. Voilà pourquoi le Sahara français, bien que compris entre le 35e et le 30e degré, à 10 degrés au plus de la zone fraîche, est une des fournaises, ou, comme disent les Espagnols, une des poêles de l’univers : si la moyenne y dépasse peu 21, 22, 23 degrés, c’est qu’il y a des nuits froides, et même au-dessous de zéro ; les journées, elles, sont terribles : on a vu 56 degrés à l’ombre, à Touggourt ; et cela dans une oasis où le mercure peut descendre à −8 degrés. L’excès de la chaleur, l’intensité de la réverbération, le vol du sable amènent avec eux leur cortège habituel de maux, avant tout les maladies d’yeux ; mais en somme le climat, vu sa sécheresse, est très salubre, excepté dans les oasis où le flot d’eau qui pourrait baigner des palmiers dort en marais par la paresse des jardiniers du Désert.

Pareil au Steppe, le Sahara vaut mieux que son premier aspect. Avec deux gouttes d’onde on y fait fleurir des paradis sur le sable ou la pierre (paradis surtout par l’enfer qui les environne) ; or, les sources de 50, de 100, de 200 litres et plus par seconde, faites de pluies qu’engouffrent le calcaire et la craie de l’Atlas, sont fort nombreuses, du moins dans le Sahara de Constantine, à l’ouest et à l’est de Biskara ; l’aïn d’où sort la rivière de Mélilli, dans le Zab occidental, donne bien 800 litres par seconde. Et des puits artésiens forés par nous ont fait jaillir de petites rivières : grâce à eux, des jardins flétris reverdissent, des oasis mortes renaissent au bord des ruisseaux enfantés par la sonde ; des oasis nouvelles s’enorgueillissent de leurs jeunes tiges, et chaque année un peu du Grand Désert entre sous l’ombre légère des palmes.

Un homme qui part de Paris le mercredi peut, le dimanche ou le lundi, voir les dattiers de Biskara, ville du Grand Désert. La vapeur, par terre et par mer, le mène à Constantine (et bientôt à Batna) ; de la cité numide à Biskara, c’est la diligence qui le porte vers ce vrai Sud dont les enfants méprisent hautement ce qu’ils nomment la brumeuse Alger. Le coche, d’abord, court jusqu’à Batna sur de tristes plateaux qui ne sont point beaux, qui ne le seront jamais : leurs oueds sont taris, leurs lacs sont salés, leurs monts sont chauves ; mais dès avant Batna, l’Aurès monte dans le ciel, la nature grandit ; et quand on a laissé derrière soi cette ville, on atteint un col de 1 100 mètres par où soufflent les vents du midi qui fatiguent la campagne batnéenne ; puis la route entre dans les gorges d’un oued pittoresque, aurasien par son cours supérieur, saharien par son lit inférieur ; on descend avec lui jusqu’à l’antique Talon d’Hercule (Calceus Herculis), qui est l’illustre El-Kantara : roches ardentes, eaux vives, ciel magique, palmiers, voix d’un torrent, cette oasis a la beauté parfaite. Là, près d’un pont[2], la gorge s’élargit.

El-Kantara.

C’est le Foum-es-Sahara[3], où le mortel le plus vulgaire est pris à la gorge par la splendeur du Désert, grand comme l’Océan. Il y a dans l’Atlas, sous divers noms, d’autres écartements magnifiques dont les roches sont comme Îles caps d’Homère : l’homme assis sur leur crête y voit autant de ciel qu’en peuvent sauter les chevaux bruyants des Dieux ; mais ce ciel est parfois rouge ou fauve, avec des typhons de sable ; ce n’est pas l’azur bleu qui dort sur la mer « vineuse ». On traverse ensuite « El-Outaïa », puis on monte au col de Sfa et de là l’on voit plus amplement que d’El-Kantara le Désert où l’on va descendre.

Biskara, la belle oasis déjà devenue ville d’hiver, a 130 000 dattiers et 5 000 oliviers, contemporains, dit-on, des Romains. Elle est à 234 kilomètres au sud-ouest de Constantine, à 123 mètres au-dessus des mers, au pied de monts aurasiens : massif sans forêts qui s’appelle Ahmar Khaddou, la Joue Rouge. Si son torrent gardait toujours l’énorme flot que certains orages poussent dans son lit, il supprimerait au loin la solitude, mais en temps ordinaire il s’arrête en amont de Biskara ; et alors les palmiers qui doivent avoir « la tête dans le feu, le pied dans l’eau », sont arrosés par des sources voisines donnant 180 litres par seconde. Il y a deux cent vingt ans ou à peu près, une seule épidémie fit mourir, dit la tradition, 71 000 Biskariens : « la reine des Liban » était donc alors une grande ville ; aujourd’hui c’est une bourgade.

On nomme Zibau, pluriel de Zab, les oasis du pied de l’Atlas à l’est et à l’ouest de Biskara. Il y a trois Zab, le Zab oriental, le Zab du sud, le Zab du nord, faits de pauvres villages en terre séchée au soleil, en toub[4], chacun dans son oasis, chaque oasis au bord de sa source. Parmi leurs bourgs, trois sont célèbres, Sidi-Ikba, Zaalcha, El-Amri : à Sidi-Okba, les Musulmans révèrent le tombeau d’Okba-ben-Nafé, l’Arabe qui conquit en courant le Moghreb au septième siècle, jusqu’à l’Atlantique : là il lança son cheval dans les flots pour attester qu’il ne lui restait plus de terre à soumettre. Zaatcha rappelle un siège mémorable, un assaut terrible (1849) où coula plus de sang français que n’en boivent d’habitude les combats africains. El-Amri est le lieu de la dernière révolte qu’il ait fallu dompter en Sahara. Des masures de ces jardins de palmiers, du sein de familles où les lépreux, les borgnes, les aveugles foisonnent, il sort des émigrants qui vont se répandre au loin dans les villes du Tell, où nous les appelons Biskris, de Biskara, leur Paris : ils y sont canotiers, porteurs d’eau, portefaix, comme les Gallegos à Lisbonne et les Auvergnats à Lutèce ; beaucoup de ces hommes de peine reviennent plus tard au pays des palmiers, riches de ce qu’ils ont appris dans les cités, et la langue française a cours dans les Ziban.

Une vue du Sahara.

Au sud de Biskara, l’on traverse l’Oued-Djédi, la rivière vers laquelle se dirige l’Oued-Biskara, que reforment, à Tahir-Rashou, des fontaines donnant 600 litres par seconde : on franchit plutôt son lit, car l’Oued-Djedi, fils du Djébel-Amour, n’arrive que rarement au Melrir, grand chott qui, lui aussi, n’a presque jamais d’eau et qui, sous divers noms, étend ses nappes de sel, ses terres sèches, ses fanges, ses fondrières jusqu’en Tunisie. Le seuil qui sépare le Melrir du golfe de Gabès pourrait être tranché par un canal ; et, comme une partie de ce bourbier salé, lac par le mirage plus que par l’onde elle-même, est au-dessous du niveau des Océans[5], on a projeté d’y verser la Méditerranée et d’emplir de la sorte un bassin d’environ 2 600 000 hectares, et de peu de profondeur, qu’on a d’avance appelé Mer saharienne. Ce grand nom a fait la fortune de cette idée : nom faux, car la soi-disant « mer » serait au Sahara ce que la sebkha des Oranais est au Tell d’Oran, ce que le lac de Genève est aux Alpes réunies de Suisse et de France ou le lac Supérieur aux États-Unis et à la Puissance du Canada ; et, par la minceur de ses flots, cette « mer » ressemblerait au lac d’Oran plus qu’au Léman et qu’au Supérieur. Au lieu d’un flot vivant, puissant, bruyant, salutaire, il est à craindre qu’on fasse une mare méphitique en lutte perpétuelle avec un climat flamboyant. Encore si l’évaporation, livrant au soleil des plages maremmatiques, fouettait de pluies l’Aurès altéré ! Mais l’air du Sahara dévore lui-même ses nuages : pareils à la gara du littoral péruvien, ils ne se résolvent point en ondées ; dans le Grand Désert les plantes meurent faute de pluie au bord même de l’Atlantique ; et sur la rive méditerranéenne, près et loin des lieux où puiserait le canal, il ya 668 kilomètres de côtes sans un arbre : le seul qui se dressât sur ce rivage est mort ; c’était un palmier. Avec ce qu’engloutirait d’argent le lac proposé, l’on barrerait assez d’oueds, on ravirait aux profondeurs du sol assez d’eau jaillissante, on bâtirait assez de citernes, on féconderait assez de palmiers et de colonniers pour régénérer le Sahara français et conduire de proche en proche la garnison de Touggourt dans un fort baigné du Niger.


2o L’Oued-Rir. L’Oued-Souf. L’Ighargar et le Hoggar. Ouargla. El-Goléa. Le Mzab et Les Mozahites. — Au sud de l’Oued-Djédi et du saumâtre Melrir se suivent les oasis de l’Oued-Rir, toutes situées dans un bas-fond continuant un long fleuve desséché qui vient du Sahara central, l’Igharghar, dont pour nous l’importance est grande. Rempli jadis, au temps du Sahara pluvieux, par cet Igharghar, l’Oued-Rir n’a point perdu tout passage des eaux ; mais c’est lentement, silencieusement, invisiblement qu’elles coulent, à diverses profondeurs sous le sol. Ce bras de la « Mer sous terre », comme disent les déserticoles, est ici le principe de la vie ; on l’amène au jour par des forages, ou il y vient de lui-même par des puits jaillissants ou par des bahhar (étangs). Nous pouvons nous vanter d’avoir conquis deux fois l’Oued-Rir : par les armes en 1854, et depuis 1856 par des fontaines de 20, 50, 60 et jusqu’à 80 litres par seconde prises par la sonde au flot de l’Igharghar souterrain. Avant nous, les Indigènes creusaient aussi des puits, qui ne valaient pas les nôtres ; mal encoffrés, avec du palmier, bois de rapide pourriture, ils s’effondrent, s’ensablent et souvent tarissent au bout de dix à quinze ans ; si bien qu’à notre arrivée les dattiers mouraient, les oasis se resserraient. Maintenant, grâce aux jets dus à nos sondeurs, près de ces nouvelles sources que les habitants du Rir ont nommées de beaux noms, tels que fontaine de la Paix et fontaine de la Bénédiction, les jardins de notre Désert refleurissent. Les Rouara — on appelle ainsi les hommes de ces bas-fonds — ont du sang berbère, du sang arabe, du sang juif ; mais avant tout ils sont de sang nègre, comme il faut à des gens qui vivent dans l’évaporation des eaux traînantes, sous un astre de flamme et presque au niveau de la mer. La capitale de cette forêt de palmiers incessamment accrue, C’est Touggourt, ville de briques séchées au soleil dont on vient de combler les fossés, qui dégageaient la pestilence. Touggourt dispose de plus d’un mètre cube d’eau par seconde, tribut de trois cents puits coulants.

Touggourt.

Entre l’Oued-Rir et la Tunisie, l’Oued-Souf, durement traité par la mère nature, comprend sept oasis autour de sept bourgades en maçonnerie, oasis sans eau courante, au milieu de dunes mobiles, dans un air chargé de sable fin. Les palmiers y vivent de l’humidité que leurs racines vont sucer dans les sables. Des Arabes mêlés de sang berbère et de sang noir, en tout vingt mille hommes dont beaucoup de borgnes, d’aveugles, d’hommes aux yeux éraillés ou rouges, habitent cet archipel de la mer des sables, qui a pour ville majeure El-Oued. Faut-il croire d’un pareil pays que son vrai nom, son nom d’autrefois, c’est Oued-Izouf, la Rivière Murmurante ? Jadis, content les Souafa, nous avions un grand oued qui coulait du nord au midi ; les Roumis[6], fuyant devant les conquérants arabes, l’ont enfermé sous terre ; eux seuls pourront le ramener au jour.

Une oasis.

En amont de Touggourt, vers Témacin, l’Oued-Rir cesse et devient l’Igharghar, l’une de ces « lignes d’eau » qui nous mèneront au Pays des Noirs. En remontant le cours de cet oued, deux ou trois fois plus long que le Chéliff, on franchit d’abord les Areg ou Erg, qui sont le Sahara sablonneux, puis, marchant sur la Hammada, qui est le Sahara de pierre, on finit par atteindre le Hoggar ou Ahhaggar, Tell et citadelle du Grand Désert dont il occupe exactement le centre. Là, nous dit-on, chez les Touaregs, hommes berbères indépendants, la neige reste pendant quatre mois de l’année sur les cimes, les ruisseaux courent, l’air est salubre et propice aux Blancs. On ne doit point nommer le Hoggar une Suisse saharienne, puisqu’on ne peut imaginer une Helvétie sans glaciers, sans prairies, sans sapins, sans lacs d’émeraude ; mais il semble qu’il y aurait là de très chaudes Cévennes. Que l’Algérie devienne ou non l’Afrique du Nord, ce bastion central du Désert sera tôt ou tard entraîné dans son orbite. N’est-ce pas dans le bas de son Igharghar que nous avons déjà tiré des profondeurs du sol, comme par la baguette de l’enchanteur, plus de 2 400 litres par seconde, assez pour la croissance et la prospérité de 450 000 palmiers : car on sait d’expérience que trois dattiers se contentent fort bien d’un litre d’eau par minute. Et notre œuvre commence à peine.

À près de 150 kilomètres en droite ligne au sud-sud-ouest de Touggourt, à 700 kilomètres au sud-est d’Alger, par 128 mètres, Ouargla, grandeur déchue, a 220 000 palmiers, 350 000 avec les oasis de son ressort. Ses habitants, Nègres laborieux autrefois pressurés par le Nomade arabe ou berbère, sont maintenant saignés par la sangsue du Désert, le Béni-Mzab, pire que le Juif. Ouargla fut une « reine du Sahara ». On vendait alors sur son marché des Noirs amenés, à chaudes journées, du lointain Soudan, et des oueds vifs coulaient dans son bas-fond. Cet éclat n’est plus : les caravanes d’esclaves ont abandonné le chemin d’Ouargla, et l’oasis a vu ses ruisseaux tarir sur le sol. Non que les monts aient perdu leur chair : il y a des siècles qu’ils n’ont ni terre, ni forêts, ni gazons diaprés d’eau stillante ; si les fontaines ont cessé d’arroser les dattiers d’Ouargla, si dans tant de vallées du Sahara peuplées jadis il n’y a qu’un sol d’airain sous un ciel de plomb, entre des rocs réverbérants, c’est que, dans la folie furieuse de leurs guerres, les Nomades ont comblé les sources qui daignaient quitter l’obscurité des cavernes pour le jour éclatant du Désert. Ils n’éteignaient pas seulement les sources, ils détruisaient aussi les puits, et de haine en haine les oasis mouraient faute d’un aïn, faute d’une séguia. Ainsi se faisait, ainsi ne se fait plus autant le vide au midi des montagnes du Tell.

Les eaux souterraines d’Ouargla, fort abondantes, viennent des hauteurs du Touat par la ligne de l’Oued-Mia ; celles de Négouça, sa voisine, oasis des mieux arrosées, sise à 96 mètres au-dessus des mers, arrivent du pays des Béni-Mzab.

Les Béni-Mzab ou Mozabites sont une toute petite nation qui remplace le nombre par l’intelligence, l’ardeur au gain, l’instinct du négoce. Ils se croient venus de Syrie, mais en réalité l’on ignore de quels lieux ils arrivaient quand ils arrêtèrent leurs pas dans ces montagnes de craie sans verdure et sans sources, dans cette chebka[7] puissamment ravinée par des rivières qui coulaient à pleins flots et ne coulent plus qu’en grand orage. On pense qu’ils venaient d’un canton berbère de la Tripolitaine, du Djebel-Nfous, et qu’en route ils passèrent par le Zab, d’où le nom de Mzab donné, depuis leur établissement, à la contrée qu’ils habitent. Ce qu’on sait bien, c’est qu’ils fuyaient les avanies des Musulmans, car s’ils sont de l’Islam, diverses croyances en font un peuple hétérodoxe ; les quatre sectes officielles de la religion du Prophète les désavouent et les surnomment les « cinquièmes ». Ce qu’on sait aussi, c’est qu’avant d’habiter la terre sèche, pierreuse, de tous dédaignée, qui devint leur patrie nouvelle, ils vécurent plus d’un demi-siècle dans le pays d’Ouargla, où ils bâtirent des bourgs pieusement visités encore en pèlerinage. Tourmentés par les nomades, ils cherchèrent et trouvèrent un lieu moins accessible aux maraudeurs du Grand-Désert, et les villes qu’ils y fondèrent, entre l’an 950 et l’an 1000, reçurent les noms de leurs bourgs du bas-fond d’Ouargla.

Donc, semblables aux Puritains anglais, c’est pour leur foi qu’ils muèrent leur demeure ; mais le Mzab est aussi sec que la Nouvelle-Angleterre est fraîche, et il fallait des hommes résolus pour s’arrêter dans ce chaos de rochers, sous un tel soleil.

Ce sol de pierre, heureusement, cache une eau souterraine ; et quelquefois, très rarement, les oueds de la chebka mugissent, surtout en janvier et en février. Des barrages fort solides, œuvre des Mozabites, arrêtent ces flots ; des pulls profonds descendent jusqu’à l’onde hypogée, et des jardins entourent des villes bâties amphithéâtralement sur des roches pyramidales avec une mosquée au sommet. De ces cités, la plus grande, Ghardéia, sise à 530 mètres, peut bien avoir 11 000 âmes. Les jardins sont magnifiques : spectacle inattendu quand on les voit des corniches flamboyantes qui contemplent le cirque des Béni-Mzab, ils ont ensemble 180 000 palmiers.

La force du Mzab vient de sa pauvreté. Ces craies calcinées sont comme la Savoie gélide, la volcanique Auvergne, l’humide Limousin. Les Mozabites fuient le Mzab et ce peuple de 32 000 hommes remplit de ses émigrants Alger et mainte ville du Tell d’Algérie et de Tunisie. Bouchers, fruitiers, baigneurs et masseurs, courtiers, banquiers, usuriers, ces fils du Désert, qui parlent un dialecte berbère et qui savent tous l’arabe, apprennent aussi le français, et beaucoup même l’écrivent. La plupart faisant fortune, peu à peu cette race travailleuse étend son argent, son influence au midi de sa blanche Heptapole[8], notamment sur Ouargla. Nul doute que les Mozabites, maîtres des trois langues de l’Afrique du Nord, ne soient avant longtemps nos meilleurs pionniers dans le Désert et jusqu’au pays des Noirs.


3o Laghouat. Les Ksours. — À 128 kilomètres au nord-ouest de Berrian, l’une des villes mozabites, à 448 kilomètres au sud d’Alger, Laghouat, qu’entourent 18 000 palmiers, est à 780 mètres d’altitude, trop haut pour la parfaite maturité des dattes. Cette « capitale » du Sahara de la province d’Alger se compose de deux bourgs en amphithéâtre, l’un regardant l’autre, sur l’Oued-Mzi, descendu de l’Amour. En suivant ce ruisseau, qu’un barrage gonfle et met en réserve, on parcourt une vallée qui ne mène que des eaux d’orage et les flots de quelques fontaines issues de montagnes du nord et du sud, notamment du chauve Bou-Kahil (1 500 mètres). C’est sous le nom d’Oued-Djédi que l’Oued-Mzi marche au nord-est de Laghouat vers les bas-fonds du Melrir. Si ces oueds-là coulaient, ce serait un tributaire du fleuve Igharghar.

De Laghouat, qui voit le Djébel-Amour monter à son horizon, jusqu’à Aïn-Sfisifa, notre dernière oasis sur la route du Maroc, le Désert habitable a peu de largeur : il se compose de gorges cassées, au versant méridional de l’Amour, du Ksel et des autres djébels jaunes ou rouges assis à la bordure du Steppe. Ces gorges très étroites, fort tortueuses, parfois profondes, singulièrement pittoresques, sont animées par de petites rivières nées de fonts abondantes. Tel de ces défilés rappelle, avec moins d’eaux, avec plus de lumière, les cluses de la Provence ou celles des Cévennes du sud.

Près de ces fontaines, et plus bas, au bord des oueds, fleurissent des jardins à palmiers. De misérables villages, mal gardés par de branlantes murailles, languissent près de l’aïn qui est toute la vie de ces anfractuosités brûlées par le soleil du Désert. On les appelle des ksours (au singulier, ksar), c’est-à-dire bourgs fortifiés. Mais peu à peu l’eau des gorges supérieures est bue par l’air, les plantes, les animaux, l’homme ; elle entre dans les fêlures, elle filtre dans le sable, elle disparaît enfin tout à fait. On la retrouve, quand on suit le lit de son oued, à de longs intervalles, en fouillant le sol : assez pour donner à boire, trop peu pour irriguer. Toute vie cesse, l’on ne voit plus le moindre ksar ; parfois passent une caravane, une autruche, quelques gazelles. Il arrive que des crues remplissent les oueds bien au delà des ksours, et même des dayas, mares plus ou moins temporaires, jusqu’où suintent leurs dernières eaux. Les flots sauvages vont alors se perdre au pied de l’amoncellement de sable des areg. Ces rivières sont le Zergoun, descendu de l’Amour, le Seggueur, qui s’en va vers El-Goléa, le Bénout et, tout au long de la frontière marocaine, la « Rivière des moustiques », l’Oued-en-Namous.

En Sahara, sur l’Oued-Zergoun, après les pluies.

Les ksours les plus connus sont El-Abiod-Sidi-Cheikh et Tiout. El-Abiod-Sidi-Cheikh abrite le tombeau d’un saint musulman : c’est la Mecque de ce désert. Tiout, site magnifique, a de belles eaux, des jardins charmants, des vignes enlacées à des arbres ; de hautes roches de grès rouge et noir où sont encore visibles des dessins gravés il y a deux mille ans peut-être. Sous notre climat tempéré, passage éternel de nuées, ces lignes naïves seraient effacées depuis bien des siècles par le gel, le dégel, la pluie, la neige et la mousse, lèpre du grès ; mais, dans la zone sèche et dorée, le temps, maître et bourreau du monde, a des mains plus clémentes.



  1. Guébli, mot arabe, veut dire le Sud.
  2. Le mot arabe El-Kantara veut dire précisément pont : c’est l’Alcantara des Espagnols.
  3. En français, la Bouche du Sahara,
  4. Toub, c’est l’adobe des Espagnols.
  5. À 20, 25, 27 mètres dans les lieux les plus bas.
  6. C’est ainsi que les indigènes nomment habituellement les Chrétiens.
  7. Ce mot arabe veut dire filet.
  8. Le Mzab a sept villes.