Hachette (p. 79-88).
VI


les tricheurs punis


Le dîner fut retardé ; mais, personne ne revenant, on se mit à table fort agité et inquiet. On mangea quelques morceaux à la hâte ; puis les hommes se dispersèrent dans le parc pour chercher les absents ; les dames rentrèrent au salon, où bientôt les quatre enfants firent leur apparition, échevelés, leurs vêtements en lambeaux, rouges et suants, inondés de larmes.

Un Ah ! général les accueillit ; les mères s’élancèrent vers leurs enfants.

« Petits imbéciles ! s’écria Mme de Sibran.

— Petites sottes ! s’écria de même Mme de Guibert.

— Hi ! hi ! hi ! nous… nous… sommes perdus…, répondirent les filles.

— Hi ! hi ! hi ! nous… avons été… poursuivis

par… deux gros dogues, reprirent les garçons.
les filles.

Hi ! hi ! hi ! Ils ont manqué nous dévorer !

les garçons.

Hi ! hi ! hi ! Il fait noir, on n’y voit plus.

madame de sibran.

C’est votre faute, mauvais garçons. Pourquoi vous êtes-vous sauvés…

madame de guibert.

C’est bien fait ! Cela vous apprendra à tricher, méchantes filles.

— Faites sonner la cloche pour faire rentrer ces Messieurs », dit Mme des Ormes au valet de chambre.

La cloche ne tarda pas à faire revenir les pères et leurs amis ; les enfants, perdus et retrouvés, furent encore grondés, et le dîner recommença, moins lugubre que dans sa première partie. Bernard, Gabrielle, Christine et François avaient peine à réprimer une violente envie de rire chaque fois qu’ils jetaient les yeux sur leurs malheureux camarades, dont les cheveux en désordre, les vêtements déchirés, les visages et les mains griffés, rouges, gonflés et suants, contrastaient avec l’avidité qu’ils déployaient devant chaque plat qu’on leur servait.

Quand leur appétit fut un peu satisfait, Gabrielle leur demanda comment et où ils s’étaient perdus.

cécile.

Nous voulions tricher et aller au delà du carré que vous nous aviez fixé pour nous cacher, et nous sommes entrés dans le bois ; nous avons couru pour revenir à la maison sans que vous nous vissiez ; mais nous nous sommes trompés de chemin et nous avons marché longtemps, bien longtemps, sans savoir où nous étions. Maurice et Adolphe avaient peur et pleuraient…

maurice, interrompant.

Pas du tout, je n’avais pas peur, et je riais.

cécile.

Tu riais ? Ah ! ah ! joliment ! Tu pleurais, mon cher, et c’est Hélène qui te rassurait et qui te consolait. Laisse-moi finir notre histoire… Nous marchions ou plutôt nous courions toujours en avant, lorsque deux chiens énormes et très méchants s’élancent d’un hangar et veulent se jeter sur nous ; nous crions : Au secours ! Nous courons, les chiens courent après nous, nous attrapent, se jettent sur nous l’un après l’autre, déchirent nos vêtements, nous barrent le chemin et nous forcent, en aboyant après nous, à retourner sur nos pas. Un bonhomme sort de la maison et appelle les chiens « Rustaud ! Partavo ! » Les chiens nous quittent et l’homme vient à nous.

« — Mes chiens vous ont fait peur, Messieurs, Mesdemoiselles ? Faites excuse ! Ils sont jeunes, ils sont joueurs ; ils ne vous auraient pas mordus tout de même. »

« Nous pleurions tous et nous ne pouvions répondre : l’homme s’en aperçut.

« — Est-ce que ces messieurs et ces demoiselles ont quelque chose qui leur fait de la peine ? Si je pouvais vous venir en aide, disposez de moi, je vous en prie.

« — Nous gommes perdus », lui répondit Maurice en sanglotant.

maurice, interrompant.

Ah ! par exemple ! Je sanglotais ? Moi ? J’avais froid et je grelottais : voilà tout.

cécile.

Froid ? Par un temps pareil ? Tu suais et tu sues encore ; je te dis que tu sanglotais. Laisse-moi raconter ; ne m’interromps plus.

« — Perdu ? D’où êtes-vous donc, Messieurs, Mesdemoiselles ? nous demanda l’homme.

« — Nous venons du château des Ormes.

« — Ah bien, vous serez bientôt de retour : vous êtes dans le parc.

« — Mais le parc est si grand que nous ne savons plus comment revenir.

« — Je vais vous ramener, Messieurs, Mesdemoiselles ; excusez mes chiens, s’il vous plaît, ils ne savaient pas à qui ils avaient affaire. »

L’homme nous a ramenés jusqu’au château, et j’ai bien dit à Maurice et à Adolphe que c’était leur faute si nous nous étions perdus, parce qu’ils voulaient jouer un mauvais tour à François et à Christine.

maurice.

Ce n’est pas vrai, Mademoiselle : vous avez triché tout comme moi et mon frère.

hélène.

Parce que vous nous avez persuadées ; n’est-ce pas, Cécile ?

cécile.

Oui ; c’est très vrai ; tu es furieux contre François parce qu’il t’a riposté très spirituellement, et contre Christine parce qu’elle a défendu François ; et je trouve qu’elle a bien fait et que tu as mal fait. »

Les parents écoutaient le récit et la discussion ; Mme des Ormes la termina en disant :

« Christine se mêle toujours de ce qui ne la regarde pas ; on dirait que François a besoin d’elle pour se défendre. Je te prie, Christine, de te taire une autre fois.

christine.

Mais, maman, ce pauvre François est si bon, qu’il ne veut jamais se venger, et…

madame des ormes.

Et c’est toi qui te jettes en avant, sottement et impoliment. Si tu recommences, je t’empêcherai de voir François… Va te coucher, au reste ; dans ton lit, du moins, tu ne feras pas de sottises. »

M. de Nancé comprit le regard suppliant de Christine et l’air désolé de François.

« Madame, dit-il à Mme des Ormes, veuillez m’accorder la grâce de Mlle Christine ; en la punissant de son acte de courage et de générosité, vous punissez aussi mon fils et tous ses jeunes amis. Vous êtes trop bonne pour nous refuser la faveur que nous sollicitons.

madame des ormes.

Je n’ai rien à vous refuser, Monsieur. Christine, restez, puisque M. de Nancé le désire, et venez le remercier d’une bonté que vous ne méritez pas. »

Christine s’avança vers M. de Nancé, leva vers lui des yeux pleins de larmes, et commença :

« Cher Monsieur,… cher Monsieur,… merci… »

Puis elle fondit en larmes ; M. de Nancé la prit dans ses bras et l’embrassa à plusieurs reprises en lui disant tout bas :

« Pauvre petite !… Chère petite !… Tu es bonne !… Je t’aime bien !… »

Ces paroles de tendresse consolèrent Christine ; ses larmes s’arrêtèrent, et elle reprit sa place près de François, qui avait été fort agité pendant cette scène. Paolo n’avait rien dit depuis le commencement du dîner, qui avait absorbé toutes ses facultés ; mais on se levait de table ; il avait tout entendu et observé ; il s’approcha de François et lui dit :

« Quand zé vous ferai grand, vous donnerez soufflets au grand vaurien, le Maurice.

— Pourquoi ? lui demanda François surpris.

paolo.

Pour venzeance ; c’est bon, venzeance.

françois.

Non, c’est mauvais ; je pardonne, j’aime mieux cela. Notre-Seigneur pardonne toujours. C’est le démon qui se venge.

— Qui vous a appris cela ? demanda Paolo avec surprise.

françois.

C’est mon cher et bon maître, papa.

christine.

J’aime beaucoup ton papa, François.

françois.

Tu as raison ; il est si bon ! Et il t’aime bien

aussi.
christine.

Pourquoi m’aime-t-il ?

françois.

Parce que tu m’aimes et parce que tu es bonne.

christine.

C’est drôle ! C’est la même chose que moi. Je l’aime parce qu’il t’aime et qu’il est bon. »

Il était tard ; le dîner, retardé d’abord, interrompu ensuite, avait duré fort longtemps. De plus, les habits déchirés de Maurice et d’Adolphe, les robes et jupons en lambeaux de Mlles de Guibert, rendaient impossible un plus long séjour chez Mme des Ormes. Mais, en se retirant, Mme de Guibert engagea à dîner chez elle, pour la semaine suivante, toutes les personnes qui se trouvaient dans le salon, y compris les enfants.