Hachette (p. 67-78).
V


attaque et défense


Le lendemain, sa vie de misère recommença ; habituée à souffrir et à se taire, elle se consola par la pensée du dîner du lendemain, qui devait la réunir à sa cousine et à son ami François. Mme des Ormes fut très agitée le jour du dîner ; elle avait une toilette élégante à préparer, une coiffure nouvelle à essayer, les apprêts du dîner à surveiller. Un nouveau cuisinier, qui n’avait pas encore fait de grands galas, lui donnait de vives inquiétudes ; elle craignait que quelque chose ne fût pas bien ; elle fit une douzaine de descentes à la cuisine, des visites innombrables à l’office, brouillant tout, grondant les domestiques, leur donnant des ordres contradictoires, aidant elle-même à piquer un gigot de mouton qui devait être présenté comme du chevreuil, dressant des corbeilles de fruits qui s’écroulaient avant que le sommet de la pyramide eût reçu ses derniers ornements. Son mari la suppliait de ne pas tant s’agiter, de laisser faire les domestiques.

« Vous les retarderez au lieu de les aider, ma chère ; votre agitation les gagne, et ils ne font que courir et discourir sans rien terminer.

madame des ormes.

Laissez-moi tranquille ; vous n’y entendez rien ; vous ne m’aidez jamais et vous voulez donner des conseils ! Ces domestiques sont bêtes et insupportables ; ils ne comprennent rien ; si je n’étais pas là, tout serait ridicule et affreux.

m. des ormes.

Mais pourquoi tout ce train pour un dîner de famille ?

madame des ormes.

De famille ? Vous appelez famille M. de Nancé et son fils, M. et Mme de Sibran et leurs fils, M. Paolo, M. et Mme de Guibert et leurs filles !

m. des ormes.

Comment ! vous avez invité tout ce monde ?

madame des ormes.

Certainement ! Je ne veux pas faire dîner M. de Nancé en tête-à-tête avec nous et avec ma sœur et son mari.

m. des ormes.

Je crois qu’il l’aurait mieux aimé que de se trouver avec un tas de gens fort peu agréables et qu’il n’a jamais vus.

madame des ormes.

C’est bon ! Vous n’y entendez rien, je vous le répète ; laissez-moi faire !… Grand Dieu ! trois heures ! Ils vont venir dans une heure ! Je ne suis ni coiffée ni habillée. »

Mme des Ormes sortit en courant. M. des Ormes leva les épaules et rentra dans sa chambre pour oublier, à l’aide d’une mélodie écorchée sur son violon, les bizarreries de sa femme et le joug qui pesait sur lui.

Christine, qui n’avait pas autant d’embarras de toilette que sa mère, fut prête de bonne heure et vit arriver, peu d’instants après, son oncle et sa tante de Cémiane avec Bernard et Gabrielle, puis M. de Nancé avec François et Paolo, puis les Sibran et les Guibert.

Mme des Ormes ne paraissait pas encore ; M. des Ormes semblait un peu embarrassé, faisait des excuses de l’absence de sa femme, qui, disait-il, avait eu beaucoup d’occupations.

Enfin, Mme des Ormes fit son apparition au salon dans une toilette resplendissante qui surprit toute la société ; elle provoqua les compliments, fit remarquer ses beaux bras (trop courts pour sa taille), sa peau blanche (blafarde et épaisse), sa taille parfaite (grâce à une épaule et à un côté rembourrés), ses beaux cheveux (crépus et d’un noir indécis). M. et Mme de Cémiane souffraient du ridicule qu’elle se donnait ; les autres s’en amusaient et s’extasiaient sur les beautés qu’elle leur signalait et qu’ils n’auraient pas aperçues sans son aide.

Pendant ce temps, les enfants, au nombre de huit, s’amusaient et causaient dans un salon à côté. Maurice et Adolphe de Sibran examinaient avec une curiosité moqueuse le pauvre François, qu’ils ne connaissaient pas encore ; Hélène et Cécile de Guibert chuchotaient avec eux et jetaient sur François des regards dédaigneux.

« Qui est ce drôle de petit bossu ? demanda Maurice à Bernard.

bernard.

C’est un ami que nous voyons depuis deux ans environ, et qui est très bon garçon.

maurice.

Bon garçon, j’en doute ; les bossus sont toujours méchants ; aussi il faut les écraser avant qu’ils vous écorchent, et c’est ce que nous faisons, Adolphe et moi.

bernard.

Celui-ci ne vous écorchera ni ne vous mordra ; je vous répète qu’il est très bon.

maurice.

Bah ! bah ! laissez donc. Mais faites-nous faire connaissance avec lui.

bernard.

Très volontiers, si vous voulez être bons pour lui.

maurice.

Soyez tranquille, nous serons très polis et très aimables.

bernard.

François, voici Maurice et Adolphe de Sibran qui veulent faire connaissance avec toi. »

François s’approcha de Bernard et tendit la main aux deux Sibran.

« Bonjour, bonjour, mon petit, dirent-ils presque ensemble ; vous êtes bien gentil, et je pense que vous savez déjà parler et causer. »

François regarda d’un air étonné et ne répondit pas.

« Je ne sais pas votre nom, continua Maurice, mais je le devine sans peine ; vous êtes sans doute parent d’un homme charmant qui s’appelait Ésope et qui est très célèbre par une excroissance qu’il avait sur le dos.

— Et sur la poitrine aussi, répondit François en souriant ; et vous savez sans doute, Messieurs, puisque vous êtes si savants, que son esprit est aussi célèbre que sa bosse ; et, sous ce rapport, je vous remercie de la comparaison, très flatteuse pour moi. »

Tout le monde se mit à rire ; Maurice et son frère rougirent, parurent vexés et voulurent parler, mais Christine s’écria :

« Bravo, François ! C’est bien fait ! Ils ont voulu te faire une méchanceté, et ce sont eux qui sont rouges et embarrassés.

maurice.

Moi ! rouge, embarrassé ? Est-ce qu’un jeune homme comme moi (il avait douze ans) se laisse intimider par un pauvre petit de cinq à six ans tout au plus ?

christine.

Vraiment ! Vous lui donnez cinq à six ans ? Vous devez le trouver bien avancé pour son âge ? il a mieux répondu que vous, et il connaît Ésope mieux que vous.

— Les enfants très jeunes ont quelquefois des idées au-dessus de leur âge, dit Maurice très piqué.

christine.

C’est vrai ! De même que les jeunes gens ont quelquefois des paroles au-dessous de leur âge. Mais je vous préviens que François a douze ans, et qu’il est très avancé pour son âge.

maurice.

M. François a douze ans ! Je ne l’aurais jamais

cru. Moi aussi, j’ai douze ans.
christine.

Douze ans ! Je ne l’aurais jamais cru !

maurice.

Quel âge me croyez-vous donc ? Quatorze ? Quinze ?

christine.

Non, non ; cinq ou six tout au plus.

— Christine, tu défends bien tes amis, dit Gabrielle en l’embrassant.

— Et ses amis en sont bien reconnaissants, dit François en l’embrassant à son tour.

— Et nous t’en aimons davantage, dit Bernard, l’embrassant de son côté.

— Et moi aussi, il faut que j’embrasse la signorina, s’écria Paolo en saisissant Christine et en appliquant un baiser sur chacune de ses joues.

— Ah ! vous m’avez fait peur, dit Christine en riant. Je ne mérite pas tous ces éloges ; j’étais fâchée que Maurice et Adolphe fissent de la peine à François, et j’ai répondu sans y penser.

hélène, riant.

Il faudra prendre garde à Christine quand elle sera grande.

françois.

Elle est bien bonne et ne dit jamais de méchancetés à personne pourtant.

adolphe, avec ironie.

Vous trouvez ? Ce que c’est que d’avoir de l’esprit !

christine.
Et du cœur.
bernard.

Ah ça ! quand finirons-nous nos disputes à coups de langue ? Si nous sortions avant le dîner ? Nous avons encore une heure.

— Sortons », répondirent toutes les voix ensemble.

Et tous se dirigèrent vers le jardin. Maurice et Adolphe étaient de mauvaise humeur ; ils entravèrent tous les jeux, et, n’osant se moquer tout haut de François, ils en rirent tout bas, ainsi que de Christine, avec Hélène et Cécile.

Après avoir rejeté plusieurs jeux, ils acceptèrent enfin celui de cache-cache ; on se divisa en deux bandes : l’une se cachait, l’autre cherchait. Maurice et Adolphe choisirent pour leur bande Hélène et Cécile ; François et Bernard prirent Gabrielle et Christine ; le sort désigna les premiers pour se cacher, les seconds pour chercher. Quand ces derniers entendirent le signal, ils se précipitèrent dans le bois pour chercher ; mais ils eurent beau courir, fureter, chercher partout, ils ne trouvèrent personne. Ils se réunirent pour décider ce qu’il y avait à faire.

« Retourner à la maison, dit Bernard.

— Faire tous ensemble le tour du petit bois, en criant : « Nous renonçons », dit Gabrielle.

— Leur crier qu’ils sont tricheurs, dit Christine.

— Suivre le conseil de Bernard, et revenir à la maison en passant par les serres et le jardin de fleurs », dit François.

Ce dernier avis prévalut ; ils firent une fort jolie promenade et rentrèrent pour l’heure du dîner ; l’autre bande n’était pas encore de retour ; Bernard et François commencèrent à s’inquiéter et dirent à leurs pères ce qui était arrivé. MM. de Cémiane et de Nancé en firent part à MM. de Sibran et de Guibert, et tous les quatre allèrent à la recherche de la bande révoltée et rentrèrent sans l’avoir retrouvée.