XVIII


paolo, pris, s’échappe


Aussitôt après être rentré, M. de Nancé envoya chercher Paolo et le fit mener de suite chez Mme des Ormes, qui l’attendait avec impatience. Dès qu’elle l’aperçut, elle courut à lui.

madame des ormes.

Arrivez, arrivez vite, mon cher Paolo ; j’ai besoin de vous. M. de Nancé vous a-t-il parlé ?

paolo.

Non, Signora ; il m’a seulement dit, avant que z’aie pou descendre de la voitoure : « Partez vite, mon cer, Madama des Ormes vous attend ». Et la voitoure m’a remmené si vite que z’en avais le vertize. Ce bon M. de Nancé, il a des cevaux qui courent comme des diavolo.

madame des ormes.

Bon ! c’est très bien ! Je pars demain pour Paris ; je laisse Christine à M. de Nancé ; mon mari a acheté un hôtel charmant, je donnerai des soirées, des bals et j’ai besoin de vous.

paolo.

De moi ! Oh ! Signora ! ze ne sais pas danser, voltizer en tournant comme la sarmante Signora des Ormes. Ze ne peux vous servir à rien et z’aime mieux rester avec M. de Nancé.

madame des ormes.

Du tout, du tout. J’ai besoin de vous pour mes charades ; vous ferez Assuérus.

paolo.

Quoi ! c’est des sarades, Signora ? Quoi ! c’est Souérousse ?

madame des ormes.

Des charades sont des choses charmantes ; je vous expliquerai cela plus tard. Assuérus est un roi ; ce sera vous.

paolo.

Mais ze ne peux pas être roi, Signora. Ze ne souis qu’un pauvre médecin italien.

madame des ormes.

Que vous êtes nigaud, mon cher ! Vous ne serez pas roi pour de bon, ce sera pour rire ; et je serai votre Esther, votre femme.

paolo, effrayé.

Oh ! Signora, c’est impossible ! Ce bon M. des Ormes ! Non, non ! Ze ne pouis pas accepter ça, Signora. Ze souis trop zeune pour que vous soyez ma femme.

madame des ormes.

Mais puisque je vous dis que tout cela est pour rire, pour s’amuser. Il faut absolument que je vous emmène.

paolo.

Signora, de grâce ! laissez-moi avec M. de Nancé, mon bon ami. Ze souis trop bête pour être un roi.

madame des ormes.

Ça ne fait rien. Assuérus était très bête. Vous allez coucher ici ; je vous emmènerai demain avec moi. Brigitte, faites préparer un lit pour M. Paolo, je l’emmène à Paris. Sans adieu, mon cher Paolo. Brigitte, faites préparer un dîner pour M. Paolo. Je pars ; à demain. »

Mme des Ormes sauta dans un coupé, qui s’éloigna rapidement. Paolo resta sur le perron sans voix et sans mouvement. Revenant à lui enfin et se frappant la tête de ses poings :

« Imbécile ! qu’ai-ze fait ? Elle va m’emmener ! ze ne veux pas moi avoir oune femme si horrible et si ridicoule ! Ze veux la laisser au pauvre M. des Ormes !… Quel diable d’Assouérous ! Ze ne souis par Assouérous ! ze souis le pauvre Paolo, et ze veux être le pauvre Paolo et rester avec le bon M. de Nancé, qui ne me fait zamais enrazer comme cette femme ridicoule. Et ze veux rester et donner des leçons à mon petit François… Quel bon garçon !… Et à ma Christinetta !… Quelle bonne, douce demoiselle ! Si vive, si gaie ! et qui vous entortille avec ses grands yeux bleus si doux, et qui rient toujours… Quoi faire ? Ze vais parler à M. de Nancé ; ze me moque bien du dîner de la Signora ; ze ne veux pas de son dîner, moi. »

Paolo partit en courant, malgré les cris de Brigitte, et arriva tout essoufflé chez M. de Nancé au moment où les enfants venaient de se coucher.

m. de nancé.

Qu’y a-t-il donc, mon pauvre Paolo ? Vous arrivez comme un homme poursuivi par des loups.

paolo.

Oh ! caro Signor, z’aimerais mieux oune bande de loups que Mme des Ormes ; ze me souis sauvé cé vous ; elle veut m’emmener, me faire roi Assouérous, m’épouser. C’est impossible, Signor ! impossible ! Ze ne veux pas être son mari ! Ze ne veux pas sasser ce pauvre M. des Ormes ! Quoi faire, Signor ! elle va me relancer partout ; à Arzentan, cé vous, partout ! »

M. de Nancé riait à se tenir les côtes ; il calma le pauvre Paolo, lui expliqua ce que Mme des Ormes voulait de lui, et quelle serait la vie qu’il mènerait à Paris. Paolo frémit, pria M. de Nancé de le cacher jusqu’après le départ de sa persécutrice et de lui permettre de venir passer quelques jours chez lui, de peur que Mme des Ormes ne le fît enlever à Argentan. M. de Nancé lui promit secours et protection, consentit volontiers à le garder tant qu’il voudrait rester à Nancé, et lui demanda où il avait dîné.

paolo.

Noulle part, Signor ! Cette femme m’a fait perdre la tête et l’appétit.

m. de nancé.

Vous allez dîner ici, mon pauvre Paolo. Je vais dire qu’on vous prépare à dîner et à coucher. »

Pendant que Paolo tremblait d’être enlevé, Mme des Ormes se fâchait et grondait tous ses gens pour avoir laissé échapper ce pauvre Paolo. Elle commanda qu’on allât au petit jour à Argentan, et qu’on le lui ramenât de gré ou de force ; mais le lendemain la carriole revint sans Paolo, qu’on n’avait pu trouver nulle part. Grande colère de Mme des Ormes, qui n’avait plus le temps d’aller à sa recherche : elle partit furieuse, arriva de même et trouva à redire à tout ce que son mari avait fait dans l’appartement ; elle donna divers ordres contraires à ceux qu’avait donnés M. des Ormes, et, aussitôt arrivée, elle annonça qu’elle aurait une grande soirée dans quinze jours, vers le 15 décembre. Et dès le lendemain elle commença sa vie dissipée et tourbillonnante, visites, emplettes, dîners, spectacles, soirées, se couchant à trois et quatre heures du matin, se levant à midi, une vie de femme du monde, c’est-à-dire de folle. Elle se mit à organiser ses charades, mais elle trouvait difficilement des acteurs et actrices. Quand on sut qu’elle voulait faire le rôle d’Esther, personne ne voulut faire Assuérus. Dans son désespoir, elle écrivit à Paolo :

« Mon cher, mon bon Paolo, je vous demande en grâce de me donner huit jours. Prenez demain le chemin de fer ; descendez chez moi, dans mon hôtel, rue de la Femme-Sans-Tête, 18. Je ne vous garderai que huit jours au plus ; et comme je ne veux pas vous faire perdre l’argent que vous font gagner vos leçons, je vous donnerai cinq cents francs le jour de votre départ. J’ai absolument besoin de vous ; sans vous, ma fête est manquée. Si vous me refusez, je ne vous reverrai de ma vie et je vous défendrai de voir Christine. Ne répondez pas, mais arrivez vite.

« Caroline des Ormes. »

Quand Paolo reçut cette lettre, il retomba dans le désespoir ; M. de Nancé, après avoir ri de la persévérance de Mme des Ormes, conseilla à Paolo de se rendre à ses vœux et de prendre le chemin de fer de midi qui l’amènerait à Paris à quatre heures. Paolo soupira, pleura même, se tapa la tête et partit, maudissant la signora et ses charades. Il était attendu ; on le reçut avec enthousiasme ; sans lui donner le temps de se reposer, Mme des Ormes l’entraîna dans le salon où se faisaient les répétitions ; tous les acteurs y étaient ; ils accueillirent Paolo avec des éclats de rire que ne justifiaient que trop son air effaré, étrange, son attitude embarrassée et son apparence misérable ; car pour ménager son habit de parade, il avait mis sa redingote râpée et tachée, des souliers ferrés, le reste à l’avenant.

Mme des Ormes le traînant par la main, le présentant à tout le monde :

« Voici mon Assuérus, disait-elle ; commençons la répétition. »

On plaça Paolo sur une estrade ; l’un lui leva le bras, l’autre la jambe ; on lui ouvrit la bouche, on lui tira le nez, on hérissa ses cheveux ; tous riaient à se tordre, excepté Paolo, qui, impatienté de ces plaisanteries et de ces rires, bondit de dessus l’estrade au milieu du salon, et cria avec colère :

« Ze ne veux pas qu’on me tiraille comme un veau qu’on égorge. Ze veux qu’on me respecte et qu’on me donne à manzer. Si la Signora me fait des farces comme ça, moi, Paolo, ze prends la dilizenze et m’en retourne à Arzentan. »

Toute la société rit de plus belle, mais se retira devant les yeux enflammés et les gestes furieux de Paolo. Mme des Ormes lui expliqua que c’était une répétition, qu’on allait lui servir un bon repas ; elle le flatta, le calma, et puis elle sonna pour qu’on le menât dans sa chambre. Elle pria ces messieurs et ces dames de ne pas se décourager, que tout irait bien, maintenant qu’elle tenait son Assuérus, et qu’elle se chargeait de lui faire répéter son rôle et ses pauses.

Le jour de la représentation arriva. Le salon était plein de monde ; deux tableaux avaient été passablement exécutés. Esther et Assuérus, qui excitaient d’avance les rires de l’assemblée, étaient attendus avec impatience ; enfin la toile se leva. Assuérus, raide comme un soldat au port d’armes, le sceptre sur l’épaule en guise de fusil, regardait les spectateurs d’un œil hébété et terrifié ; Esther, demi-agenouillée devant lui, les bras étendus, le regardait d’un œil suppliant.

« Abaissez votre sceptre sur ma tête », avait-elle dit tout bas, au moment où la toile allait se lever.

Assuérus l’abaissa, mais trop tard, convulsivement et si durement que le sceptre tomba de tout son poids sur la tête de Mme des Ormes ; le coup était si violent, si imprévu, qu’elle ne put s’empêcher de porter la main à sa tête en poussant un léger cri. Assuérus, éperdu, jeta sceptre, couronne et manteau, sauta à bas de l’estrade et disparut. Mme des Ormes se releva, regarda d’un air courroucé ses invités, qui riaient à qui mieux mieux, s’approcha de la rampe et voulut parler ; sa grande bouche ouverte, son nez osseux et détaché, ses pommettes saillantes, son front bas, son air oie enfin, redoublèrent les éclats de rire ; on n’avait jamais vu pareille Esther. Mme des Ormes, furieuse, se retira, se promettant de se venger sur Paolo de l’échec qu’elle subissait. Mais Paolo n’y était plus ; devinant la confusion et la colère de Mme des Ormes, il fit lestement un paquet de ses effets, mit dans son portefeuille les cinq cents francs que lui avait donnés M. des Ormes le matin même, et courut au chemin de fer pour y attendre le premier départ. Le lendemain, de bonne heure, il était à Nancé, racontant sa mésaventure qu’il bénissait puisqu’il lui devait d’être débarrassé de Mme des Ormes. Les enfants furent enchantés de le revoir ; il leur raconta les beautés de Paris telles qu’il les avait vues et jugées, et les ennuis des répétitions, des dîners et des soirées de Mme des Ormes tels qu’il les avait éprouvés.

Peu de jours après, il reçut une lettre furieuse de son Esther ; elle le traitait de mal élevé, de brutal, de goujat, de voleur même, pour avoir accepté et emporté les cinq cents francs que son mari avait eu la sottise de lui donner.

« Ze les ai bien gagnés, se dit Paolo en riant ; quant à ses inzures, ze m’en moque et je m’en bats l’œil et le mollet. Mas ze vais la défourioser. Ze vais lui dire des soses…, des soses qui lui feront ouvrir sa grande bouce comme oune bouce de crocodil. »

Et se mettant à table, il écrivit :

« Ô Signora ! ô bella ! ô adorable ! comment est-il possible qu’Assouérous reste comme oune homme de carton devant la belle Esther ! Z’ai fait tomber sur votre ceveloure admirable, sur vos ceveux éparpillés, mon sceptre de bois, z’ai donné une calotte sans le vouloir, ze vous zoure, Signora bella. Et pouis, la douleur de votre douleur a si rempli de douleur ma cétive personne, que moi, Paolo, roi Assouérous, zé mé souis sauvé et z’ai couru comme un dératé zousqu’à la dilizence du cemin de fer. Pardonnez, Signora de mon cœur, Signora de mon âme, et recevez encore votre humble, soumis et éternel esclave.

« Paolo Peronni. »

« Il faut que ze montre à M. de Nancé ; c’est zoliment zoli ce que z’ai écrit.

« Monsieur de Nancé, Signor, venez, ze vous prie, lire ma réponse, dit Paolo en entrant chez M. de Nancé. Vous me direz si ce n’est pas sarmant. Voici la lettre, voilà la réponse. »

M. de Nancé sourit à la lecture du style de Mme des Ormes, et éclata de rire en lisant la réponse de Paolo. Celui-ci, enchanté de l’effet qu’il avait produit, attendait, en ouvrant la bouche jusqu’aux oreilles, que M. de Nancé témoignât tout haut son admiration.

m. de nancé, lui rendant les lettres.

Mon cher Paolo, votre lettre est dans son genre aussi ridicule que celle de Mme des Ormes. Elle vous injurie comme un Auvergnat, et vous lui répondez par une moquerie par trop évidente.

paolo.

Cer Monsieur de Nancé, ze ne souis pas bête, quoique z’aie l’air d’oune imbécile ; c’est comme ça qu’il faut faire avec cette Signora absourdissima. Elle croit qu’elle est souperbe, zé lui dis qu’elle est souperbe ; elle croit que zé l’adore. Voilà la Signora ensantée ; ze souis peut-être le seul qui dise comme elle ; alors elle pardonne et ne se fasse pas quand ze viens donner des leçons à ma Christinetta. Voilà pourquoi z’ai écrit comme oune imbécile.

m. de nancé.

Nous verrons si vous avez deviné juste, mon cher Paolo ; je le désire pour vous. »

Deux jours après, Paolo entra triomphant chez M. de Nancé, et lui présenta une lettre.

« Prenez, Signor, lisez, voyez si Paolo est oune bête ! »

M. de Nancé déploya le papier et lut :

« Mon bon et cher Paolo, votre charmante lettre m’a touchée et m’a bien fait regretter les injures que je vous ai écrites. Pauvre Paolo ! Pardonnez-moi ; je vous accepte pour esclave et je vous traiterai en bonne maîtresse. Adieu, mon esclave. Je m’amuse beaucoup, je donne des bals ; je danse toute la nuit.

« Caroline des Ormes. »

« Folle ! dit M. de Nancé en levant les épaules. Que je suis heureux d’avoir pu tirer ma chère Christine de cette maison de folie et de dissipation ! »