XIX


christine est bonne, maurice est exigeant


L’hiver se passait doucement et agréablement au château de Nancé. François et Christine accompagnaient M. de Nancé dans ses promenades de propriétaire, aidaient à la plantation des arbres, au tracé des chemins, etc. Elles étaient précédées et suivies des leçons de Paolo et de M. de Nancé. François sacrifiait quelquefois une promenade pour aller voir le pauvre Maurice, toujours si heureux de ces visites ; Maurice questionnait beaucoup François, lui demandait des conseils, et en profitait au point d’avoir amené un changement complet dans son caractère. Il devenait doux, humble, raisonnable. Adolphe, tout en reconnaissant ce changement favorable, s’éloignait de plus en plus de son frère et détestait François chaque jour davantage. Maurice sortait depuis quelque temps, mais il ne s’était encore fait voir à personne. Un jour, il demanda à François si M. de Nancé voudrait bien lui permettre d’aller le voir au château. François l’assura que M. de Nancé serait charmé de le recevoir ainsi que Christine.

maurice.

Christine ? Je croyais Mme des Ormes partie depuis longtemps.

françois.

Oui, il y a trois mois qu’elle est partie, mais elle nous a laissé Christine et Isabelle.

maurice.

Christine est avec toi ? Comme tu es heureux d’avoir une si bonne et si gentille petite fille !

françois.

Oui, tu dis vrai ! très heureux ! Si tu la connaissais mieux, tu verrais comme elle est bonne, dévouée, aimable, gaie, charmante ! Et comme elle nous aime, papa et moi ! Elle nous dit, tout en riant, des choses si aimables, si affectueuses, que nous en sommes attendris, papa et moi.

maurice.

Oh oui ! Je la connais bien.

françois.

Je ne t’en parlais jamais, parce que le croyais que tu ne l’aimais pas.

maurice.

Je la détestais comme je te détestais quand j’étais méchant ; mais, à présent que je me souviens comme elle te défendait, comme elle t’aimait, je l’aime moi-même beaucoup, et je voudrais qu’elle

m’aimât. Quand pourrai-je venir chez toi ?
françois.

Veux-tu venir demain ? je préviendrai papa.

maurice.

Très bien ; au revoir, à demain à deux heures. »

Ils se séparèrent et François annonça la visite de Maurice. M. de Nancé en fut bien aise pour François, qui formait là une nouvelle et agréable intimité.

Le lendemain, quand Maurice entra, embarrassé et honteux de sa ridicule apparence, François et Christine coururent à lui. Christine fut presque effrayée et repoussée au premier aspect. mais, surmontant sa répugnance par un sentiment de bonté, elle s’approcha de Maurice et l’embrassa.

« Pauvre Maurice, dit-elle, je sais combien vous avez souffert ; j’ai tout su par François.

maurice.

Qui m’a pardonné comme vous me pardonnez, bonne Christine. Dieu m’a bien puni de mes méchantes moqueries à l’égard du bon François. Je riais de votre amitié pour lui, de votre généreuse défense contre mes ignobles attaques. À présent je comprends le bonheur d’être aimé et défendu par un ami, et j’envie son heureux sort d’avoir une amie telle que vous.

christine.

Moi ! je suis une pauvre petite amie qui dois tout à François et à M. de Nancé ! Sans eux je serais ignorante, sotte, méchante.

maurice.

Ignorante, peut-être ! Mais sotte et méchante, jamais.

— Bonjour, mon bon Maurice, dit M. de Nancé qui entrait. Vous voilà bien mieux, mon ami ; et votre courage se soutient ; je sais par François combien vous êtes patient, résigné et… amélioré, pour tout dire.

maurice.

C’est François qui m’a fait du bien par sa bonté, Monsieur. Moi qui avais été si méchant pour lui, et lui…

m. de nancé.

Ne parlons pas du passé, mon ami, et profitons du présent. Venez nous voir souvent ; nous sommes très heureux ici. Ma petite Christine est gaie comme un pinson, douce comme une colombe et bavarde comme une pie : j’entends, une pie bien élevée et raisonnable, ce qui la rend très agréable et jamais incommode. »

Christine sourit et baisa la main de M. de Nancé. Maurice voulut lui prendre le bras, car il marchait péniblement avec ses jambes tortues ; le premier mouvement de Christine fut de céder à sa répugnance et de reculer ; mais, rencontrant le regard peiné de François, elle se rapprocha et tendit son bras à Maurice.

maurice.

Vous aimez peut-être mieux courir ou marcher en liberté, Christine ?

christine.

Non, non, je vais vous aider à marcher ; cela me fera plaisir. Appuyez-vous bien, Maurice, n’ayez

pas peur ; je peux vous soutenir.
maurice.

Bonne Christine, serez-vous aussi mon amie comme vous l’êtes de François ?

christine.

Comme de François, jamais. Je ferai ce que je pourrai pour vous, je vous aiderai, je vous amuserai, je vous rendrai des services. Mais pour François, c’est autre chose. Je ne peux aimer personne comme j’aime François et M. de Nancé. »

François était enchanté de cette déclaration si franche de Christine ; Maurice redevenait triste ; bientôt il se plaignit d’éprouver de la fatigue, et on rentra ; après une demi-heure de conversation, il se leva, dit adieu à tout le monde et s’en alla. Christine courut à lui, lui offrit son bras ; il l’accepta en souriant tristement.

« Christine, dit-il en la quittant, je suis bien malheureux, et je n’ai pas un ami.

christine.

Vous avez François. Et François vaut tous les amis du monde. Adieu, Maurice, à bientôt, j’espère. »

Christine rentra dans le salon. Elle s’approcha de M. de Nancé, qui lisait dans un fauteuil, et, lui passant un bras autour du cou :

« Mon père, dit-elle.

— Ah ! ah ! ceci annonce une confidence ou une confession, dit M. de Nancé en l’embrassant et en posant son livre. Voyons, de quoi s’agit-il, mon enfant ?

— Mon père, répéta-t-elle tout bas, Maurice me répugne : je le déteste ; je sais que c’est mal. Je voudrais ne pas le toucher et il veut que je lui donne le bras. Et j’ai été bien fausse, car je lui ai offert mon bras pour l’aider à s’en aller et je lui ai dit : « À bientôt, j’espère », quand je voudrais ne le revoir jamais.

m. de nancé.

Tu n’as pas été fausse, ma fille ; tu as été bonne ; tu as senti que ton aversion était injuste et tu as voulu la vaincre. Mais pourquoi le détestes-tu ?

christine, s’animant.

C’est depuis qu’il m’a demandé de l’aimer comme j’aime François. En moi-même, je le trouvais sot et ridicule. Lui ! Maurice ! que je connais à peine, l’aimer comme j’aime François, comme je vous aime, vous qui êtes si bon pour moi depuis quatre ans ! François qui est mon frère, vous qui êtes mon père ! Que j’aime un étranger comme vous ! C’est bête et sot ! Et pour cela, je ne peux plus le souffrir.

— Ma chère enfant, répondit M. de Nancé en l’embrassant à plusieurs reprises, tu as raison de nous aimer plus que les autres, car nous t’aimons de tout notre cœur ; mais il ne faut pas que tu te moques de ceux qui te demandent de les aimer, et surtout d’un malheureux infirme, sans aucune affection au monde, car on m’a dit que depuis qu’il était difforme, son frère même rougissait de lui. Tu vois, ma chère petite, que c’est une vraie charité

d’être bonne pour lui.
christine.

Bonne, je veux bien, mon père, mais je ne peux pas et je ne veux pas l’aimer comme j’aime François et vous.

m. de nancé.

Tu n’y es pas obligée, mon enfant, mais tu ne dois pas le détester. Je serais bien triste de te voir détester quelqu’un.

christine.

Vous ! triste ? Par ma faute ? Oh ! mon père ! jamais je ne détesterai personne, pas même Maurice.

m. de nancé.

C’est bien, mon enfant ; je te remercie de ta promesse et de ta confiance.

christine.

Je serais bien fâchée de vous cacher quelque chose, mon cher père, surtout quand c’est du mal. »

François entra au moment où un dernier baiser de Christine terminait la conversation.

françois.

Ce pauvre Maurice me fait pitié ! il est parti si triste, plus triste que je ne l’ai vu depuis longtemps.

christine.

Qu’est-ce qu’il a ? Qu’est-ce qu’il veut ?

françois.

Comment, ce qu’il a ? Tu as bien vu comme il est tortu, bossu, défiguré ?

christine.
Oui, j’ai vu ; il est horrible, affreux.
françois.

Eh bien, c’est ça qui l’attriste ; il a bien vu que tu t’approchais avec répugnance, presque avec dégoût, dit-il.

christine.

C’est vrai, mais c’est sa faute.

françois.

Comment, sa faute ? C’est sa chute pendant l’incendie qui l’a si terriblement défiguré.

christine.

Oui, mais écoute, François ; avant je ne l’aimais pas, parce qu’il était méchant pour toi. Le bon Dieu l’a puni ; je l’ai plaint beaucoup et je lui ai pardonné quand il est devenu bon et qu’il t’a aimé. Aujourd’hui, quand il est entré, il m’a fait pitié et j’étais disposée à lui porter un peu d’amitié ; mais il m’a demandé de l’aimer comme je t’aime, et alors… (le visage de Christine exprima une vive émotion), alors… je l’ai,… je ne l’ai plus aimé du tout. Je l’ai trouvé ridicule et bête ! C’est sot de sa part ; cela prouve qu’il n’a pas de cœur, qu’il ne comprend pas la reconnaissance, la tendresse que j’ai pour toi et pour notre père ; il ne comprend pas que je ne peux aimer personne comme je vous aime ; que je ne suis heureuse qu’ici, avec vous, et que chez maman et partout je serai malheureuse loin de vous. Et quand maman et papa reviendront, je serai désolée. »

Christine fondit en larmes ; François la consola de son mieux, ainsi que M. de Nancé, qui lui dit qu’elle était une petite folle ; que ses parents ne songeaient pas encore à revenir ; que personne ne l’obligeait à aimer Maurice ; qu’elle ne lui devait que de la compassion et de la bonté. Christine essuya ses yeux, avoua qu’elle avait été un peu sotte et promit de ne plus recommencer.

« Seulement, je te demande, François, de ne pas me laisser trop souvent pour aller voir Maurice et de ne pas l’aimer autant que tu m’aimes.

— Sois tranquille, Christine ; tu seras toujours celle que j’aimerai par-dessus tout, excepté papa. »