François le bossu/17
Christine arriva le lendemain comme d’habitude pour savoir des nouvelles du malade ; les larmes lui vinrent aux yeux quand elle sut combien l’incendie et la chute avaient défiguré le pauvre Maurice, et le désespoir dans lequel il était plongé à l’arrivée de François ; elle fut très contente du second succès de son ami.
Je suis sûre que tu finiras par le rendre excellent. C’est comme moi ; tu m’obliges à devenir bonne, rien que par amitié pour toi. Je ne sais ce que je serais capable de faire pour toi.
Tu ne ferais pas de mauvaises choses, bien certainement.
Oh non ! d’abord parce que tu ne m’en conseillerais jamais, et puis parce que je te ferais de la peine et à ton papa aussi en faisant mal.
Bonne Christine ! je plains le pauvre Maurice, s’il doit rester infirme, de n’avoir pas une chère petite Christine comme moi.
Il n’a qu’à prendre pour amie une des demoiselles Guibert.
Ce ne sont pas des Christine. »
Un domestique entra.
« M. de Nancé demande M. François et Mlle Christine. »
Les enfants coururent chez M. de Nancé.
« Vous nous demandez, papa ? dit François.
— Oui, chers enfants ; je reçois un petit mot de Mme des Ormes qui me demande d’aller de suite chez elle avec toi, François, et avec toi, Christine ; je ne sais pas ce qu’elle désire de nous. Il faut y aller, mes enfants ; apprêtez-vous, nous irons à pied par les prairies. »
Les enfants et Isabelle furent prêts en cinq minutes ; M. de Nancé les attendait sur le perron ; ils coururent gaiement en avant. M. de Nancé les suivait avec Isabelle.
« Que peut me vouloir Mme des Ormes ? se demandait-il. Elle est si bizarre, si absurde, que je crains toujours quelque sottise dont ma petite Christine serait victime… et mon pauvre François aussi par conséquent… Je vais le savoir bientôt, au reste ; la voici qui vient au-devant de nous. »
Effectivement, Mme des Ormes, ne pouvant attendre patiemment l’arrivée de M. de Nancé, accourait comme une jeune personne de quinze ans, cueillant une fleur, poursuivant un papillon, gambadant et pirouettant.
Venez vite, Monsieur de Nancé, que je vous dise une bonne nouvelle. M. des Ormes vient d’acheter un hôtel à Paris ; superbe hôtel ! Je donnerai des bals, des concerts… Non, pas de concerts ; je n’aime pas la musique. Des tableaux vivants ; c’est charmant. Vous figurerez dans mes tableaux vivants ; vous ferez le roi Assuérus, et moi la reine Esther, et mon mari l’oncle Mardochée ; ah, ah, ah ! mon mari en Mardochée avec une grande barbe blanche ! N’est-ce pas que ce sera amusant ?
— Très amusant, Madame, répondit gravement M. de Nancé ; mais ce n’est pas pour cela que vous m’avez fait venir avec les enfants ?
Si fait, si fait ; c’est pour vous proposer de venir demeurer avec nous dans mon hôtel ; vous prendrez le rez-de-chaussée, que je vous louerai dix mille francs, mais à la condition que, les jours de réception, on soupera dans votre appartement.
C’est impossible, Madame. D’abord je ne joue pas la comédie ; ensuite je passe mes hivers à la
campagne avec mon fils.À la campagne ! Quel dommage ! J’avais si bien arrangé tout cela ! Vous auriez fait un superbe Assuérus. »
M. de Nancé ne put s’empêcher de sourire : tout cela lui parut d’un tel ridicule, que, pour le faire sentir à Mme des Ormes et pour l’en dégoûter, il lui dit :
« Prenez Paolo, Madame ! Ordonnez-lui de laisser pousser sa barbe et ses moustaches ; il jouera tout ce que vous voudrez.
Tiens ! c’est une idée. Quand vous serez chez vous, envoyez-moi Paolo. Adieu, mon cher Monsieur de Nancé ; au revoir, je pars demain. Christine, dis adieu à tes amis, nous partons demain.
François, mon cher François ! je ne veux pas le quitter ! Laissez-moi avec lui, maman ; je vous en supplie, ne m’emmenez pas.
Madame, Madame, laissez-moi ma chère Christine ! Je serai si malheureux sans elle ! De grâce, je vous en prie, ne l’emmenez pas. »
Et tous deux se jetèrent en sanglotant au cou l’un de l’autre.
Je pleurerai toujours tant que je serai séparée de François.
Je t’enverrai à Séraphin, à Franconi !
Je ne veux pas de Séraphin sans François ; je veux rester avec François.
Dieu ! quel ennui ! Que vais-je devenir avec une figure pleurante en face de moi ? Mon bon Monsieur de Nancé, de grâce, venez faire Assuérus.
Impossible, Madame ; je ne me ferai jamais comédien.
Que faire alors ? Venez à mon secours.
Madame… »
M. de Nancé hésita.
Quoi, quoi ? dites, dites, mon cher Monsieur de Nancé. Délivrez-moi de cet ennui ; je ne peux pas supporter la lutte.
Madame,… je vous offre un moyen de vous en délivrer. Laissez-moi Christine ; vous serez bien plus libre, sans aucun embarras, aucune gêne.
Non, Madame ; je jouirai d’abord du bonheur de ces deux enfants, et puis de la satisfaction de vous rendre un service, quelque léger qu’il soit.
Léger ? mais c’est un énorme service que vous me rendez. C’est vrai ! Cette pauvre Christine ! elle serait sans cesse dérangée de sa chambre pour mes soirées, mes dîners : elle serait mal, très mal. Chez vous elle sera très bien ; c’est une chose décidée alors. Je vous l’envoie demain avec Isabelle. Seulement, comme j’ai besoin de mes chevaux et de mes gens, je l’enverrai dans la charrette de la ferme avec ses effets.
Ne dérangez personne, Madame, j’irai prendre moi-même Christine et Isabelle.
Merci, cher Monsieur ; vous me rendez un service d’ami ; je vous en remercie infiniment. Envoyez-moi Paolo pour Assuérus. »
M. de Nancé, délivré de son inquiétude pour François et Christine, rit bien franchement à la pensée de Paolo en Assuérus. Mais il promit de l’envoyer le soir même. Il allait s’éloigner, lorsque Mme des Ormes le rappela.
« Monsieur de Nancé !… Cher Monsieur de Nancé, vous êtes si bon, que vous voudrez bien, j’en suis sûre, compléter votre obligeance en prenant Christine aujourd’hui même ; j’ai tant à faire ! M. des Ormes est parti ce matin ; je dîne chez ma belle-sœur de Cémiane ; je ne verrai pas Christine ; alors j’aime mieux vous la donner de suite.
De tout mon cœur, chère Madame : quand faut-il que je vienne la prendre ?
Tout de suite ! Remmenez-la, et envoyez votre carriole pour ses effets, qu’Isabelle mettra dans une malle. Adieu, Christine ; adieu, ma fille : sois bien sage, bien obéissante ; ne fais pas enrager ce bon M. de Nancé, qui veut bien de toi. Au revoir, dans six ou sept mois. »
Elle embrassa Christine sur les deux joues, serra la main de M. de Nancé, et s’éloigna en courant et sautillant comme elle était venue.
Quand elle ne fut éloignée, Christine et François, dont le cœur bondissait de joie, se jetèrent dans les bras l’un de l’autre, puis Christine se jeta dans ceux de M. de Nancé, qu’elle embrassait en répétant :
« Mon père ! mon père ! mon bon père ! Vous m’avez sauvée ! Que je vous aime, cher, cher père ! »
M. de Nancé, attendri, lui rendit ses baisers.
« Chère enfant ! Oui, je suis ton père d’adoption ; tu sais si je t’aime tendrement. »
Et il réunit dans ses bras ces deux enfants dont l’un était à lui, et dont l’autre lui était seulement confié, mais il les aimait presque d’une égale tendresse.
La rentrée au château de Nancé fut triomphale ; des cris de joie annoncèrent à Bathilde le séjour de Christine au château. Le dîner, la soirée furent une fête et un éclat de rire continuel. Christine se coucha, installée dans la maison de son cher François et fut longtemps à s’endormir, tant la joie l’agitait. François était au moins aussi heureux ; et M. de Nancé l’était plus sérieusement et plus profondément.