Texte établi par Léger Brousseau Voir et modifier les données sur WikidataLéger Brousseau imprimeur-éditeur (p. 238-243).

CHAPITRE QUINZIÈME.



le blessé.


Pâle était le dernier reflet du jour mourant qui venait éclairer la chambre de Louis d’Orsy ; mais plus pâle encore était ce dernier qui gisait tout sanglant sur son lit une heure après le combat.

Il était là, défait, brisé, vaincu par le mal, ce vaillant jeune homme si plein de courage et de vie quelques heures auparavant. C’est qu’il est si faible le lien de notre existence, qu’un simple coup d’aile du temps ou de la fortune suffit pour le rompre et nous jeter hors de la voie des vivants.

Près de Louis assoupi se tenait un chirurgien, M. Coupnet dont l’air préoccupé laissait voir combien l’état du blessé l’inquiétait. Dans l’ombre se mouvait discrètement Marie-Louise qui paraissait planer plutôt que marcher, tant elle effleurait légèrement le parquet, pour ne point fatiguer son frère par un bruit inutile.

Elle avait aussi bien pâli, la pauvre enfant. Les terribles événements de l’avant-veille avaient tellement agi sur sa constitution, pourtant si forte, que ses belles et vives couleurs d’autrefois avaient fui ses joues veloutées, tandis qu’un léger cercle de bistre apparaissant sur les paupières inférieures, y indiquait la trace de l’insomnie et des larmes.

Inquiète et tremblante, elle allait par la chambre prompte à obéir à chacune des prescriptions du chirurgien qu’elle interrogeait d’un regard fiévreux.

L’homme de l’art se préparait à extraire la balle de la poitrine du jeune baron.

En ce moment, Bienville entra. Il s’approcha du chirurgien en marchant sur la pointe du pied.

— Eh bien ? lui demanda-t-il à voix basse.

L’opérateur ne répondit pas ; mais se tournant vers Marie-Louise :

— Veuillez donc, s’il vous plaît, mademoiselle, me procurer une lumière ?

Aussitôt que la jeune fille fut sortie de la chambre, le chirurgien se pencha vers Bienville et lui dit rapidement à l’oreille :

— Je crains bien que la blessure ne soit empoisonnée ainsi que vous m’en avez prévenu. Car, votre ami n’a pas assez perdu de sang pour être faible et insensible comme il est en ce moment. Grâce à l’épais baudrier de buffle que la balle a dû percer avant que de pénétrer dans la poitrine, le projectile n’est pas entré bien avant et n’a pu atteindre aucun organe vital. Et cependant voyez combien le blessé est engourdi et somnolent. Cet état presque apoplectique ne provient certainement pas de la blessure, mais bien plutôt d’un poison dont l’action est surtout narcotique. Aussitôt la balle extraite, je tâcherai de combattre les effets du venin.

Le chirurgien voyant que Marie-Louise revenait, changea le sujet de la conversation en disant :

— Et M. de Sainte-Hélène, comment va-t-il ?

— Sa blessure n’offre aucune gravité,[1] répondit Bienville qui arrivait de l’Hôtel-Dieu où il venait d’assister au premier pansement de son frère qu’on y avait transporté.

M. Coupnet, quelques instants plus tard, fit sortir par un adroit coup de sonde la balle des lèvres saignantes de la blessure. Et après avoir rougi au feu un instrument, il s’empressa de cautériser les abords de la plaie, afin de prévenir, s’il en était temps encore, l’absorption du poison déposé par le projectile.

Tiré de sa léthargie par la douleur que lui causa cette dernière opération, le jeune homme ouvrit enfin les yeux. Mais outre que les pupilles étaient extrêmement dilatées, son regard avait quelque chose d’étrange, et c’est à peine s’il parut reconnaître ceux qui entouraient son lit. Quant aux organes de la voix, ils semblèrent paralysés d’abord ; car plusieurs fois on le vit faire pour parler d’inutiles efforts.

Bientôt ses membres s’agitèrent de mouvements convulsifs qui laissaient voir que si le blessé recouvrait sa sensibilité ce n’était que pour souffrir. Puis la douleur augmentant, il poussa quelques cris gutturaux, s’agita sur sa couche et finit par prononcer des paroles sans suite.

Le chirurgien hocha la tête et prit entre les doigts de sa main droite le poignet de Louis d’Orsy. Pendant quelques minutes il parut absorbé dans ses réflexions. Enfin il se pencha vers Bienville qui, douloureusement ému, contemplait cette terrible scène d’un homme jeune et robuste luttant corps à corps avec la mort, et lui dit à voix basse :

— Remarquez-vous, monsieur, comme les symptômes se contredisent maintenant ? D’abord le cerveau surtout semblait affecté ; car il y avait somnolence, puis vertige et enfin léthargie. Et tout-à-coup, après la cautérisation, se sont manifestés des phénomènes opposés. Douleurs légères d’abord, puis intolérables ; mouvements convulsifs généraux, soubresauts des tendons et délire enfin. Avant l’opération, le pouls était rare, petit, filiforme ; il est maintenant précipité dur et redoublé. C’est qu’il y a, je crois, deux ou trois poisons dont les effets divers ont chacun leur action et se manifestent par des symptômes variés, sans que, pourtant, les influences particulières à chaque venin soient assez opposées pour se neutraliser les unes les autres. Quel art infernal a dû présider à leur confection !

— Mais ne voyez-vous aucun remède à leur opposer ?

Le chirurgien haussa les épaules en signe d’indécision manifeste.

— Ô monsieur ! sauvez mon frère ! s’écria Marie-Louise qui s’était approchée après avoir entendu,

— J’ai bien peur, mademoiselle, que mon art ne soit impuissant. C’est plutôt Dieu que moi qu’il vous faut prier ; car lui seul sait faire des miracles.

Cette désolante réponse amena sur les lèvres de Marie-Louise un sanglot que, par une grande force d’âme, elle étouffa pourtant, de crainte qu’il n’alarmât le blessé si celui-ci le pouvait entendre.

Il y avait dans la grande salle, à côté, un beau crucifix d’ivoire suspendu au dessus de l’âtre de la cheminée et que l’on apercevait du lit du blessé. Ce pieux objet d’art était l’un des quelques débris qui restaient encore à la famille d’Orsy de son antique splendeur. L’on y conservait d’autant plus précieusement ce crucifix, que les traditions de la famille le disaient être l’œuvre d’un grand artiste français contemporain de Benvenuto Cellini.

Avec cette foi vive et ardente que les femmes savent apporter dans leurs prières, Marie-Louise alla se jeter aux pieds du crucifié.

Qu’elle était ravissante ainsi, avec ses belles mains croisées sur sa poitrine que de muets sanglots soulevaient sous un corsage de velours noir qui semblait, à grand’peine, empêcher son sein de bondir au dehors ! Ses yeux noyés dans les larmes et dans l’extase de la prière, arrêtaient leur regard suppliant sur la face auguste du Christ, tandis que ses belles lèvres semblaient baiser avec amour les pieds divins essuyés autrefois par les soyeux cheveux de Madeleine repentante.

Son corps se trouvant intercepter une partie de la lumière produite par la lueur du feu de l’âtre, qui rougissait le foyer et les murs de la chambre, une vive auréole entourait sa tête, comme celle d’une madone, tandis que de fauves reflets d’or se jouaient sur sa chevelure blonde. Et comme ses genoux reposaient baignés dans l’ombre, on aurait dit que la jeune fille était soulevée sur un nuage de feu, et ravie dans une de ces extases mystiques telles qu’en avaient autrefois les saints.

Longtemps elle pria de la sorte, sans paraître ressentir aucune des influences extérieures qui l’entouraient. C’est que, exaltée par l’élan de sa foi, elle parlait directement à Dieu.

Elle parut enfin revenir sur terre, lorsque, détournant ses yeux de la croix, elle les promena tour à tour de son fiancé à son frère et de son frère à son fiancé.

À ce moment, une indicible expression d’angoisse passa sur sa figure, comme si deux sentiments divers s’étaient heurtés tout-à-coup pour lutter en elle.

Mais cela n’eut que la durée d’un éclair, et Marie-Louise releva ses beaux yeux sur le Christ. Cet instant avait pourtant suffi pour changer l’expression de sa physionomie où se lisait surtout maintenant un sentiment de sacrifice et de résignation extrêmes.

Qu’avait-elle donc promis à Dieu en échange de la guérison de son frère ?

Celui-ci se tordait sous l’étreinte du mal qui le rongeait au-dedans. Sa figure devenait livide, tandis que la peau en était sèche et brûlante. Une chaleur âcre le dévorait ; ce qui lui desséchait la bouche en lui causant une soif inextinguible.

François désespéré retenait dans les siennes la main brûlante de son ami.

Quant au chirurgien, accoudé sur l’une des colonnes torses de l’antique lit du patient, la tête appuyée sur sa droite, il était comme courbé sous le poids inflexible de l’impuissance, que toute la science humaine ne saurait soulever quand Dieu l’en veut écraser.

Marie-Louise se relevait lorsque la porte d’entrée s’ouvrit.


  1. Au dire de Charlevoix la blessure de Sainte-Hélène ne parut pas d’abord sérieuse.