Texte établi par Léger Brousseau Voir et modifier les données sur WikidataLéger Brousseau imprimeur-éditeur (p. 244-248).

CHAPITRE SEIZIÈME.



le vœu.


Bras-de-Fer entra, portant sous son bras un paquet d’herbes et de plante que l’automne avait desséchées.

Lorsque Pierre avait appris de Bienville que la blessure de Louis d’Orsy était empoisonnée, et que M. de Sainte-Hélène avait eu la jambe cassée d’une balle tirée par Harthing, il avait immédiatement quitté sans rien dire le champ de bataille où l’on combattait encore, pour herboriser à travers les bois.

Les Canadiens avaient regagné la ville quand Bras-de-Fer trouva, malgré l’obscurité naissante amenée par le déclin du jour, la dernière plante qu’il lui fallait. Alors seulement il revint à la cité.

Quand Pierre arriva à l’Hôtel-Dieu, Bienville venait d’en partir pour se rendre chez Louis d’Orsy. Le Canadien se fit conduire auprès de M. de Sainte-Hélène qu’il trouva pansé et dans un état satisfaisant. Ceci constaté, Bras-de-Fer se dirigea de suite vers la demeure du jeune baron, où nous venons de le voir entrer.

Pierre alla droit au lit du jeune homme que les crampes venaient de saisir.

Après avoir examiné le blessé :

— Je suis, dit-il, arrivé à temps, Dieu merci. Avez-vous de l’eau chaude à la main, mademoiselle ?

Marie-Louise et Bienville regardèrent avec étonnement le nouveau venu, tandis que le chirurgien le toisait avec dédain des pieds à la tête.

— Vous ne comprenez donc pas ? ajouta Bras-de-Fer. Je vous demande de l’eau chaude afin d’y faire infuser ces herbages pour guérir M. le baron. Le poison des sauvages et moi, voyez-vous, nous nous connaissons depuis longtemps. Quand je chassais dans les pays d’en haut, j’ai vu guérir bien des gens avec ces ingrédients que je vous apporte. J’en ai fait l’épreuve sur moi-même.

— Oh ! puisses tu dire vrai ! s’écria Bienville.

— Mon Dieu ! c’est vous qui nous l’avez envoyé ! dit Marie-Louise en levant des yeux reconnaissants au ciel.

Un sourire incrédule passa sur les lèvres du médecin dont les idées scientifiques se trouvaient subitement heurtées par les paroles et le ton confiant de l’ignorant Pierre Martel.

Prétendriez-vous, dit M. Coupnet, guérir M. d’Orsy avec vos simples ?

— Je ne voudrais pas en répondre, répliqua Bras-de-Fer, mais j’ai bonne espérance.

— Et vous croyez pouvoir réussir là où la science est impuissante !

— Le bon Dieu est tout-puissant, lui, monsieur le docteur ; et bien souvent il se sert d’un homme ignorant et simple comme moi pour faire un miracle.

Déjà Marie-Louise mettait à la disposition de Pierre Martel un vase rempli d’eau bouillante.

— Je n’ai plus rien à faire ici du moment qu’on m’y oppose un charlatan ! repartit M. Coupnet qui prit son chapeau.

— Monsieur ! lui dit Bienville en l’arrêtant par le bras, vous auriez tort de vous fâcher. Cet homme est un vieux chasseur qui doit être à même de connaître les antidotes que les sauvages emploient contre les blessures produites par les flèches empoisonnées de leurs ennemis. Vous venez de pays civilisés où la science n’a pas à s’occuper de cas semblables et où l’homme le plus savant dans votre art doit nécessairement ignorer un remède connu en Amérique par le dernier des sauvages.

— Je reviendrai dans une heure, reprit le chirurgien qui se dirigea vers la porte et sortit.[1]

— À la grâce de Dieu ! fit Marie-Louise avec un soupir.

Deux heures plus tard d’Orsy reposait tranquillement. Les crampes et les tiraillements dans la région de l’épigastre avaient cessé, la transpiration se faisait maintenant abondante là où la peau était sèche et brûlante une heure auparavant. De pénible qu’elle était d’abord, la respiration était devenue facile. Enfin le délire avait disparu pour faire place à une entière tranquillité du cerveau.

Pierre Martel avait appliqué sur la blessure du baron une compresse fortement imbibée de l’infusion des plantes qu’il avait apportées de la Canardière. Il lui avait aussi fait boire plusieurs potions de ce même remède dont la vertu se montrait si efficace.

Marie-Louise, Bienville et Bras-de-Fer, la joie peinte sur le visage, se pressaient autour du blessé qui venait de s’éveiller après une heure de sommeil paisible, lorsque M. Coupnet opéra de nouveau son entrée dans la maison.

— Eh bien ! comment va monsieur le baron ? demanda-t-il en s’approchant du lit.

— Assez bien, merci, comme vous voyez, répondit Louis d’Orsy.

Surpris d’un changement aussi prompt, M. Coupnet tâta le pouls du patient en hochant la tête.

— Oui, sauvé ! dit-il… La force de la jeunesse et de la constitution… la nature enfin… Je m’en doutais !

Quand le chirurgien fut parti, Marie-Louise s’en alla dans sa chambre où elle s’enferma. Puis s’affaissant sur son lit, ce propret lit de jeune fille, muet témoin de ses rêveries virginales et de ces premières pensées d’amour que les anges, le soir, laissent tomber en blancs essaims sur le chevet des vierges, elle fondit en larmes.

— Ô mon Dieu ! dit-elle, soyez mille fois béni d’avoir exaucé ma prière, et ne vous irritez pas d’un chagrin dont ma faiblesse est seule cause. Ce n’est pas mon sacrifice même qui m’arrache ce tribut de pleurs payé à la nature, mais bien plutôt la soudaineté qui m’a fait l’accomplir… Oui ! vous êtes témoin, Seigneur, que pour conserver la vie à mon frère, je suis encore prête à immoler mon amour. Et pourtant vous seul pouvez savoir ce qu’il m’en a coûté, ce qu’il m’en doit coûter encore pour rompre avec ce bonheur dont j’avais tant hâté de mes vœux la venue !… Ah ! mon Dieu ! je ne croyais pas l’aimer autant !… Mais loin de moi ces funestes pensées. Puisque j’ai eu la force de songer au sacrifice, il me faut avoir en outre celle d’en braver l’accomplissement !

Alors, elle se laissa glisser les deux genoux en terre, et levant vers le ciel des yeux où les pleurs semblaient protester contre ses paroles :

— Mère de douleurs, veuillez donner à mon pauvre fiancé… — mon Dieu ! c’est la dernière fois que je lui prête ce nom si doux ! — veuillez lui donner la résignation que je vous demande pour moi-même. Que tout le poids de la douleur retombe sur moi seule. Et lui, qu’il soit heureux avec une autre… comme j’aurais pu l’être avec lui !…

 

Quand elle revint dans la chambre de son frère, Bienville s’approcha de la jeune fille d’un air joyeux.

— Marie-Louise ! dit François en s’emparant d’une main qui se retira doucement de la sienne, Marie-Louise, ce nuage de malheur qui a paru plusieurs fois devoir crever sur nos têtes, disparaît enfin à l’horizon. Les desseins pervers de nos ennemis sont anéantis avec eux. Plus de craintes ni de larmes ! Nous avons bu notre part de l’absinthe de la vie ; la coupe n’en doit plus contenir que du miel. À nous donc la joie, car l’avenir est à nous !

— L’avenir n’est qu’à Dieu seul ! répondit Marie-Louise dont le cœur se serra comme pour mourir.


  1. Il ne faut pas oublier que cette scène se passait au XVIIe siècle, époque où la médecine avait encore tant de progrès à faire avant que d’en arriver à la science actuelle.