Texte établi par Léger Brousseau Voir et modifier les données sur WikidataLéger Brousseau imprimeur-éditeur (p. 224-237).

CHAPITRE QUATORZIÈME.



le combat.


La place-d’armes présentait le lendemain matin, qui était le vingtième jour d’octobre, un spectacle magnifique et très-animé. Car il y avait là, assemblés devant le château, plus de trois mille hommes, tant de troupes que de milices.

Les rayons du soleil levant se jouaient sur les armures,[1] les mousquets, les baïonnettes[2] et les épées nues, et jetaient, par toute la place, mille scintillations rayonnant en gerbes lumineuses, ce qui tranchait vivement sur les riches costumes aux couleurs variées des officiers, et sur les belles plumes blanches qui ombrageaient quelques chapeaux fièrement galonnés d’or. On aurait dit de grosses gouttes de rosée dormant sur de grandes fleurs tropicales balancées par la brise et reflétant, avant que de remonter absorbées dans l’air, les premiers feux du matin. Or pour quelques-uns qui portaient ces armes dans l’attente du combat, n’était-ce pas leur dernière rosée de vie qu’éclairait alors ce beau Soleil ?

L’habillement des miliciens paraissait bien terne à côté des costumes des troupes de ligne. Car à cette époque, au Canada comme en France, les milices n’avaient point d’uniformes.[3] Loin de faire tache cependant, leurs habits d’étoffe grise ne servaient que de repoussoir ou de contraste au brillant fond de ce tableau vivant.

Mais qu’on n’aille pas croire que cet éclat ne fût que superficiel. Que de nobles cœurs battaient sous les riches justaucorps de tant de braves officiers qui parcouraient tous les rangs des soldats alignés, ici recevant des ordres et les transmettant plus loin ! Et les grands noms qu’ils portaient, ces galants hommes !

Oh ! la belle vision qui passe devant mes yeux ravis par la splendeur de ces souvenirs du passé ! Dites-moi, ne la voyez-vous pas comme moi ?

N’est-ce pas lui que j’aperçois là-bas, au-dessus de tous, le noble vieillard ? Oui, c’est le comte de Frontenac. Il m’apparaît près du château dictant ses ordres au baron LeMoyne de Longueuil, surnommé le Machabée de Montréal, et à MM. LeMoyne de Sainte-Hélène et de Bienville. Ces trois frères vont commander un détachement de deux cents Canadiens chargés d’aller, sur le champ, tenir en échec les deux mille Anglais commandés par Whalley ; car les ennemis font mine de marcher sur la ville.

Salut à toi ! illustre gouverneur qui réussis à faire rejaillir sur notre pays un rayon de la gloire dont ton maître, Louis XIV, inonda la France du grand siècle.

Près de lui se tient M. de Callières, le gouverneur de Montréal. Fièrement appuyé sur son épée, on dirait qu’il veut déjà prendre les airs magnifiques du Comte auquel il succédera, huit ans plus tard, au gouvernement de la Nouvelle-France.

Le chevalier et colonel de Vaudreuil se tient tout à côté de celui-ci, prêt, sans doute, car il en est digne en tous points, à le remplacer à Montréal.

Puis viennent, M. d’Ailleboust de Musseau et son digne frère le sieur d’Ailleboust de Mantet qui s’est illustré, à la prise de Corlar.[4]

Enfin le sieur d’Hertel qui, à la tête de cinquante-deux Canadiens et sauvages a pris Salmon-Falls,[5] durant l’hiver de 1690, après avoir défait les deux cents hommes qui défendaient ce poste. Et, comme noblesse oblige, on le voit encore, durant le siège de cette même année, cueillir de nouveaux lauriers à la tête des milices des Trois-Rivières.

Plus loin, et formant un autre groupe, je vois d’abord : le sieur Jacques LeBer du Chêne qui assistait, aux côtés de Sainte-Hélène et d’Iberville, à la prise de Corlar. Aussi Louis XIV lui donnera-t-il, en 1696, des lettres d’anoblissement à cause de ses nombreux services.

Ensuite vient le fils du baron de Bécancourt, M. de Portneuf, le même qui fit taire, l’hiver précédent, les huit canons défendant Casco[6] qui se rendit à lui. Puis encore MM. Boucher de Boucherville et de Niverville, les sieurs de Beaujeu, de Saint-Ours et M. de Montigny qui fut blessé à l’attaque de Corlar.

Enfin, dissimulés par toute la place d’armes, et excitant l’ardeur belliqueuse des soldats qu’ils commandent, ce sont les Baby de Banville, les Aubert de Gaspé, les de Lanaudière, les Deschambault, les Chartier de Lotbinière et les d’Estimauville.

Ici se croisent le chevalier de Crisasy, descendant d’une grande famille sicilienne, et M. de Martigny cousin germain d’Iberville.

Là le sieur de Valrennes donne des ordres à son lieutenant M. Dupuy.

Plus loin, M. de Saint-Cirque s’en va causant avec M. Boisberthelot de Beaucourt ; et tous deux en passant saluent Augustin Le Gardeur de Courtemanche.[7]

Mais éblouis par cette revue qui passe radieuse devant eux, mes yeux ne voient plus, quand il leur faudrait encore compter tant de noms aussi beaux que tous ceux-là !

MM. de Longueuil, de Sainte-Hélène et de Bienville, après avoir reçu les instructions du gouverneur, venaient de rejoindre les deux cents Canadiens et volontaires qu’ils allaient mener à l’attaque, lorsqu’ils virent arriver Louis d’Orsy.

— Tiens ! dit Bienville à ce dernier, serais-tu donc de la partie ?

— Eh ! oui, mon cher. M. de Maricourt m’a permis de vous accompagner. Comme les vaisseaux ont retraité de devant la ville, et qu’ils n’ont pas l’air d’avoir envie de revenir essuyer notre feu,[8] le capitaine prétend n’avoir besoin que de quelques hommes pour la garde de sa batterie. Il vous envoie aussi Bras-de-Fer, pensant bien qu’il pourra nous être utile. Tiens, le voici.

— Présent, mon commandant, dit Pierre Martel qui fit le salut militaire.

— Nous allons donc escarmoucher à la Canardière dit d’Orsy à M. de Longueuil.

— Oui, car il paraît que l’ennemi se tient sous les armes depuis le matin, et semble se préparer, d’après les rapports de nos éclaireurs, à marcher sur la ville.

— Pardon, mon commandant, dit Bras-de-Fer à qui sa qualité d’ancien domestique de la famille permettait certaines libertés qu’on n’aurait point tolérées chez un autre soldat ; pardon, mais je crois que c’est un bien mauvais jour pour s’en aller attaquer ainsi l’Anglais dans ses retranchements.

— Et pourquoi, maître Pierre ?

— N’est-ce pas aujourd’hui vendredi ?[9]

— Ah ! ah !

— Ne riez pas, monsieur, le vendredi, voyez-vous, est jour de malheur.

— Bah ! histoire de vieille femme, dit Sainte-Hélène.

— Que nous chantes-tu donc là, sinistre corbeau, repartit Louis d’Orsy.

— Ce bon Pierre ! dit Bienville en riant comme les autres.

— Prenez garde ! messieurs, prenez garde !

— Allons ! allons ! un homme comme toi, Pierre, ne devrait pas croire à ces choses-là. Mais nous perdons notre temps. Attention ! serrez les rangs ! dit à sa petite troupe M. de Longueuil.

Pierre Martel alla s’aligner, non sans avoir secoué plusieurs fois la tête en signe de désapprobation.

Sur les dix heures, toute cette belle et vaillante jeunesse s’ébranla au son des tambours et des fifres. Le détachement de deux cents hommes commandé par MM. de Longueuil, Sainte-Hélène, d’Orsy et Bienville, prit les devants ; car il avait à traverser la rivière Saint-Charles pour rejoindre les Anglais, tandis que M. de Frontenac restait, à la tête de trois bataillons, de ce côté-ci de la rivière, au cas où les ennemis parviendraient à la traverser à gué.[10]

Cependant Whalley n’était pas à la tête des troupes de terre. Il se trouvait en ce moment à bord du vaisseau amiral où il était allé le matin, de bonne heure, « communiquer à Phips le résultat du conseil de guerre tenu la veille par les officiers de l’armée de terre. Car ces derniers regardaient l’entreprise comme trop hasardeuse, et concluaient qu’il valait mieux l’abandonner à cause de l’état avancé de la saison. »[11]

Nonobstant l’absence de leur commandant, les ennemis voulurent tenter une dernière attaque ; et après avoir crié durant toute la matinée : « vive le roi Guillaume, » sans doute pour se remonter un peu le moral, ils se mirent en marche et se rapprochèrent de la rivière Saint-Charles, vers deux heures de l’après-midi.

Les Anglais, au nombre d’au moins douze cents, longeaient la rivière en toute sécurité, lorsque soudain, au détour d’un petit bois qui se trouvait sur leur droite et à l’endroit même où est aujourd’hui la ferme de Maizerets, deux cents coups de feu partirent en crépitant du fourré où les hommes de M. de Longueuil s’étaient postés en embuscade.

Tandis que les Anglais poussent des cris de surprise, de rage, ou d’agonie, les Canadiens rechargent leurs armes.

Forward ! crie le commandant ennemi.

— Feu ! ordonne M. de Longueuil, quand les Anglais ne sont plus qu’à cinquante pas.

Et cette seconde décharge plus meurtrière que l’autre s’en va semer la confusion et la mort dans les rangs des ennemis qui commencent à se débander.

Harthing désirant dissiper les soupçons qui planent sur lui, se tient en avant de sa compagnie qu’il encourage de l’exemple et de la voix. Quand il s’aperçoit que ses soldats commencent à plier, il se retourne tranquillement vers eux ; et là, exposé au feu des Canadiens, calme comme sur un champ de parade, il reçoit trois balles dans ses habits, tandis qu’il s’efforce de rallier ses gens.

C’est qu’il était aussi brave que violent.

Dent-de-Loup se tient à côté de lui, le mousquet en joue et prêt à faire feu sur le premier canadien qu’il verra ; car ces derniers sont restés couchés dans les broussailles.

— Oh ! Louis ! je le vois ! il est là ! dit Bienville à d’Orsy.

Et arrachant un mousquet d’entre les mains d’un soldat, François l’épaule et tire sur John Harthing. Mais sa précipitation nuit à la justesse de son coup de feu dont la balle perce seulement le chapeau de l’Anglais.

M. de Longueuil a remarqué l’hésitation de l’ennemi.

— Debout ! chargeons ! crie-t-il.

Et donnant le signal avec l’exemple, il se lève.

Sainte-Hélène, Bienville et d’Orsy l’ont imité.

Au même instant une mousquetade vient frapper en pleine poitrine Louis d’Orsy qui tombe à la renverse entre les bras de Bienville.

— Bien tiré, Dent-de-Loup, dit Harthing au sauvage qui recharge son arme.

— Quarante mille démons ! c’est encore ce maudit Iroquois s’écrie Bras-de-Fer qui aide Bienville à transporter Louis d’Orsy à l’écart. Après avoir remis son ami entre les mains de quelques hommes préposés aux soins des blessés, Bienville se penche vers Louis qui vient de s’évanouir :

— Frère, dit-il, en étendant la main sur ce corps sanglant, dors en paix ton dernier sommeil ! Je cours te venger !

Quand il revint sur la lisière du bois qui regardait le rivage, M. de Longueuil chargeait l’ennemi à la tête de sa petite troupe.

Bienville bondit au premier rang qui n’est plus qu’à vingt pas de la compagnie de Harthing lorsque M. de Longueuil crie d’une voix tonnante.

— À plat ventre tout le monde !

Il a vu les Anglais coucher en joue les siens.

Un ouragan de flamme et de plomb passe au-dessus des Canadiens dont aucun n’est touché, grâce au sang-froid du commandant.

À peine le nuage de fumée que vient de faire cette décharge s’est-il dissipé, que les trois frères LeMoyne se sont relevés en criant :

— En avant :

Qu’il était beau de voir ces deux cents braves chargeant douze cents ennemis !

Dent-de-Loup qui peut croire que l’heure de la vengeance a sonné enfin pour lui, ne tue pas au hasard ; c’est sur les officiers que son mousquet se braque de préférence. Loin de tirer avec les Anglais quand ceux-ci ont fait leur décharge inutile, le sauvage a réservé son coup de feu ; et quand les français se relèvent, il ajuste froidement M. de Longueuil.

Celui-ci, qui court à la tête de son bataillon, n’est plus qu’à dix pas, lorsque la mousquetade de Dent-de-Loup le vient frapper au côté gauche où il porte la main en chancelant.

Un hurlement de rage parcourt les rangs de ses soldats. Mais quelle n’est la joie de tous quand ils voient leur capitaine se relever sain et sauf et leur dire :

— Ce n’est rien, mes enfants ! sus à l’Anglais !

La corne à poudre de M. de Longueuil a reçu et amorti le coup puis fait dévier la balle.[12]

— Damné sauvage ! s’écrie Bras-de-Fer, il faut en finir avec toi !

Et trois énormes enjambées le mettent en face de l’Iroquois. Ce dernier lui porte un furieux coup de casse-tête. Bras-de-Fer dont le mousquet est aussi déchargé, s’en sert pour parer le coup, et, prenant son arme par le canon, il fait décrire un terrible moulinet à la crosse qui s’abat violemment sur la poitrine nue du sauvage. Celui-ci pousse un râle qui lui sort de la gorge avec des flots de sang. Il tombe.

— Et de deux ! fait Bras-de-Fer en assommant de même le premier Anglais qui se trouve à portée de son arme.

Cependant Bienville a voulu s’élancer pour croiser le fer avec Harthing qu’il a vu combattre au premier rang. Mais la force répulsive de la charge opérée par les Canadiens a rejeté l’Anglais au milieu de sa compagnie et porté François contre d’autres adversaires.

M. de Sainte-Hélène, au contraire, s’est trouvé lancé dans la direction du lieutenant sur lequel il fond l’épée au poing, après avoir fendu la tête d’un soldat ennemi qui lui barrait le passage.

— Rendez-vous, monsieur, ou vous êtes mort, crie Sainte-Hélène à Harthing qu’il ajuste d’un pistolet.

Harthing lui répond par un ricanement et baisse la tête quand le coup part.

La balle de Sainte-Hélène effleure le crâne du lieutenant. L’Anglais saisit à son tour le seul pistolet chargé qui lui reste et tire à bout portant sur Sainte-Hélène qui s’affaisse la jambe droite cassée par le coup de feu.[13]

— En veux-tu donc à tous les miens ! rugit Bienville qui a pu percer enfin jusqu’à lui. Oh ! nous allons voir !…

Et furieux il court l’épée haute sur Harthing qui tombe en garde. Leurs pistolets à tous deux sont déchargés ; c’est donc un duel à l’arme blanche qui va décider de leur sort.

En ce moment les ennemis cèdent sous la vigoureuse charge des Canadiens et se replient sur leur arrière-garde, suivis par nos intrépides volontaires qui les chassent devant eux la baïonnette dans les reins.

Harthing et Bienville se trouvent isolés des autres combattants.

À voir la furie avec laquelle François presse Harthing, on croira d’abord qu’il perdra bientôt l’avantage avec le sang-froid qui, dans un combat de ce genre, donne beaucoup de chance à celui qui se tient froidement sur la défensive comme Harthing le semble faire.

Aussi rapide que l’éclair, l’épée de Bienville enveloppe l’Anglais de cercles rapides, et sans relâche le frappe d’estoc et de taille. Leurs lames violemment heurtées rendent de sinistres cliquetis, entrecoupés par les seuls râlements saccadés qui soulèvent la poitrine des deux combattants.

Entre deux parades, Harthing porte une estocade de prime à Bienville qu’il atteint à l’épaule droite. Mais cette blessure, peu grave du reste, rend toute sa prudence à Bienville qui se couvre avec soin de son épée, tout en pressant Harthing.

On dirait pourtant que ce dernier faiblit. Sa main semble arriver plus lentement à la parade. Plusieurs fois l’épée de Bienville effleure la poitrine du lieutenant dont la respiration devient plus rapide.

Est-ce la lassitude qui saisit l’officier anglais ? Est-ce la vision funeste du spectre de la mort planant au-dessus des combattants pour choisir sa victime, qui paralyse ainsi ses forces ?

Bienville a remarqué cette hésitation, et portant plusieurs bottes à son adversaire, il fouette soudain du plat de son arme celle de Harthing, se glisse au-dessous comme un trait, et enfonce son épée jusqu’à la garde dans le cœur du rival abhorré.

Harthing s’abat sur la terre et ouvre démesurément les yeux. Il sent la mort venir, car sa haine semble s’envoler avec sa vie. Aussi tend-il au vainqueur sa main désarmée en lui disant d’une voix mourante :

— Me pardonnez-vous,… Bienville ?… Dieu m’a puni… Si d’Orsy… n’est pas mort,… sa blessure… balle empoisonnée… par l’Iroquois… Cherchez… contrepoison… Elle… adieu.

Et il expire entre les bras de Bienville presque peiné de sa mort.

Durant ce combat singulier qui avait duré seulement cinq minutes, les Canadiens avaient mené l’ennemi battant jusqu’à un petit bois situé à demi-portée de mousquet du bouquet d’arbres où nos volontaires s’étaient placés d’abord en embuscade.

Mais là, les ennemis ont fait volte-face, et, appuyés par quelques pièces de canons, ils ont ouvert un feu terrible sur nos miliciens.[14] Ces derniers considérant le désavantage du nombre et de la situation se sont alors vus obligés de retraiter vers leur premier retranchement, ce qu’ils ont cependant fait avec ordre, la face tournée vers l’ennemi et combattant toujours.[15]

Bienville a jeté un regard autour de lui, et n’apercevant que Harthing, Dent-de-Loup et quelques soldats anglais couchés sur le sol, il voit que son frère Sainte-Hélène aura été emmené hors de la mêlée ; aussi s’empresse-t-il de rejoindre les siens.

Durant quelque temps encore on escarmoucha de part et d’autre, tant qu’enfin les premières ombres de la nuit firent cesser le feu des deux côtés. Alors les Anglais renonçant à toute velléité d’assaut, battirent en retraite vers leur camp ; tandis que nos volontaires revenaient vers la ville où M. de Frontenac se tenait encore en personne à la tête de ses troupes, résolu de traverser la rivière si les Canadiens avaient été trop pressés par l’ennemi. Mais, au dire de Charlevoix, ces derniers ne lui donnèrent pas lieu de faire autre chose que d’être spectateur du combat.[16]

Sur les sept heures du soir, alors que les ténèbres enveloppaient le champ de bataille comme d’un vaste linceul, un des hommes laissés pour morts sur le lieu du combat, se souleva péniblement et poussa un soupir rauque et embarrassé ; ce qui mit en fuite une bande de corbeaux avides qui, déjà, faisaient curée des cadavres environnants. Tandis que les voraces oiseaux s’allaient percher sur l’arbre le plus voisin en jetant leurs croassements sinistres aux échos de la nuit, cet homme parvint, après mille efforts dont chacun lui arrachait un cri de douleur, à se mettre sur son séant.

Après s’être reposé il s’orienta ; et, se sentant incapable de marcher, il se traîna vers le camp des Anglais, en s’aidant des genoux et des mains. Ce blessé dut souffrir mille agonies pendant le trajet d’un demi mille qu’il lui fallut ainsi faire pour arriver au camp. Si le soleil eût éclairé sa marche douloureuse, on eût pu voir une longue traînée de sang qu’il laissait derrière lui.

La première sentinelle qui le reconnut, appela quatre camarades pour transporter le blessé sous une tente où le chirurgien et ses aides faisaient les premiers pansements.

Quand on l’eut déposé sur un matelas, cet homme poussa un immense soupir de satisfaction et murmura ces mots :

— Le bras des visages pâles est faible comme celui des femmes, qui ne saurait frapper le guerrier d’un coup mortel. Dent-de-Loup pourra bientôt chasser encore le caribou rapide, et orner sa ceinture de maints nouveaux scalps que la fumée de son feu desséchera dans le ouigouam du chef.


  1. On en portait quelquefois encore à cette époque, moins pour se garantir des balles qui les perçaient bel et bien, que pour résister aux coups d’armes blanches. On peut s’en convaincre en regardant les portraits qui nous restent de quelques-uns de nos personnages historiques. J’ai sous les yeux, par exemple, celui de M. de Bienville, frère cadet de mon héros et qui prit le nom de son aîné après la mort de celui-ci. Ce M. LeMoyne de Bienville, second du nom, qui devint gouverneur de la Nouvelle-Orléans, vers 1717, est représenté le cou et la poitrine défendus par le hautbert et le plastron.
  2. La baïonnette devint en usage dans l’armée française sous Louis XIV.
  3. Voyez Monteil dans la partie de son ouvrage qui traite de l’armée française au XVIIe siècle.
  4. Schenectady.
  5. Établissement situé dans la Nouvelle-Angleterre.
  6. Bourg situé à l’embouchure de la rivière Kénébec.
  7. Chacun des faits attribués à tous ces personnages historiques est strictement exact ; on n’a qu’à feuilleter l’œuvre de Charlevoix et « l’Histoire des Grandes familles françaises du Canada, » pour s’en convaincre.
  8. « Les vaisseaux de Sir William Phips furent tellement maltraités que le dix-neuf octobre, deux d’entre eux rejoignirent le gros de la flotte, tandis que deux autres se mirent à l’abri des boulets, en remontant à l’anse des Mères. Là encore, ils furent attaqués et forcés de se retirer vers les autres. » M. Ferland, vol. 2, p 225.
  9. Le vingt octobre 1690 était en effet un vendredi.
  10. Voyez Charlevoix.
  11. M. Ferland, p. 225. Voir aussi le propre journal du major Whally.
  12. « Le sieur de Longueuil fut frappé au côté, et aurait été tué, si sa corne à poudre n’eût amorti le coup. » M. Ferland, tome II, p. 226.
  13. Sainte-Hélène voulant avoir un prisonnier reçut un coup de « feu à la jambe. » Charlevoix, tome II, page 85.
  14. Lorsque j’entrai au Séminaire-de-Québec, il y a douze ans, l’on voyait encore à la ferme de Maizerets où les élèves vont passer leurs jours de congé durant la belle saison, un vieil arbre sous l’écorce duquel on apercevait un des boulets tirés par les Anglais lors de ce combat du vingt octobre 1690. Ce vieux témoin du temps jadis a depuis mordu la poussière et s’est couché à côté de ceux qu’il avait vus tomber autrefois à ses pieds.
  15. « Les Anglais côtoyèrent quelque temps la rivière en bon ordre ; mais MM. de Longueuil et de Sainte-Hélène, à la tête de deux cents volontaires, leur coupèrent le chemin, et escarmouchant de la même manière qu’on avait fait le dix-huit, firent sur eux des décharges si continuelles, qu’ils les contraignirent à gagner un petit bois d’où ils firent un très-grand feu. » Charlevoix, tome II, p. 85.
  16. « Nous eûmes dans cette seconde action deux hommes tués et quatre blessés… La perte des ennemis fut ce jour-là pour le moins aussi grande que la première fois. » Charlevoix, tome II, p. 85.