Texte établi par Léger Brousseau Voir et modifier les données sur WikidataLéger Brousseau imprimeur-éditeur (p. 54-74).

CHAPITRE TROISIÈME.



dent-de-loup.


Le soir même où se passèrent les événements qui précèdent, plusieurs vaisseaux de haut-bord, ainsi qu’un grand nombre de transports de divers tonnages, étaient mouillés au pied de l’île d’Orléans, vis-à-vis l’église Saint-Laurent de l’Arbre-Sec. C’étaient les trente-quatre voiles de Sir William Phips, dont nous expliquerons plus loin l’arrivée subite à la pointe est de l’Île.

La nuit vient vite en octobre ; aussi l’obscurité régnait-elle autour de la flotte sur les sept heures du soir, lorsque la lumière d’un falot brilla soudain sur le pont du vaisseau amiral. Après l’avoir traversé dans sa largeur, elle s’arrêta pour se pencher à bâbord. On put alors voir deux hommes se cramponner d’une main à l’échelle qui descendait sur le flanc du navire, et tenir de l’autre, par chacune des extrémités, un léger canot d’écorce.

La pirogue fut descendue avec mille précautions et mise à l’eau, Enfin, l’un des hommes passant à bord de la frêle embarcation, s’y agenouilla, tout en s’armant d’une pagaie qu’il saisit d’une main nerveuse. D’un coup d’aviron, il fit retourner le canot que la marée montante éloignait déjà du navire, et vint se placer de manière à pouvoir parler à voix basse avec son compagnon. Celui-ci descendit sur le dernier échelon, quitte à se faire mouiller les pieds par les vagues qu’une légère brise de sud-est faisait quelque peu moutonner, et s’inclina vers l’homme du canot en lui disant à l’oreille :

— Te rappelles-tu bien toutes mes instructions ?

— Dent de-Loup a toujours les oreilles ouvertes pour entendre la voix d’un ami, répondit l’autre.

— C’est bien ! mais sois prudent.

— Les frères de Dent-de Loup l’ont aussi appelé le Chat-Rusé, repartit l’homme du canot.

— C’est bon ! pars, et reviens vite, fit l’homme de l’échelle en congédiant l’autre du geste.

Ce dernier plongea son aviron dans l’eau et disparut.

Quelque lecteur a peut-être trouvé singulier le langage et le nom de Dent-de-Loup ; la secrète mission dont il est chargé peut avoir aussi donné l’éveil à la curiosité des lectrices. S’il en est ainsi, nous ferons d’abord la connaissance de ce mystérieux personnage ainsi que de quelques-uns de ses antécédents, et nous exposerons, dans un autre chapitre, le motif qui lui fait quitter la flotte à pareille heure.

Dent-de-Loup appartenait à la grande nation iroquoise et faisait partie de la tribu redoutable des Agniers qui habitait les bords de la rivière Mohawk, laquelle se jette dans l’Hudson. C’était l’un des plus puissants chefs de sa tribu, comme l’un des plus intrépides guerriers qui aient jamais réveillé de leurs cris de combat l’écho des forêts de la Nouvelle-France.

Dent-de-Loup mesurait six pieds de haut, et ses membres avaient atteint un développement en harmonie avec sa grande taille. Doué d’une force musculaire peu commune, il était la terreur des tribus rivales. Car profonde était la morsure de son tomahawk, quand il s’enfonçait en sifflant dans un crâne ennemi.

Aussi, lorsque, au retour d’une expédition de guerre, Dent-de-Loup rentrait au village en regardant d’un œil fier les femmes mohawks se presser sur son passage pour compter les scalps sanglants qui pendaient à sa ceinture en guise de trophée, plus d’une jeune indienne disait-elle en soupirant : « Heureuse sera celle qui habitera le ouigouam du plus vaillant des braves ! »

Ce qui n’empêchait pas que Dent-de-Loup comptât vingt-huit printemps au moment où nous l’amenons en scène, sans qu’aucune femme eût jamais trouvé la voie de son cœur. L’amour n’avait pu mordre sur cet homme d’acier qui ne semblait s’enivrer que de sang, et ne voir de bonheur que dans l’exaltation de la mêlée.

Nonobstant son bras terrible et ses jarrets nerveux, Dent-de-Loup fut fait prisonnier par les Canadiens qui composaient l’expédition de Schenectady. Notre chef s’était posté en embuscade sur le passage de ces derniers et tomba sur eux à l’improviste, comme ils revenaient au pays. Mais, cette fois, la victoire lui lâcha la main, et il s’affaissa blessé sur un monceau de cadavres que sa terrible hache avait abattue autour de lui.

En le voyant tomber, les siens prirent la fuite, et Dent-de-Loup, solidement garrotté, fut amené à Québec au printemps de cette même année mil six cent quatre-vingt-dix.

Ses blessures s’étaient cependant cicatrisées en chemin ; et les forces lui étaient presque complètement revenues, lorsqu’on l’enferma dans une des salles basses du château Saint-Louis. On savait qu’il était chef et c’était un précieux otage qui aurait son prix dans un échange de prisonniers.

Comme les fenêtres de l’appartement où on l’avait logé se trouvaient défendues par certains barreaux de fer à vigoureuse apparence, on n’avait aucune inquiétude à son égard, et il pouvait arpenter son logis en tous sens et en toute liberté de mouvement. Ce que voyant, le Chat-Rusé se livra à la pratique de la gymnastique : c’est-à-dire qu’il passait ses journées à sauter, à s’étirer bras et jambes, probablement pour se remettre des grandes fatigues de la route qu’il venait de faire. Mais du reste, il se montrait si bonhomme, qu’on ne voyait aucun mal à ce qu’il pût charmer ainsi les ennuis de sa captivité ; on ne restreignit donc en rien le jeu de ses muscles.

Ses gardiens auraient pourtant conçu les soupçons les plus graves, s’ils avaient pu voir quelles furieuses accolades il donnait, de nuit, au grillage qui le séparait de la liberté. Car, lorsque venaient les ténèbres, l’enfant de la forêt quittant son grabat en silence, allait se suspendre aux barreaux de sa prison ; et là, arc-boutant son corps, roidissant ses muscles, il donnait d’effroyables secousses à ces solides tiges de fer. Ses doigts saignaient, ses bras se tordaient, ses muscles craquaient en vain dans ses efforts effrénés ; rien ne cédait, rien ne ployait.

Alors, brisé par la fatigue, vaincu par l’inutilité d’une pareille lutte, éperdu, haletant, Dent-de-Loup retombait tout rompu, en jetant un regard de désespoir vers les étoiles qui scintillaient là-haut dans le libre espace du firmament.

Quinze jours se passèrent ainsi ; ainsi s’écoulèrent quinze nuits terribles où l’homme des bois se tordit enragé sur les barreaux inébranlables de sa prison.

Or, à cette époque, vivait à Québec un certain Jean Boisdon, hôtelier de son métier. Son père Jacques Boisdon, avait été le premier Canadien autorisé à tenir hôtellerie à Québec, et cela à l’exclusion de tout autre.[1]

Maître Jean Boisdon qui, vers l’an 1680, avait succédé à son père, était un homme de trente-cinq ans, à l’époque où Dent-de-Loup était prisonnier au château du Fort. Gros et court, notre hôtelier avait de prime abord l’apparence d’un baril de vin. Mais il y gagnait encore en originalité lorsqu’on l’examinait en détail. Ce qui frappait quand on envisageait notre homme, c’étaient, d’abord, une grande tache de vin d’un violet enflammé qui s’étendait en zigzag, comme les ailes d’une chauve-souris, du bout de son nez crochu jusqu’à son oreille gauche ; ensuite, le combat dont son nez et son menton semblaient se menacer continuellement, tant ils avançaient l’un vers l’autre avec jactance ; tandis que sa bouche, paraissant craindre de les voir en venir aux prises, se retirait prudemment en arrière, dans l’enfoncement produit par la proéminence ambitieuse de ses deux voisins. Puis, sur ses joues bouffies et enluminées, indice qu’il daignait souvent boire à… la soif éternelle de ses clients — les malins disaient que c’était afin de donner à sa joue droite le coloris dont la nature avait orné la gauche — , apparaissaient çà et là quelques poils rares et roussâtres, qui semblaient regarder avec dédain le curieux terrain sur lequel ils ne pouvaient se décider à croître. Sous son front bas se cachaient de petits yeux gris toujours en mouvement et à l’air maraudeur.

Ce qu’il y avait enfin de remarquable chez Jean Boisdon, c’était la tendance de ses doigts à se crisper sur tout ce qu’ils saisissaient ; et, comme notre aubergiste passait pour aimer plus ses écus que sa digne femme, dame Javotte, née Boivin, les médisants ne manquaient pas de dire que l’habitude de retenir et de compter au logis de son gousset les écus qui y entraient, était la seule cause de la difformité volontaire de ses doigts. Entre nous les mauvaises langues avaient bien un peu raison ; nous serons à même de le constater bientôt.

L’hôtelier avait la monomanie de thésauriser ; or ce genre de folie suppose l’existence d’un agent qui active et alimente à la fois cette gourmandise du métal, laquelle est la faim des avares. Cet agent est l’or, et Boisdon n’en manquait pas.

En effet, comme Boisdon, le père, avait longtemps abreuvé ses contemporains sans concurrence, il s’était amassé un certain magot que son digne fils ne songeait qu’à augmenter encore en continuant le négoce paternel.

Pour preuve de ce que les aubergistes d’alors avaient déjà une certaine vogue et qu’il s’y devait faire une assez bonne consommation de liquides, on peut lire une ordonnance de l’intendant Jacques Raudot, « fait à Québec, en son Hôtel, le dix-septième d’Août mil sept cent six. » Cette ordonnance commence ainsi :

« Ayant été informés des désordres qui arrivent tous les jours dans cette ville, à cause de la liberté que les cabaretiers et hôteliers se donnent de donner à boire toute la nuit ; pour remédier à cet abus : Nous ordonnons que tous les cabaretiers et hôteliers seront fermés à neuf heures du soir. » etc., etc.

Comme rien ne nous indique que cet abus n’avait pas pris naissance chez les Boisdon (nom tout-à-fait engageant pour les pratiques) nous avons tout lieu de croire que Jean, second du nom, était en train de faire tranquillement fortune, bien qu’il ne fût plus seul hôtelier à Québec, comme son père, lorsqu’il se présenta au château Saint-Louis par une belle journée de mai de l’an 1690. Il portait un chapeau pointu, un habit brun, des chausses hautes et enrubannées, un pourpoint serré avec un collet de batiste à glands.[2]

L’hôtelier qui fournissait de certains vins l’office du château était suivi d’un petit Boisdon, premier fruit de ses amours légitimes avec dame Javotte, son épouse.

Tandis que le jeune garçon portait à force de bras un panier de vin, le père s’essuyait le visage en respirant bruyamment, fatigué qu’il était par l’ascension du monticule sur lequel était bâti le château.

Suant et soufflant, notre homme opéra son entrée dans la résidence du gouverneur par une porte qui ouvrait sur une des dépendances.

Jean Boisdon, toujours suivi de sa progéniture, fit quelques pas dans un corridor assez sombre, et se dirigea vers une porte enfoncée qui donnait sur les cuisines. Ici, en homme bien appris, notre aubergiste frappa pour s’annoncer.

— Ouvrez, cria de l’intérieur une voix nasillarde.

— Bonjour, père Saucier, dit Boisdon, qui, en ouvrant la porte, salua fort amicalement un petit homme gras, à figure réjouie, à ventre rebondi. Celui-ci écumait gravement un pot-au-feu dont le fumet alla chatouiller agréablement le nez recourbé du nouveau venu.

— Tiens ! c’est vous, monsieur Boisdon ; entrez, entrez. Asseyez-vous, monsieur Boisdon. Voyons ! toi, fit-il, en rudoyant un aide qui tournait la broche à la sueur de son visage, allons ! donne ta chaise à monsieur Boisdon.

Le lecteur trouvera peut-être drôle l’obséquieuse politesse de maître Olivier Saucier, cuisinier en chef du gouverneur, à l’égard de l’hôtelier. Mais si j’ajoute qu’il devait dix écus à l’aubergiste pour quelques mesures de vin dégusté au comptoir du dernier, alors on n’y verra rien qui ne soit naturel.

Boisdon qui, malgré sa grande dévotion pour l’argent comptant, avait le sens commun des avares, l’esprit de calcul, prenait bien garde de se brouiller avec Saucier au sujet de l’argent dont celui-ci lui était redevable. Car les bonnes grâces du cuisinier lui valaient de fort jolis profits au château. Aussi ne lui parlait-il qu’indirectement de sa dette, et lui montrait-il un visage toujours riant. Bien entendu que de son côté, Olivier Saucier n’avait garde de se fâcher de certaines allusions que Boisdon se permettait quelquefois à l’adresse de son débiteur.

— Et comment va la santé ? père Saucier, fit notre homme en s’asseyant lourdement.

— Assez bonne, comme vous voyez, monsieur Boisdon ; et la vôtre ?

— Pas mauvaise ;

— Le vin se vend bien, je suppose ?

— Euh oui,… mais… pas toujours au comptant.

— Ah ! dame, c’est un des inconvénients du métier, repartit sans sourciller maître Olivier Saucier qui ne parut pas avoir compris la méchanceté décochée par son créancier.

— Mais, puisque nous en sommes sur le vin, reprit Boisdon, en voici quelques bouteilles que je vous apporte pour l’office, comme vous me l’avez fait demander.

— C’est bon ! c’est bon ! Je vais vous les payer tout de suite, répondit le cuisinier à qui l’argent de son maître pesait moins aux doigts que le sien. Rien de nouveau, en ville, monsieur Boisdon ?

— Non ; et par ici ?

— Pas grand’chose… à part le sauvage.

— Quel sauvage ?

— Le chef de ceux que nos gens ont amenés d’en haut, l’autre jour.

— Oh ! oui ; on m’a dit en effet que beaucoup de monde venait le voir de ce temps-ci. Eh bien ! s’est-il sauvé, votre sauvage ?

— Se sauver ! vous croyez que c’est aussi aisé que ça, vous. Il a eu beau s’affiler les dents sur les os de ses semblables, je vous assure qu’elles ne sont pas encore assez pointues pour ronger les murs et les barreaux de son cachot. Mais il est drôle à voir, tout de même.

— Comment donc ! fit l’aubergiste dont la curiosité entr’ouvrit tant soit peu les yeux microscopiques.

— Imaginez-vous, monsieur Boisdon, répondit avec empressement le cuisinier tout charmé d’avoir amené la conversation sur un terrain moins glissant que le premier, imaginez-vous que c’est une espèce de singe que ce sauvage-là. Pendant les deux premiers jours qu’il a passés ici, il s’est tenu tranquille. Mais, depuis la semaine dernière, ne voilà-t-il pas qu’il s’est mis à sauter, à pirouetter, à s’agiter enfin qu’on peut mourir de rire rien qu’à le voir. Joignez à cela qu’il vous entonne par temps des chansons qu’il chante d’une force à faire tomber les oreilles des chiens de monseigneur, tant ils paraissent souffrir de l’entendre brailler ainsi. Du reste, c’est doux comme un agneau, monsieur Boisdon.

— On peut le voir ?

— Certainement, certainement, répondit Saucier qui n’était pas fâché d’éloigner son créancier à si bon marché. Vous verrez un peu les jolis morceaux d’or dont ce gredin-là s’est orné les oreilles.

Ici, les yeux de l’avare acquirent presque la grandeur naturelle à ces organes chez les autres hommes. Mais il ne voulait rien laisser percer de sa convoitise.

— Bah ! fit-il d’un air de doute, quelque morceau de cuivre !

— Oui, du cuivre ! allez voir un peu, monsieur Boisdon, et vous me direz après si vous n’en voudriez pas quelques jointées de ce cuivre-là. D’autant plus que le gaillard a bien su, paraît-il, le cacher aux soldats sur la route ; et ce n’est que depuis son arrivée au château que l’Iroquois a remis ses pendants d’oreilles. Il sait, voyez-vous, qu’il est sous la protection du gouverneur.

— Je voudrais bien voir ça, dit l’hôtelier d’un air à moitié convaincu.

— Quoi, ça ? l’or ou le prisonnier ?

— Oui, l’or… c’est-à-dire le sauvage.

— On va vous les faire voir. Holà ! Moutonnet, arrive ici, cria-t-il à un aide qui s’occupait dans un coin à chercher des limaces entre les feuilles d’un chou ; allons ! vite, et va montrer à monsieur Boisdon la chambre du sauvage. Et n’oublie pas de dire à la sentinelle que monsieur est de nos amis, fit-il en donnant une tape amicale sur l’abdomen de Jean Boisdon qui passait devant lui.

Boisdon fils voulut bien suivre son père, afin de voir aussi ce sauvage dont il venait d’entendre parler d’une manière propre à chatouiller son imagination. Mais son digne papa lui ayant signifié de l’attendre à la cuisine, force fut au gamin d’endurer, sans se plaindre, la démangeaison de curiosité.

Après avoir parcouru plusieurs corridors, Boisdon et son guide arrivèrent à la porte d’une chambre dont la fenêtre regardait sur la rue.

Mais un soldat armé qui montait la garde à l’entrée de cet appartement, leur en défendit l’accès en croisant son arme.

— Monsieur le soldat, dit alors l’apprenti cuisinier, tandis que Boisdon se retirait à distance respectueuse de la baïonnette[3] dont le mousquet du militaire était armé, maître Saucier vous prie de laisser voir le sauvage à son ami M. Boisdon.

— Ah ! vous êtes M. Boisdon ? dit le militaire en relevant son mousquet.

— Oui, monsieur.

— Monsieur Jean Boisdon, hôtelier ?

— Oui monsieur… pour vous servir.

Le soldat ne voyant rien de menaçant dans la contenance et la mine de l’aubergiste, fit faire un tour à la clef qui était demeurée dans la serrure, et ouvrit la porte à notre curieux, tandis qu’il se retirait un peu en arrière.

Le marmiton, qui avait probablement vu plus d’une fois l’homme des bois, ne jeta qu’un regard distrait dans la chambre du captif, et s’en alla d’où il était venu.

Alors Boisdon fit un pas, puis deux en avant, mais sans se presser. La cause de cette lenteur calculée, c’est que notre homme avait presque un aussi grand faible pour la vie que pour son argent. Et, comme les sauvages du temps jouissaient, en Canada, d’une fort mauvaise réputation, l’hôtelier frissonnait à la seule pensée de recevoir sur le crâne un coup furtif de tomahawk. Car la porte n’était qu’entr’ouverte et ne lui permettait pas encore de voir l’Agnier.

Cependant, comme aucun bruit ne se faisait entendre à l’intérieur, et qu’il avait honte de montrer autant d’hésitation devant la sentinelle, Boisdon fit encore un pas qui le mit en vue de l’Iroquois.

Ce dernier était accroupi sur un matelas au fond de sa prison. Les deux coudes appuyés sur ses genoux, il songeait. Telle était sa préoccupation ou son apathie, que ce fut à peine s’il daigna d’abord donner un coup d’œil à ce nouveau visiteur. En outre, à la nouvelle de la capture du sauvage, grand nombre de personnes étaient venues le voir par curiosité ; ce qui explique l’indifférence de Dent-de-Loup et la condescendance de la sentinelle à laisser Boisdon regarder l’Iroquois.

La première pensée de l’avare fut de regarder aux oreilles du prisonnier ; et ce qu’il vit alors lui arracha, malgré lui, un petit cri de surprise.

Le soldat qui veillait dans le corridor, ayant pris cette exclamation pour la conséquence d’une simple et naïve curiosité, haussa les épaules de dédain, et, croyant n’avoir affaire qu’à un niais en admiration devant une brute, il se remit à marcher de long en large en sifflant un air guerrier.

Le sauvage avait cependant levé la tête, et voyant les yeux de Boisdon, qui, démesurément ouverts cette fois, semblaient vouloir fondre au feu de leurs regards les deux pépites d’or brut pendant aux oreilles de Dent-de Loup, celui-ci avait à son tour arrêté sa vue sur Jean Boisdon.

Ah ! Jésus-Seigneur ! marmotta ce dernier, ils pèsent au moins quatre onces chacun !

L’homme des bois ne comprit rien à ces paroles, et pourtant un éclair d’espérance et de joie brilla dans son ardente prunelle. L’homme de la civilisation déguisait si peu son étonnement et sa convoitise, que l’homme de la nature, le Chat-Rusé, avait deviné l’avare.

— Et, c’en est… du vrai ! continua de murmurer Boisdon en joignant les mains.

Ici, Dent-de-Loup fit un signe pour attirer l’attention de l’autre ; et, se voyant observé par l’aubergiste, il fit le geste d’un homme qui lime une matière dure ; puis son doigt indicateur toucha l’une des pépites d’or. Ensuite, il imita les mouvements de celui qui coupe quelque objet à l’aide d’un instrument tranchant ; et son index montra l’autre paillette d’or. Enfin il fit mine d’ôter les deux pendants d’oreilles et de les remettre à l’aubergiste. Pantomime qui voulait dire, et Boisdon l’avait parfaitement comprise : « Procure-moi une lime et un couteau, et cet or est à toi. »

L’avare jeta un rapide coup d’œil en arrière afin de voir si le soldat ne l’examinait pas. Complètement rassuré, il pencha son corps au dedans de la chambre, hocha la tête avec une lenteur qui laissait percer une indécision presque affirmative, mit un doigt sur ses lèvres et murmura le mot « demain. » Après quoi, donnant à sa physionomie l’air le plus bénin qu’il put trouver, maître Boisdon referma doucement la porte, dit quelques mots insignifiants au soldat qui avait peine à s’empêcher de rire à la vue de la figure grotesque de notre homme, et il s’en alla rejoindre Saucier qui l’attendait ou plutôt ne l’attendait pas à la cuisine.

Le sauvage n’avait pas compris le mot « demain » ; mais il avait saisi le geste.

— Eh bien ? dit le cuisinier en voyant rentrer Boisdon, eh bien, est-ce de l’or, oui ou non ?

— Il faudrait voir ça de plus près, répondit ce dernier d’un air de doute.

— Ta, ta, ta, qu’on vous le donne et vous le prendrez bien les yeux fermés. Mais parlons d’autre chose : avez-vous du vin blanc de Grave ?[4]

— Oui, tonnerre ! et du bon !

— De quelle année ?

— De mil six cent soixante.

— C’est bon ! Apportez-en demain une bouteille ; M. le comte y goûtera, et, qu’il ait seulement dix ans de moins que vous lui donnez, nous prendrons tout ce que vous en pouvez avoir. Car notre provision est épuisée.

— Ça me va, père Saucier, ça me va. À demain donc.

— À demain, répondit le cuisinier qui tendit la main à l’hôtelier d’un air de protection tant soit peu railleur.

Ce dernier sortit le cœur à la joie, et suivi de son fils qui l’ennuyait déjà par ses questions au sujet du sauvage. Mais Boisdon père était trop préoccupé pour répondre à Boisdon fils.

— Deux fois quatre font huit, grommelait l’avare. Et c’en est… bien sûr… Huit onces ! hum !

Et il hâta le pas pour regagner son logis.

Le même soir, Boisdon qui ne savait comment s’y prendre pour trouver le temps moins long, tant il avait hâte de voir arriver le jour suivant, était occupé à faire le coup de dés avec les quelques habitués du cabaret, lorsqu’il vit entrer le même soldat qui avait bien voulu lui laisser voir Dent-de-Loup.

— Bon ! pensa l’aubergiste, en voilà un que je n’attendais pas, mais qui n’en est pas moins le bienvenu.

Puis, allant au devant de lui ; il l’accabla de prévenances, l’abreuva largement d’un gros vin du goût de la soldatesque, et feignit de ne point s’apercevoir que le militaire lui payait seulement la moitié du prix ordinaire d’un écot. L’histoire n’en parle pas, mais je me sens porté à croire que Boisdon avait auparavant mis de l’eau dans ce vin.

Afin cependant de ne point faire naître de soupçons chez l’homme de guerre, il prit soin de lui laisser à entendre qu’il en agissait ainsi pour le remercier de la complaisance que le soldat avait eue à son égard.

Et, tout en faisant causer son homme, Boisdon parvint à savoir qu’il serait de garde le lendemain, à la même heure que la veille.

— Allons ! se dit Boisdon, en frottant ses doigts crochus d’un air satisfait, tandis que le soldat s’en allait plein de jus de la treille et de gaîté bruyante, je n’ai perdu ni mon vin ni mon temps.

La nuit parut doublement longue au cabaretier ; car en calmant son excitation, elle lui fit songer qu’il s’embarquait dans une affaire pouvant très-bien aboutir au pilori, à la prison, à l’amende… à l’amende surtout, ce qu’il craignait le plus au monde après sa femme.

Il resta longtemps éveillé entre la peur et l’avarice qui se livraient sous son crâne, un combat singulier. Enfin, la soif de l’or l’emporta vers le matin. « Quel danger puis-je courir ? s’était-il dit pour porter le coup de grâce à son indécision. Depuis l’arrivée du sauvage, on assiége la porte de sa prison pour le voir. Il ne se passe point de jour sans que les curieux aillent l’examiner du dehors par sa fenêtre. Pourquoi donc me soupçonnerait-on plus qu’un autre. Je saurai d’ailleurs si bien prendre mes précautions avec la sentinelle, qu’elle ne se doutera de rien. Put-il même, par la suite, avoir quelque soupçon sur mon compte, le soldat se gardera bien d’en faire part à personne, tant il craindra le châtiment qu’on lui infligerait pour avoir manqué à la consigne. Car si on tolère qu’il laisse ainsi les badauds regarder le prisonnier, il est certainement tenu de veiller de près à ce que personne ne puisse faciliter son évasion. »

— Allons ! allons ! Boisdon mon ami, vous n’êtes point si sot que votre femme le prétend, pensa-t-il en fermant les yeux pour inviter le sommeil.

Et notre homme s’endormit en faisant des rêves d’or.

Le matin, après avoir tout rangé dans sa boutique, — madame Boisdon ne s’occupait que du pot-au-feu et de son intéressante famille, et trônait au second étage où elle régnait en souveraine absolue, — le cabaretier prit, sur les dix heures, le chemin du château.

Il avait ostensiblement sous le bras une bouteille de vin blanc de Grave, et dans la poche droite de ses braies deux petits objets qu’il y avait enfouis secrètement.

Ainsi qu’au jour précédent, Boisdon s’en alla droit à la cuisine ; mais cette fois Saucier était absent de son office.

Alors, sous prétexte de voir le maître d’hôtel, au sujet de son vin, Boisdon laissa la cuisine et s’engagea dans le même corridor qu’il avait parcouru la veille.

Habitués à de fréquentes visites de sa part, les gâte-sauce ne prêtèrent aucune attention à ses mouvements et le laissèrent aller où bon lui semblait.

Notre homme savait plus d’un tour. Il passa devant la sentinelle qu’il reconnut avec une grande satisfaction intérieure, et salua d’un air affairé. Le soldat le voyant passer outre lui demanda s’il ne voulait pas voir le sauvage.

— Apparemment que mon vin a été bien apprécié et que l’on désire y goûter encore, se dit Boisdon. Non, répondit-il ensuite au soldat ; pas à présent, du moins, car j’ai affaire au maître-d’hôtel.

Et il tourna le corridor d’un pas pressé.

Un quart-d’heure après, Boisdon revint, causa de choses indifférentes avec le militaire, et ne parut céder qu’à ses instances pour jeter un coup d’œil dans la chambre du captif.

Enfin la porte s’ouvrit et l’heureux avare, répétant à peu près ses manœuvres de la veille, introduisit la moitié de son corps par la porte entrebâillée, tandis que la sentinelle continuait nonchalamment sa marche.

Le Chat-Rusé était étendu sur son grabat. À peine eut-il aperçu celui de qui dépendait sa délivrance, que son œil fauve s’illumina d’un rayon de sauvage espoir.

Il se lève en silence, et marche doucement vers Boisdon qui lui a fait un signe.

Dans un clin d’œil le couteau et la lime apportés par l’aubergiste passent dans la main du sauvage, tandis que ce dernier met furtivement les deux précieuses pépites d’or dans la main difforme de l’hôtelier, qui tremble de désir.

Puis la porte se referme, et l’aubergiste revient tranquillement à son logis.

Le lendemain, Dent-de-Loup avait disparu, sans qu’on pût expliquer comment il était parvenu à scier un des barreaux qui montaient si bonne garde à la fenêtre de son cachot.

Un mois plus tard, vers le milieu de juin, Dent-de-Loup amaigri, harassé, épuisé, rentrait au village agnier où l’on n’attendait rien moins que son retour.

Comment l’Iroquois était-il parvenu, seul et sans armes, à rejoindre ses frères au milieu des périls sans nombre que lui suscitait sans cesse le dangereux voisinage des blancs ?

Le premier soin de Dent-de-Loup, lorsqu’il se trouva dans les bois et à l’abri de toute poursuite immédiate, fut de se confectionner un arc et des flèches, à l’aide du couteau que lui avait procuré Jean Boisdon. Manquait une corde ; mais elle était toute trouvée, vu que le sauvage l’avait tirée de son grabat dont il avait mis, durant le dernier jour de sa captivité, les meilleurs fils à profit.

Ces armes primitives l’avaient empêché de mourir de faim dans sa longue marche à travers les forêts. Un orignal qu’il surprenait se désaltérant au bord d’un lac, une perdrix que son trait allait chercher sous la feuillée, un lièvre que sa flèche arrêtait sur le bord d’un terrier, tels étaient les aliments que le hasard ou plutôt la main prévoyante de la Providence jetait à sa faim.

C’est ainsi qu’après maintes fatigues, après maintes angoisses causées par la possibilité de retomber entre les mains de ses ennemis, le Chat-Rusé revit les bords aimés de la rivière Mohawk.

Mais de cruelles déceptions l’attendaient en sa bourgade. D’abord le prestige d’invincibilité attaché à son passé venait de subir un rude échec, par suite de sa défaite et de sa captivité récentes ; ensuite, comme on l’avait cru mort, un autre chef avait été élu durant son absence. Dent-de-Loup trouva donc fort peu de sympathie à son retour, et vit aussitôt dans son remplaçant un homme fort jaloux du titre de chef qu’on lui avait conféré. Ce que voyant, le Chat-Rusé se tint à l’écart et rendit dédain pour froideur.

Cependant les colons anglais qui s’occupaient alors activement de leur expédition contre le Canada, avaient gagné l’alliance des cantons iroquois. Déjà le Connecticut et la Nouvelle-York avaient obtenu des Agniers, des Sokoquis et des Loups à se joindre aux deux mille hommes de troupes que ces deux états dirigeaient par le lac Champlain contre la Nouvelle-France.

Nous avons vu, dans le premier chapitre, le résultat de ce projet avorté ; il n’est donc nullement besoin de s’y arrêter ici. Disons seulement que Dent-de Loup, dont le ressentiment contre les Français augmentait en raison du mauvais accueil qu’il recevait des siens, rêvait dans l’ombre à de cruels projets de vengeance. Mais bien que sa haine fut vouée à tous les habitants du Canada, elle s’acharnait de préférence sur ceux qui l’avaient vaincu et fait captif, c’est-à-dire aux Québecquois, qui composaient en partie l’expédition de Schenectady.

Aussi, dès qu’il apprit que l’on armait une flotte à Boston pour s’emparer de Québec, rumina-t-il un projet qu’il s’empressa de mettre à exécution.

Quelques heures lui suffirent à préparer ses armes, et, trois jours après son arrivée, Dent-de-Loup ressortait de son village d’un pas leste et fier comme au temps d’autrefois.

— Où va donc mon frère Dent-de-Loup ? lui demanda le chef qui l’avait supplanté, et se trouvait sur son passage.

Dent-de-Loup lui lança un regard chargé de mépris et lui montrant son costume et ses armes :

— Mon frère a-t-il des yeux pour ne point voir, dit-il en passant outre.

Quelques jours après, un Iroquois de haute taille, secouait la poussière de ses mocassins aux portes de Boston.

— Je veux voir un des chefs blancs qui vont porter la guerre au Canada sur leurs grands canots, dit-il en mauvais anglais au premier passant qu’il rencontra.

Celui auquel il s’adressait était un soldat nouvellement enrôlé pour l’expédition de Québec. Il conduisit le sauvage chez le lieutenant qui l’avait engagé dans sa compagnie ; car il était plus facile au lieutenant qu’au soldat de présenter l’indien aux officiers supérieurs.

— Qu’attends-tu de nous ? demanda l’officier au sauvage.

— Je veux me venger des faces pâles de là-bas.

L’homme blanc envisagea l’homme rouge qui, de son côté, riva ses yeux sur ceux de son interlocuteur. Une lueur de satisfaction passa sur la figure du blanc qui se dit : « J’ai mon homme. »

— Je suis moi-même un des chefs que tu veux voir dit-il au sauvage. Consens-tu à venir combattre avec moi ?

L’Iroquois parut content aussi de la première impression que lui avait causée l’autre. Aussi s’empressa-t-il d’accepter sa proposition.

Ces deux hommes avaient deviné leur valeur respective au premier coup d’œil.

L’un se nommait Dent-de-Loup ; l’autre était le lieutenant John Harthing.


  1. On peut voir cet acte d’autorisation parmi ceux qui nous restent du conseil organisé en 1648 par le gouverneur M. d’Aillehoust. « Jacques Boisdon logera », y est-il dit, « sur la grande place, près de l’église, afin que tous puissent aller se chauffer chez lui : Il ne gardera personne pendant la grand’messe, le sermon, le catéchisme et les vêpres. » M. d’Ailleboust, le père Lalement et les sieurs de Chavigny, Godfroy et Giffard ont signé cet acte.
  2. Tel était, selon Monteil, le costume d’un homme du peuple à la fin du 17e siècle.
  3. Ce fut sous Louis XIV que l’on introduisit l’usage de la baïonnette dans l’armée française.
  4. J’ai longtemps cherché quels pouvaient être les vins que buvaient nos ancêtres, sans pouvoir trouver nulle part à ce sujet des données certaines. Tant qu’enfin, après avoir consulté nombre d’autorités, je m’étais vu contraint de m’en tenir à des probabilités. Les trois premiers feuillets de ce volume étaient même imprimés, lorsque des livres de comptes tenus par mon trisaïeul maternel, M. Jean Taché — le premier du nom en Canada — et négociant à Québec avant la conquête, me tombèrent sous la main. Quelle ne fut pas ma joie lorsqu’en feuilletant ces vieux manuscrits rongés de moisissures, j’y trouvai les noms des vins qui suivent, vendus par M. Taché à des particuliers, de 1734 à 1754 : Vin de Grave, rouge et blanc ; vin de Bordeaux ; vin de Chérès (Xérès) ; vin muscat ; vin de Rancio (vin rouge d’Espagne).

    Quant au vin de Champagne qui ne fut, comme on le sait, perfectionné qu’à la fin du XVIIe siècle par Dom Pérignon, il devait être fort peu en usage en Canada au commencement et même au milieu du dix-huitième siècle ; puisque de 1734 à 1754 je n’en trouve que quelques bouteilles achetées par certains riches Québecquois. Tandis que les vins de Grave, de Bordeaux et de Chérès se vendaient par barriques. Au nombre des boissons alcooliques, je trouve mentionnés en ces précieux livres le guildive (eau-de-vie de sucre) et l’eau-de-vie proprement dite.