Texte établi par Léger Brousseau Voir et modifier les données sur WikidataLéger Brousseau imprimeur-éditeur (p. 75-92).

CHAPITRE QUATRIÈME.



l’espion.


Que l’on nous veuille bien permettre de placer ici, avant de suivre Dent-de-Loup dans son expédition nocturne à Québec, le court exposé des causes qui amenèrent contre le Canada l’attaque de 1690. Car il est bien temps d’expliquer comment une flotte anglaise se trouvait mouillée au pied de l’île d’Orléans le quatorzième jour d’octobre de cette même année.

Par suite de l’accession de l’Angleterre à la ligue d’Augsbourg contre Louis XIV, la Nouvelle-France allait avoir à lutter contre les colonies anglaises. On se battait là-bas, dans la mère-patrie, il fallait conséquemment s’entrégorger de ce côté-ci de l’Atlantique ; rien de plus logique alors. Tel fut pourtant le premier mobile de ces luttes si fréquentes qui désolèrent, dès leur naissance, les colonies anglaises et françaises de notre continent.

Mais comme le parti victorieux finissait naturellement par y trouver son profit, ces querelles entre les parents de la vieille Europe dégénéraient en personnalités chez leurs remuants enfants d’Amérique. Ils ne se battaient plus, en fin de compte, pour le bon plaisir de leurs auteurs, mais bien plutôt pour faire tort à leurs voisins et empiéter le plus possible sur les possessions ennemies.

Voilà le second et plus proche motif de ces guerres incessantes, motif qui n’était pourtant qu’une conséquence de l’autre.

En 1689, la guerre étant donc résolue entre la France et son antique rivale de l’autre côté de la Manche, les colons anglais et français du Nouveau-Monde, se mirent à dérouiller aussitôt leurs vieux mousquets et à fourbir leurs épées de combat.

Cette fois-ci, les Canadiens voulurent être agresseurs et prévenir leurs ombrageux voisins en portant la guerre au sein même du territoire ennemi. « Leur premier plan, » dit M. Garneau, « était de l’assaillir à la fois à la Baie-d’Hudson, dans la Nouvelle-York et sur différents points des frontières septentrionales. »

Le premier coup fut en effet porté dans la Baie-d’Hudson que d’Iberville rendit à la France par de glorieux combats qui n’étaient cependant que les préludes de ses futures victoires.

Mais le projet de M. de Callières, qui consistait à attaquer la Nouvelle-York et par terre et par mer, bien qu’agréé d’abord, ne reçut ensuite aucune exécution. Car on intima l’ordre aux colons français de se borner à la défensive, vu qu’on avait assez à faire en France et qu’il était impossible, disait-on, de leur venir en aide d’une manière efficace. Il fallut donc abandonner ce projet qui plaisait tant à MM. de Callières et de Frontenac.

Ce dernier gouverneur voyant la colonie livrée à ses propres ressources, ne voulut cependant pas renoncer complètement à ses desseins ; et, dans l’hiver de 1689-90, il organisa, coup sur coup, les trois expéditions de Schenectady, de Salmon-Falls et de Casco. On sait qu’elles furent toutes trois couronnées de succès, la première surtout qui produisit une profonde et terrible sensation dans la Nouvelle-York.

Ces divers avantages commençaient à alarmer sérieusement les ennemis ; aussi nommèrent-ils, dans le mois de mai de l’année 1690, des députés qui se réunirent pour la première fois à New-York sous le nom de « congrès. »

L’envahissement du Canada par terre et par mer y fut décidé. Winthrop, à la tête de trois mille cinq cents colons et Iroquois, devait pénétrer chez nous par le lac Champlain, tandis que le chevalier Phips était chargé, à l’aide d’une flotte dont on lui donnait le commandement, de conquérir l’Acadie et Québec.

C’était presque un plagiat du plan de M. de Callières.

Nous avons dit comment le corps d’armée commandé par Winthrop se dispersa tout-à-coup, avant, même d’avoir touché notre sol ; quant à l’expédition de Phips, ce récit fera voir combien peu ses auteurs en retirèrent de gloire et de profit.

Nous avons aussi démontré plus haut que la mésintelligence de Winthrop et de ses officiers avait grandement contribué à faire échouer l’expédition de terre ; voyons un peu maintenant quel était l’homme qui devait commander la flotte chargée de prendre Québec.

William Phips était né à Pemmaquid vers l’an 1650. Le pauvre forgeron, père de ce fils, aîné de vingt-cinq frères et sœurs[1] ne se doutait certainement pas, à la naissance de son fils, quelle bonne fortune était réservée à ce premier fruit des bénédictions célestes.

D’abord berger par nécessité, le jeune homme apprit ensuite le métier de charpentier. La vue de la mer lui inspira alors l’idée de tenter le destin sur le perfide élément ; car il se construisit un petit navire qu’il lança sur les flots avec ses espérances, et, peut-être, ses pressentiments de bonheur à venir.

Devenu heureux marin plutôt par habitude que par talent, sa bonne étoile voulut qu’il parvint au commandement d’une frégate ; c’était déjà joli pour un ex-berger. Mais sa chance ne devait pas s’arrêter là ; elle le conduisit sur les côtes de Cuba, où il parvint à retirer des flancs d’un galion espagnol qui avait autrefois coulé à fond près de cette île, la belle trouvaille de 300,000 livres sterling, tant en or et en argent qu’en perles et en bijouteries. Ce qui lui procura d’abord une petite fortune, et ensuite le titre de chevalier anglais.

Notre heureux aventurier était donc devenu Sir William Phips, lorsqu’au mois de Mai 1690, il fut nommé amiral de la flotte destinée à faire la conquête de l’Acadie et du Canada.

Sa bonne fortune sembla d’abord vouloir continuer à lui tendre la main sur ce nouvel échelon qu’elle lui mettait sous les pieds.

Le vingt mai, l’escadre de Phips, composée d’une frégate de quarante canons, de deux corvettes et de plusieurs transports, avec sept cents hommes de débarquement, parut devant Port-Royal, capitale de l’Acadie.

Le gouverneur, M. de Manneval, n’avait avec lui, dans cette place aux fortifications en ruines, que soixante et douze soldats. Voyant que résister serait folie, le gouverneur capitula à des conditions honorables.

Mais l’éducation première de Sir William Phips ne l’avait pas fait plus fort en théorie qu’en pratique sur la courtoisie et le droit des gens ; aussi ne se gêna-t-il nullement de manquer aux termes de la reddition, quand il eut vu dans quel état de délabrement était la ville, et quel petit nombre de défenseurs elle contenait. Il livra les habitations au pillage, et, après avoir fait prêter serment de fidélité aux colons, il partit, emmenant prisonnier M. de Manneval, malgré les belles promesses qu’il lui avait faites.

Ensuite, il passa par Chedabouctou et l’île Percée, où il ne laissa derrière lui que des ruines.

Après ces hauts faits, le glorieux amiral retourna vers ses concitoyens, chargé de faciles dépouilles qu’il devait plutôt à une indigne violence et à un heureux hasard, qu’à une réelle habileté.

Sir William était cependant rendu à l’apogée de sa grandeur lorsqu’il fit voile pour le fleuve Saint-Laurent, dans l’automne de l’année de grâce mil six cent quatre-vingt dix. Nous verrons par la suite comment son étoile pâlissant d’abord en face du Cap-aux-Diamants, le put voir se heurter plus tard contre les rochers de l’île d’Anticosti, puis des Antilles, et s’abîmer dans ce même océan d’où elle l’avait vu sortir si radieux et souriant à l’avenir.

C’est que William Phips n’était en résumé qu’un de ces hardis et heureux aventuriers que la Providence prenant par les cheveux, agite un moment au dessus des masses afin d’attirer sur eux l’attention de la foule et de faire surgir aussi, par ce moyen, de nouvelles ambitions. Doué d’une intelligence assez bornée, d’un jugement des plus médiocres, il s’éleva tant qu’un aveugle destin lui tendit la main et le soutint au-dessus de sa sphère ; mais une fois livré à ses seules ressources, William Phips, incapable de se maintenir par lui-même à la hauteur de cette position de chanceux parvenu, perdit l’équilibre, et, se cassa les reins dans sa lourde chute.

On nous trouvera peut-être un peu sévère dans notre jugement sur un malheureux vaincu ; mais l’histoire de sa vie qui montre combien il était superstitieux, ignorant et borné, puis, en particulier, les fautes qu’il commit dans son expédition contre le Canada sont là pour corroborer notre opinion sur cet homme.[2]

On a pu voir dans le chapitre précédent le résultat immédiat de la rencontre fortuite de Dent-de-Loup et du lieutenant Harthing. Bien qu’il eût pu se figurer tout d’abord le grand avantage qu’il retirerait d’un homme aussi résolu que le paraissait Dent-de-Loup, quelle ne dut pas être sa joie lorsque ce dernier lui raconta les aventures de sa captivité et de sa fuite de Québec.

Après avoir réfléchi quelques instants, Harthing demanda à Dent-de-Loup s’il reconnaîtrait l’homme dont la convoitise avait contribué si puissamment à sa délivrance.

À cette question, l’indien, malgré son flegme habituel, ne put s’empêcher de sourire et dit :

— Il faudrait que le Chat-Rusé eût des yeux de taupes pour n’avoir pas remarqué l’homme à la joue de feu. On reconnaîtrait ce blanc à face rouge au milieu des guerriers de dix mille tribus, après l’avoir vu seulement une fois. Jamais plus beau tatouage n’orna le visage d’un chef à l’entrée du sentier de la guerre.[3]

Dent-de-Loup avait gardé si bonne souvenance de la tache de vin de Boisdon, il dépeignit si bien l’aubergiste, qu’il ne fut pas difficile à Harthing de se faire une assez juste idée du physique de l’hôtelier.

— Sais-tu où il demeure ? demanda Harthing au sauvage.

Celui-ci secoua négativement la tête.

— Alors, attends-moi quelques minutes, reprit l’officier qui sortit à la hâte.

Harthing alla trouver un sien ami qui, après avoir passé plusieurs mois en captivité à Québec, venait d’être rendu à la liberté. Ce dernier qui avait été laissé libre de circuler dans la capitale du Canada s’écria soudain, aussitôt que Harthing lui eut fait le portrait du cabaretier :

— La tache de vin ! Mais ce n’est autre que Jean Boisdon, l’hôtelier le plus à la vogue de Québec, et chez qui, le jour de mon départ, j’ai bu, avec quelques officiers français, un carafon d’eau-de-vie si veloutée. Ces derniers, en gens bien appris, ont voulu me féliciter de ma délivrance, et le guildive de l’aubergiste Boisdon a cimenté cette fraternité d’armes partielle entre anglais et français.

Il ajouta qu’il avait même remarqué l’enseigne que le vent faisait crier sur ses gonds au dessus de la porte d’entrée du cabaret. C’était un barillet badigeonné d’un jaune sale, et sur lequel les mots suivants étaient écrits en caractères longs et tremblants :

AU BARIL DOR
JEN BOIS DONC.

Cet affreux calembour avait attiré l’attention de l’officier anglais qui put aisément donner tous ces renseignements à Harthing. Mais, malheureusement pour notre lieutenant, son ami ne peut lui donner une réponse aussi satisfaisante au sujet de Louis d’Orsy, car ce nom ne lui était pas connu.

— N’importe, se dit Harthing en revenant chez lui, n’importe, j’en sais maintenant assez pour apprendre tout ce qu’il me reste à connaître.

Alors il s’empressa de dépeindre à Dent-de-Loup l’auberge de Boisdon, qui se trouvait sur la grande place et près de la cathédrale.

À mesure que l’Anglais avançait dans sa description, l’attention de l’indien semblait s’éveiller graduellement. Enfin, quand le lieutenant lui mentionna le baril jaune qui servait d’enseigne à l’auberge, le sauvage lui toucha le bras et dit :

— Les yeux du Chat-Rusé ont vu ce baril d’eau de feu suspendu à la porte d’un ouigouam.

En effet les Québecquois qui faisaient partie de l’expédition contre Schenectady, n’avaient eu rien de plus pressé à leur retour que de se rendre à la cathédrale, pour y remercier Marie sous la protection de laquelle ils s’étaient mis avant leur départ. Mais, comme ils n’avaient pu se défaire immédiatement de leurs captifs, ils les avaient amenés avec eux jusqu’à l’église à la porte de laquelle on les avait laissée momentanément sous bonne garde. Et, ce fut alors que les regards de Dent-de-Loup s’arrêtèrent sur la singulière enseigne de la première auberge canadienne. Il l’avait si bien remarquée qu’il assura pouvoir retrouver le cabaret, même par la nuit la plus noire.

Harthing rayonnait.

Avec l’aide de Dent-de-Loup et de Boisdon, rien ne lui était plus facile en effet que de savoir où les d’Orsy demeuraient.

L’avarice de Boisdon lui était connue comme une mine d’exploitation très-praticable ; restait à s’attirer l’amitié du chef agnier. Mais il fit si bien ressortir aux yeux de Dent-de-Loup l’avantage que celui-ci trouverait à s’allier avec lui pour conduire leurs projets respectifs à bonne fin, que l’Iroquois lui dit :

— C’est bon ! Dent-de Loup marchera dans le même sentier de guerre que son frère blanc.

Le sauvage n’avait aucune connaissance de la langue française qui lui devait être cependant d’une si grande utilité pour s’aboucher avec l’aubergiste canadien. Ce à quoi l’esprit méchamment inventif du lieutenant remédia de son mieux, en persuadant à Dent-de-Loup de se fourrer dans la tête assez de mots et de phrases françaises pour se faire comprendre de Jean Boisdon. À cet effet Harthing se fit le maître de langue du sauvage ; car il avait lui-même, dans la prévision d’aller un jour en Canada, pris des leçons de français d’un pauvre huguenot parisien qui végétait à Boston, outre celles que lui avait données Louis d’Orsy, comme nous le verrons par la suite.

L’Iroquois, dont l’idée fixe de vengeance éperonnait toutes les facultés, se montra si bon élève que deux mois plus tard, lorsque la flotte anglaise fit voile de Boston pour le Canada, il savait assez de français pour émerveiller le lieutenant Harthing qui ne croyait pas qu’une tête de sauvage pût contenir autant d’intelligence.

Enfin, pour prévenir les soupçons de ses chefs au sujet de la présence de Dent-de-Loup sur la flotte, Harthing les prévint que cet homme lui était dévoué, corps et âme, et qu’il se proposait de l’envoyer en espion pour explorer la place qu’on allait attaquer.

Comme les qualités précieuses des peaux-rouges à cet égard étaient bien connues en Amérique, la présence du Chat-Rusé fut non-seulement tolérée, mais encore agréée par les chefs de l’expédition.

Nous n’entrerons maintenant dans aucun détail sur la marche de la flotte depuis Boston, qu’elle laissa au commencement de l’automne, jusqu’à l’île d’Orléans où nous la savons mouillée le quatorzième jour d’octobre. Il nous suffira de dire que, sans les vents contraires qu’il lui fallut essuyer presque continuellement, elle eût paru huit jours plus tôt devant Québec, et qu’alors c’en eût été sans doute fait de la ville, vu qu’on ne s’y attendait nullement à cette attaque et que toutes les troupes étaient encore à Montréal.

À présent que nos lecteurs connaissent les antécédents de Dent-de-Loup, reprenons le récit au point où nous l’avons laissé vers le commencement du troisième chapitre, c’est-à-dire au moment, où le chef agnier venait de quitter la flotte anglaise.

Poussée par un bras vigoureux, la pirogue du sauvage glissait, en dansant sur les vagues, avec la rapidité de la flèche. Pour assourdir le bruit que fait l’aviron en plongeant dans l’eau, l’Agnier avait eu soin d’envelopper le sien d’une étoffe légère.

Le canot rasa sans bruit les bords silencieux de l’île d’Orléans où, à part les aboiements éloignés de quelque chien de ferme, tout semblait dormir. Car les habitants, terrifiés par le voisinage des Anglais, n’osaient pas même allumer de feu dans leurs demeures, tant ils avaient peur qu’un indiscret rayon de lumière, en se glissant au dehors, n’attirât quelques rôdeurs nocturnes.

Après une heure de marche, l’indien était en vue de la ville dont la cime du cap paraissait se fondre dans l’obscurité de la nuit. Quelques coups d’aviron l’amenèrent à la Pointe-à-Carcy qu’il doubla en entrant un peu dans la rivière Saint-Charles.

Arrivé à quelques brasses de terre, vis-à-vis de l’encoignure qui réunit aujourd’hui les rues Saint-Pierre et Saint-Paul, il rama quelques coups de l’arrière pour arrêter sa pirogue et tendit l’oreille.

Rien ne bruissait au proche, que le clapotement monotone des vagues sur la grève.

Rassuré, Dent-de-Loup dirigea doucement son canot vers la terre qu’il atteignit bientôt. Après avoir tiré son embarcation à sec, sur le sable du rivage, le Chat-Rusé se mit à ramper vers la ville, non sans jeter auparavant un regard scrutateur dans la nuit sombre. Aucun bruit ne trahissait ses pas, tant ils étaient bien mesurés ; de sorte qu’un blanc fût passé à dix pieds du sauvage sans se douter de sa présence.

Durant quelques minutes Dent-de-Loup longea le cap, et finit par s’arrêter près d’un endroit désert au dessous du lieu où l’on voit aujourd’hui le modeste édifice du Parlement Provincial.

Il doit être à peu près inutile de faire remarquer ici que la basse ville a subi depuis lors des changements innombrables ; car, à cette époque, il y avait à peine soixante maisons disséminées depuis la Pointe-à-Carcy jusqu’au lieu où se trouve aujourd’hui le quai de la Reine.

Comme c’était par là qu’il s’était, captif, échappé, Dent-de-Loup reconnut la place et se mit à escalader le cap encore couvert alors de broussailles vivaces et d’arbustes assez solides pour pouvoir s’y retenir au besoin.

Après maints efforts, après s’être glissé comme un serpent entre les arbrisseaux desséchés par l’automne, le Chat-Rusé atteignit la cime du roc, et s’arrêta là où vous pouvez voir aujourd’hui cette petite plate-forme qui touche à la clôture d’enceinte du Parlement.

Dent-de-Loup prêta de nouveau l’oreille aux bruits qui pouvaient venir des environs, et, comme rien n’indiquait un danger prochain, il se hissa résolument sur le haut des palissades et se laissa descendre dans la cour de l’évêché, qu’il traversa en tapinois. Quand il eut atteint l’endroit où la clôture qui entourait la cour formait un angle en rejoignant celle du Séminaire, il bondit vers le faîte de la muraille, s’y accrocha des mains, et, descendit dans la rue Port-Dauphin. Après s’être assuré que personne ne le voyait, il s’engagea dans la rue Buade. Quelques pas de plus l’eurent bientôt conduit au pied du mur qui soutient le clocher de la cathédrale.

Ici, l’espion s’arrêta en se faisant si petit, que nul œil humain ne le pouvait voir, grâce à l’obscurité qui le favorisait. Ses prunelles se dilatèrent en se fixant sur une maison sise presque en face, et qui se trouvait à l’endroit de celle occupée maintenant par l’hôtelier Grondin.

Cette maison, assez étroite et encaissée entre deux plus hautes qui semblaient la regarder avec dédain lorsque le soleil éclairait leur toiture, était la seule où l’on veillait encore, si l’on en jugeait d’après un jet de lumière qui, partant de l’intérieur, dormait paisiblement sur le pavé de la rue.

Le Chat-Rusé inclina la tête de côté et d’autre pour mieux écouter ; rien ne bougeait. Alors il traversa la rue et vint se blottir au dessous de la fenêtre éclairée.

En ce moment un petit grincement aigre, qui se produit au dessus de lui, le force à lever la tête ; et il aperçoit un objet qui se meut lentement au dessus de la porte. Il examine ce corps avec attention, s’assure de ses mouvements uniformes et fait quelques signes de tête qui annoncent le contentement intérieur qu’il éprouve sans doute en reconnaissant la nature de ce bruit. C’est l’enseigne de l’auberge qui gémit sur ses gonds rouillés.

Convaincu dès lors qu’il ne peut se tromper, Dent-de-Loup s’avance vers la porte en longeant la muraille ; mais au même instant cette porte s’ouvre et le reflet d’une lumière de l’intérieur se répandant sur le sol, laisse voir dans la rue l’ombre d’un homme qui se tient sur le seuil.

La tête du sauvage touche presque les pieds de celui qui se trouve ainsi debout à l’entrée de l’auberge.

Dent-de-Loup hasarde un coup d’œil au dedans de la maison. Il n’y a personne au premier étage.

L’homme qu’il voit près de la porte est donc seul, seul.

Alors l’aubergiste Boisdon, car c’était bien lui, voit comme une ombre surgir brusquement de terre, tandis qu’il sent cinq doigts d’acier se cramponner à son cou, et que la pointe acérée d’un poignard tâte sa poitrine.

— Mon frère est mort, s’il crie ! murmure une voix étrange à l’oreille du pauvre Boisdon dont la moelle semble lui glacer les os, tandis que ses genoux se donnent de nerveuses et rapides accolades.

On sait que Boisdon avait presque un aussi grand faible pour sa vie que pour son argent. Nous pouvons même avancer sans crainte qu’il lui passait souvent de petits frissons nerveux sur l’épine dorsale, quand il lui fallait s’aventurer, seul par les rues, alors que le soleil ne pouvait être témoin d’une bravoure qu’il aurait volontiers affichée en plein midi.

Notre homme eut si peur en cette circonstance, qu’il promit de faire chanter dix grand’messes pour le soulagement des âmes souffrantes, si ce poignard menaçant s’émoussait sur sa poitrine.

Le sauvage voyant l’hôtelier tremblant arrêter jusqu’au mouvement de ses yeux, pour ne point paraître opposer de résistance, avait repoussé Boisdon jusqu’au milieu de l’unique pièce du rez-de-chaussée, après avoir refermé du pied la porte qui s’ouvrait sur la rue. Puis, desserrant un peu l’étau de ses cinq doigts, il lui avait rendu la respiration plus facile, tout en lui faisant sentir que la pointe de son arme avait dû être aiguisée dans un dessein peu charitable.

Alors approchant ses lèvres de l’oreille attentive de l’aubergiste, il lui dit tranquillement à voix basse :

— Que mon frère au visage pâle n’ait point peur. — Soit dit en passant, la figure du cabaretier avait en ce moment la couleur d’un citron malade. — Dent-de-Loup ne veut point de mal à son frère. Que celui-ci regarde.

Le sauvage, lâchant la gorge de l’aubergiste, introduisit sa main gauche sous une ceinture de peau d’orignal qui lui ceignait les reins, et exhiba quelques pépites d’or aux yeux doublement surpris de Jean Boisdon.

La vue du précieux métal fit refluer le sang aux joues de l’avare, qui se remit d’autant mieux que Dent-de-Loup avait aussi rengainé son arme.

Poussant alors un soupir mélancolique.

— Pourquoi donc me menacer ainsi, demanda-t-il d’un air à moitié convaincu.

— Dent-de-Loup n’est pas l’ami des Français, répondit celui-ci, et si les faces pâles du grand village s’emparaient du pauvre Iroquois, il partirait bientôt pour les plaines sans fins du Grand-Esprit. Il lui faut user de ruse pour revoir son frère.

— Dent-de-Loup ! murmura Boisdon stupéfait de reconnaître l’ancien prisonnier du château.

— Oui, Dent-de-Loup qui te doit la liberté. Il ne l’a pas oublié ; il t’apporte du métal rayonnant pour te l’offrir en retour d’un service qu’il va te demander. Mais le guerrier est seul au milieu de ses ennemis, et il exige un peu de sûreté, acheva le sauvage, qui jeta vers la porte un regard significatif.

La seule pensée de palper encore quelques pépites rendit toute sa confiance à l’avare qui s’en alla verrouiller la porte et revint se placer en face de Dent-de-Loup.

— Que mon frère veuille bien m’écouter, fit le Chat-Rusé en montrant un siège à Boisdon, tandis qu’il en prenait un lui-même.

Boisdon redevint tout oreille.

— Dent-de-Loup a ramassé ces cailloux, dit le sauvage en montrant avec quelque dédain les pépites d’or qu’il tenait en sa main gauche, dans un vallon connu de lui seul.

Les yeux de l’avare se firent si grands, qu’il fallait tout le flegme d’un Iroquois pour ne pas éclater de rire.

Dent-de-Loup continua néanmoins avec impassibilité.

— Si mon frère aime tant ce métal que nous méprisons là-bas, il lui sera facile d’en remplir vingt fois ce tonneau d’eau de feu.

Et l’Agnier montra du doigt un baril qu’il y avait au fond de la salle.

Un sourire ineffable vient se suspendre aux lèvres de l’avare qui ferma les yeux, pour mieux se figurer les innombrables reflets que produirait un pareil amas de ce métal qu’il adorait.

— Mais, continua l’Agnier, pour que Dent-de-Loup consente à conduire son frère au vallon inconnu, ce dernier devra d’abord l’aider à trouver dans ce grand village une vierge pâle aux yeux bleus, dont tu peux voir ici le nom.

Et il tendit à Boisdon un papier sur lequel Harthing avait écrit le nom de celle qu’il convoitait.

— « Mademoiselle d’Orsy », lut l’aubergiste.

— C’est ainsi que s’appelle la vierge blanche, répliqua Dent-de-Loup.

— Elle demeure à quelques pas d’ici.

— Mon frère veut-il venir avec le chef pour être son guide, reprit l’Iroquois en faisant passer une des pépites d’or dans la main de l’hôtelier.

— J’y vais, répondit Boisdon en se levant aussitôt.

Une seconde pépite ayant suivi le chemin de la première, Jean Boisdon tout ébloui par leurs scintillations eut un moment d’extase. Mais il se remit cependant bientôt, ouvrit la porte d’entrée, et, après avoir fait signe au sauvage de se tenir au dehors, il monta prévenir sa femme qu’il lui fallait sortir un instant et qu’elle eût à verrouiller la porte en son absence.

Tandis que dame Javotte, qui était un tantinet jalouse, maugréait contre une sortie à une heure aussi indue, l’aubergiste venait rejoindre le Chat-Rusée. Ce dernier l’attendait patiemment, et tous deux se dirigèrent vers la demeure de Louis d’Orsy qui était à cent quarante pas de l’auberge et sur la même rue. Quand ils arrivèrent en face de la maison du jeune officier, Boisdon la désigna du doigt à Dent-de-Loup.

Celui-ci parut réfléchir durant quelques instants après avoir examiné la maison ; puis se penchant vers l’aubergiste :

— Que mon frère me suive un peu, lui dit-il.

Comme Boisdon hésitait à aller plus loin, le sauvage lui glissa une paillette d’or dans la main, argument qui persuada l’avare. Il suivit Dent-de-Loup qui traversa la rue, descendit un peu vers le palais épiscopal et vint s’arrêter à la jonction du mur de clôture de l’évêché avec celui du séminaire. À cette heure de la nuit, un homme se pouvait cacher là, près de la muraille, sans que les passants le pussent voir de la rue.

— Mon frère au visage pâle voudrait-il venir se poster ici chaque soir, pendant une semaine, et à cette heure ; je lui donnerais de l’or.

— C’est bon, fit l’aubergiste ; mais pourquoi cela ?

— Le chef iroquois pénétrera plusieurs fois encore dans ce grand village ennemi, pour obéir aux ordres d’un homme pâle étranger qui aime la vierge blanche. Mais pour ne pas être surpris, il faut que quelqu’un m’avertisse de l’approche de mes ennemis, et veille à ce qu’on ne me remarque pas. Chaque soir le Chat-Rusé viendra se tapir contre ce mur, de l’autre côté ; il imitera le miaulement du chat, et, si tu ne vois personne dans les environs, tu répondras de même à ce signal. Alors seulement je franchirai le mur. Mon frère m’a-t-il compris ?

— Oui.

— Et consent-il ?

— Certainement.

— Bien. Mais rentre en ton ouigouam ; je n’ai plus besoin de toi maintenant. À la prochaine nuit, sois ici.

Tandis que Boisdon reprenait le chemin de sa demeure, Dent-de-Loup traversait de nouveau la rue s’approchait de l’une des fenêtres de la maison de Louis d’Orsy, et ouvrait un volet pour regarder à l’intérieur.

Ce fut alors que Marie-Louise aperçut la figure tatouée du sauvage et qu’elle eut peur. L’Iroquois se voyant découvert prit sa course vers la demeure de l’évêque, bondit comme un tigre par dessus la muraille, sans être remarqué, grâce aux ténèbres, traversa silencieusement la cour de l’évêché, se laissa glisser ensuite sur le flanc du cap et courut à la grève rejoindre son canot.


  1. L’histoire donne en effet vingt-six enfants au père de Sir William.
  2. Voyez à ce sujet, MM. Garneau et Ferland.
  3. Pour se donner une apparence plus sinistre, les sauvages, outre leur tatouage traditionnel, se peignait mille figures bizarres tant sur le corps que sur le visage, quand ils allaient à la guerre.