Texte établi par Léger Brousseau Voir et modifier les données sur WikidataLéger Brousseau imprimeur-éditeur (p. 29-53).

CHAPITRE DEUXIÈME.



le vieux québec. — les amis.


Perché, comme un nid d’aigle, sur son roc escarpé, Québec a vu passer bien des tourmentes depuis Champlain jusqu’à nos jours ; et, comme l’aire du roi des montagnes, d’autant plus secoué par la tempête qu’il est suspendu plus haut, de même aussi notre vieille cité a dû lutter plus fort contre l’ouragan que Montréal et Trois-Rivières, assises modestement toutes deux dans la plaine. En vain son ambitieuse rivale veut-elle, par tous les moyens, attirer sur elle l’attention de la génération qui passe et de celles qui poussent déjà cette dernière pour la remplacer plus vite, Québec dominera toujours l’autre par ses vieux bastions noircis de poudre, et sa position aussi élevée dans l’histoire que son assise sur le Cap-aux-Diamants. Aussi Montréal l’a-t-elle bien compris ; car, désespérant d’atteindre jamais à la renommée de son aînée, elle s’est faite commerciale, puisqu’elle ne pouvait pas être autre chose.

Comme Hercule dans son berceau, Québec naissant sortit vainqueur de la lutte qu’il dut soutenir contre l’Iroquois reptile. Mais à peine ses quelques maisons remplaçaient-elles les ouigouams disparus de la mystérieuse bourgade de Stadacona, qu’un nouvel ennemi fondit sur la petite ville de Champlain. Affaibli par de tristes rivalités, épuise par la disette, Québec tomba sous cette première étreinte des Anglais ; c’était en 1629. Mais, là-haut, Dieu veillait sur la France Nouvelle : il la voulait catholique cette colonie destinée à contrebalancer un jour la puissance de ses voisines, et l’Angleterre ne l’était déjà plus.

Rendu à la France en 1632, Québec se remit rapidement de cet échec, et sembla dès cet instant prendre un plus puissant essor, comme ce géant de la fable, qui recouvrait de nouvelles forces quand son ennemi lui faisait mesurer la terre.

Depuis lors donc, malgré les conjurations diaboliques des tribus indiennes dont les cris de guerre retentirent souvent jusqu’à ses portes, la capitale de la Nouvelle-France s’accrut si bien, qu’elle était devenue ville avant 1690. Comme cette époque seule doit m’occuper en ce récit, je ne fais que mentionner les rudes secousses que firent ensuite éprouver à notre ville les sièges de 1759 et de 1760 et celui de 1775.

Maintenant encore, Québec est le seul vrai rempart qui défende efficacement le pays. Viennent de nouvelles luttes, et l’on verra ses nombreux canons allonger de nouveau leur cou de bronze par-dessus les murs, et tenir en échec un ennemi vainqueur, peut-être, sur tous les autres points de la contrée. Sera-ce alors que, selon les prédictions, un immense ouragan de feu dévorera notre ville ? Est-ce criblée par les boulets, calcinée par les obus incendiaires qu’elle doit s’envelopper et se coucher dans un glorieux suaire de cendres fumantes ? Si c’est la suprême destinée qui t’attend, ô Québec, ta fin sera digne de ton passé ; et tes pierres noircies diront un jour à l’étranger qui viendra, pensif, s’assoir sur un débris de tes murailles, que tes habitants ne pouvaient être que des héros.

Mais toi, fastueuse et superbe Montréal, est-il donc vrai que tu doives finir flegmatiquement submergée ? Oh ! alors, comme tu auras froid dans le linceul de limon dont les eaux du grand fleuve couvriront tes restes, en s’enfuyant rapides vers l’océan et l’oubli !

 

Bien que le petit établissement de Champlain, commencé en 1608, fut une ville en 1690, le lecteur n’en doit cependant point conclure qu’il peut juger du Québec de la fin du dix-septième siècle par celui d’aujourd’hui. Exposés aux soudaines attaques des Iroquois, et instruits par l’expérience, ses habitants avaient groupé leurs demeures autour des fortifications, et à la portée immédiate de refuge ou de prompts secours. Ainsi, un grand nombre des habitations se trouvait à la basse ville, et conséquemment sous le fort Saint-Louis. Bien que détruite par l’incendie de 1682, la ville basse était tout-à-fait rebâtie à l’époque du siège de la place par Phips. Mais elle n’était pas comme aujourd’hui l’entrepôt presque exclusif du commerce ; car la plupart des principaux citoyens et les plus riches marchands y demeuraient avec leur famille.[1]

L’espace de terre qu’occupent largement aujourd’hui les faubourgs, ne consistait alors qu’en de vastes champs qui s’étendaient à partir des portes jusqu’à perte de vue.

Il n’y avait au Palais sur les bords de la rivière Saint-Charles, que les bâtisses du palais de M. l’intendant ; mais, au dire de La Potherie, elles étaient composées de quatre-vingts toises de bâtiments qui « semblaient former une petite ville. » [2] C’était le lieu de réunion du conseil, l’intendant y demeurait, et on y avait placé les magasins du Roi, depuis, sans doute, l’incendie de 1682 ; car avant ce désastre, ils étaient à la basse ville, près d’un quai défendu par des pièces d’artillerie, et qu’on appelait alors la plate-forme.[3]

Quant à la haute ville, elle était presque toute occupée par les communautés religieuses ; à l’exception toutefois du château et de quelques rares maisons disséminées le long des rues Saint-Louis, Buade, de La-Fabrique, du Palais et Saint-Jean.

On venait de rebâtir le monastère des Ursulines détruit par l’incendie de 1686. En 1689 M. de Frontenac avait fait élever, dans le jardin de cette communauté, une palissade fortifiée avec un corps de garde, « pour défendre la ville du côté des plaines ou des champs, comme on les appelait alors. » [4]

Venait à côté le couvent des Jésuites. Converti en caserne depuis la conquête, cet édifice offre à peu près le même aspect maintenant qu’alors ; à l’exception cependant du « grand jardin, » d’un « petit bois » et de l’église qui ont disparu. L’espace de terre s’étendant entre l’Hôtel Dieu — qui ne consistait alors qu’en « un bâtiment de pierre de taille avec deux pavillons » — et le Séminaire, et comprenant aujourd’hui les rues Couillard, Saint-Joseph, Sainte-Famille, Saint-Georges, etc., était désert et inhabité.

Quant aux bâtisses du Séminaire, elles se composaient d’un corps principal qui regardait le canal,[5] accompagné de deux pavillons et d’une aile à gauche était renfermée la chapelle. Cette dernière, malheureusement détruite depuis, devait être belle ; car La Potherie, qui venait d’Europe, en fait beaucoup d’éloges.[6] Le jardin de la communauté s’étendait librement jusqu’au rempart de palissades plantées sur la cime du cap qui domine la rue Saut-au-Matelot de plus de cent pieds. La petite batterie de canons, qui défendait la ville en cet endroit, se trouvait dans le jardin où les artilleurs avaient la permission de se tenir pour le service des pièces. Sur tous les plans et les cartes de cette époque, on remarque une grande croix plantée près de la palissade, et dans le jardin, à peu près là où l’on voit maintenant sur la grande batterie une espèce de demi-lune défendue par un canon de trente-deux.

Après la cathédrale et la rue Buade, en remontant, se trouvait la place-d’armes qui devait voir s’élever, trois ans plus tard, (en 1693) le couvent et l’église des Récollets.

En face de la place-d’armes, assis sur le bord du cap, et arrêté par les fondations qui servent encore à soutenir notre plate-forme, était le château du Fort ou château Saint-Louis. Pour ne point allonger la partie purement descriptive de ce chapitre, nous donnerons plus loin une esquisse assez détaillée de cette résidence de nos anciens gouverneurs.

Pour le moment descendons vers l’évêché, pour nous rapprocher du lieu qui verra se développer bientôt la partie la plus émouvante de ce roman.

Le palais épiscopal était alors bâti à l’endroit où s’élèvent, modestement, les chambres de notre parlement provincial. C’était un grand bâtiment de pierre de taille, dont le principal corps de logis avec la chapelle, placée au milieu, regardait la côte. Une aile de soixante-douze pieds de long, avec un pavillon formant au bout un avant-corps du côté de l’est,[7] allait rejoindre, à angle droit, la côte qui conduit à la basse ville. La pointe de terre qui faisait face à cette aile et descend en se rejoignant vers la côte de la Montagne qu’elle domine, avait servi de cimetière dès les premiers temps de la colonie.[8]

Voici maintenant quel était le circuit décrit par le mur de clôture qui entourait l’évêché. Partant d’abord de l’extrémité du cimetière, il suivait la côte de la basse ville qu’il remontait en coupant la rue qui mène aux remparts aujourd’hui, (cette voie n’existait pas alors) et venait s’arrêter au bout de la rue Port Dauphin, à l’extrémité de notre palais épiscopal actuel. Si l’on revenait au même point de départ, on voyait le mur remonter vers le jardin du Séminaire en suivant la cime du cap qui s’élève au dessus de la rue Saut-au-Matelot,[9] puis s’arrêter à l’endroit du rempart où l’on a construit, il y a quelques années, une petite plate-forme entre la clôture des édifices du Parlement et les premiers canons de la grande batterie. Là, il rejoignait le mur qui borne encore pareillement les jardins du Séminaire et venait, confondu avec cette muraille, rejoindre l’autre extrémité au coin de la rue Port-Dauphin. Quant au carré de maisons qu’il y a maintenant entre le bureau de poste et les chambres, il n’existait pas à la fin du dix-septième siècle, et l’on circulait librement alors à l’endroit où ces constructions sont assises aujourd’hui.[10]

Cette topographie est peut-être minutieuse et sans intérêt pour beaucoup de lecteurs, mais elle est nécessaire à l’intelligence des évènements qui vont suivre.

Or, il y avait au commencement de la rue Buade, en 1690, une modeste maison de pierre et à un étage, qui faisait presque face à la jonction des murs d’enceinte de la cour de l’évêché. Elle était sise à l’endroit où est maintenant située la librairie de MM. Brousseau, et appartenait à M. Louis d’Orsy, jeune officier d’une compagnie de la marine. Celui-ci l’avait fait bâtir dès son arrivée en Canada, durant l’année 1687, et l’habitait avec sa sœur.

Le père des deux jeunes gens, M. le baron Raoul d’Orsy ayant hérité d’un patrimoine considérablement amoindri par les fastueuses dépenses de ses aïeux, n’avait pu éviter la ruine imminente qu’ils lui avaient ainsi préparée de longue main. Aussi, se voyant hors d’état de subvenir aux exigences de fortune que demandaient et son rang et son nom, s’était-il vu contraint de se défaire d’un petit manoir, en Normandie, qui lui restait pour tout bien, afin de réaliser quelque argent pour passer au Canada.

Car en quittant ainsi la France, il s’épargnait la honte de se voir dédaigné par le moindre gentillâtre à l’aise, et pensait pouvoir refaire assez facilement sa fortune en Amérique, alors le pays des illusions par excellence.

Sa femme était morte plusieurs années auparavant, lui laissant en souvenir de leur union, les deux enfants que nous allons bientôt connaître ; et comme il n’avait d’autres parents qu’une vieille tante, presque aussi pauvre que lui, il lui était donc moins pénible de laisser la France qu’on ne le pourrait croire de prime abord.

Ce fut en 1686… qu’il s’embarqua, avec son fils et sa fille, sur un vaisseau marchand, la Fortune, qui faisait voile de Saint-Malo pour Québec.

À peine étaient-ils en vue des côtes d’Amérique qu’un corsaire de Boston leur donna la chasse. Et, comme ce dernier était plus fin voilier que le vaisseau français, celui-ci se vit contraint d’accepter le combat.

La Fortune n’avait pour tout canon qu’une méchante coulevrine plutôt propre à tuer les artilleurs qui la servaient, qu’à faire tort à l’ennemi : tandisque le corsaire criblait la Fortune d’une grêle de boulets que vomissaient sans cesse ses douze bouches à feu. Aussi, quand le capitaine du vaisseau marchand voulut tenter l’abordage, comme moyen extrême d’un salut presque inespéré, son équipage était-il à moitié décimé par les projectiles ennemis. Néanmoins, aimant mieux mourir glorieusement que de se rendre, il aborda le corsaire étonné d’une pareille audace et lui jeta ses grappins.

Mais la lutte était trop inégale ; car après vingt minutes de combat, le capitaine français était tué, et les quelques hommes de son équipage qui survivaient, blessés ou prisonniers. M. d’Orsy et son fils, qui s’étaient vaillamment battus tous deux, furent aussi blessés et tombèrent entre les mains des vainqueurs.

Ceux-ci, exaspérés par cette vigoureuse résistance qui leur avait fait perdre plusieurs des leurs, resserrèrent les liens de leurs captifs, et firent main basse sur tout ce qu’ils trouvèrent à bord de la Fortune.

C’est à peine si le pauvre baron put sauver quelques louis d’or qu’il avait sur lui au moment où l’action s’était engagée.

Amenés à Boston, les trois captifs reçurent l’ordre d’y interner ; c’est-à-dire qu’ils étaient libres de leurs mouvements, mais seulement dans les limites de la place dont ils ne pouvaient sortir sans s’exposer aux peines les plus sévères.

Ce genre de captivité se trouvait aussi en usage au Canada, vers la même époque.

Pour comble de malheur, les blessures de M. d’Orsy étaient des plus graves ; et le peu d’argent qu’il avait dérobé à l’avidité des corsaires fut employé à louer un pauvre réduit, et à payer les soins d’un médecin. Celui-ci put guérir aisément le jeune d’Orsy qui n’était pas grièvement blessé ; mais il donna peu de soulagement au baron, chez qui l’excès de ses infortunes avait produit un grand abaissement corporel et moral.

Alors, Louis donna des leçons de français et d’escrime, grâce auxquelles il put prolonger un peu la vie défaillante de son père et empêcher sa jeune sœur Marie-Louise de mourir de faim. Quant à lui, peu de choses lui suffisait.

Ils avaient bien écrit à leur tante de France en quel dénûment ils se trouvaient ; mais la réponse tardait à venir. Car alors, les communications étaient des plus difficiles et des plus lentes entre les rives des deux continents ; et le moindre accident qui survenait augmentait encore et de beaucoup les retards.

Enfin, après avoir langui jusqu’à l’année 1687, par un soir d’été, comme le soleil se couchait et empourprait au loin l’océan que le mourant apercevait par la fenêtre, le baron s’éteignit doucement en donnant une dernière pensée à la France, le pauvre captif, avec la dernière larme de son cœur à ses enfants, le pauvre père !

Louis n’était pas encore de retour, et Marie-Louise restée seule préparait, en ce moment, le très-modeste repas du soir.

Entendant son père pousser un long soupir, elle s’approche de son lit et lui demande s’il n’a besoin de rien ; mais sa question reste sans réponse. Inquiète, elle se penche sur lui, et s’aperçoit qu’il n’est plus…

Éperdue de douleur, elle jette des cris perçants et s’évanouit.

À ce moment, un officier anglais passait dans la rue et devant la maison. Lorsqu’il entend cette voix de femme, qui lui semble appeler au secours, il s’arrête et se précipite, par une porte entr’ouverte, dans l’escalier qui paraît conduire à l’endroit d’où proviennent les cris. Au second étage, il aperçoit Mlle d’Orsy évanouie près de la porte qu’elle a pu seulement entrebâiller. À la vue du cadavre et de la jeune fille évanouie, Harthing comprend tout, et soulevant Louise, il la dépose sur un méchant grabat qui gît dans un coin de la chambrette.

Jeune encore, quand l’officier sentit entre ses bras cette jeune fille, belle par les charmes de sa figure et par ses dix-sept ans, une bouffée de chaleur lui monta au visage, et les battements de son cœur se firent un instant plus rapides.

Mais il a jeté un coup d’œil autour de la chambre pour trouver quelque cordial propre à ranimer Marie-Louise, et ses yeux ont rencontré, suspendues aux murailles nues et lézardées, une épée avec une croix de chevalier de l’Ordre de Saint-Louis. Alors, malgré la pauvreté du lieu, il reconnaît à ses signes, ainsi qu’à la délicatesse des traits et des mains de la jeune femme, que les habitants de cette misérable demeure, ont dû, sans même remonter bien loin, connaître de meilleurs jours.

Puis il reporte ses regards sur Louise qu’il trouve plus belle encore.

Ne sachant enfin que faire pour la rappeler à elle, il sort et crie sur le palier pour demander du secours, quand il se trouve en face de Louis d’Orsy.

— Vous ici, monsieur Harthing ? lui dit Louis en reconnaissant l’officier pour lui avoir donné des leçons d’escrime.

L’Anglais lui montre de la main la scène de désolation que présente l’intérieur de la chambre.

La réalité s’offre poignante aux regards de Louis qui se jette sur le corps de son père avec des sanglots navrants.

En ce moment accourent des voisines qui s’empressent autour de Marie-Louise toujours évanouie. Harthing alors d’offrir ses consolations et ses services au jeune d’Orsy. Mais ce dernier le remercie d’un œil chargé de larmes, et qui dit à l’officier anglais combien sa présence est pénible en ce moment.

Il ne restait plus à Harthing qu’à s’éloigner au plus tôt ; ainsi fit-il, mais non sans avoir auparavant jeté un long regard vers Marie-Louise qui commençait à s’agiter sur sa couche…

Deux mois après cette perte douloureuse, les orphelins reçurent une lettre de France, leur annonçant la mort de leur tante qui leur léguait le peu qu’elle avait. Cette lettre, écrite par l’ancien notaire de la famille, accompagnait le prix de vente du petit manoir, unique fortune de leur parente. Car, après avoir pris connaissance de la missive du feu baron, qui faisait connaître sa captivité et les nouveaux malheurs qui l’avaient assailli, le notaire avait pris sur lui d’aliéner le modeste domaine, pour en faire tenir la valeur aux infortunés prisonniers.

Grâce à ce secours, inespéré depuis longtemps, Louis et sa sœur purent payer leur rançon et obtenir de passer au Canada.

Cependant, le jour de leur départ pour la Nouvelle-France, l’officier anglais, Harthing, vint les voir. Ce n’était d’ailleurs pas la première fois depuis le funeste soir où le malheur l’avait inopinément appelé sous le toit des jeunes gens.

Que se passa-t-il durant cette dernière visite ? C’est ce que nous dirons un jour au lecteur.

Nous ne cacherons pourtant point que les commères du voisinage (cette confrérie, qui n’est certes pas une société secrète, existait déjà et bien avant ce temps encore !) les commères s’aperçurent que monsieur l’officier avait l’air à la fois honteux et furieux au sortir de la demeure des orphelins. On avait même entendu comme une altercation et vu, disaient toujours les voisines, le jeune Louis d’Orsy ouvrir froidement la porte au visiteur et la refermer de même.

Pauvres enfants ! ils ignoraient quelle passion dangereuse, et quel souvenir haineux, à la fois, ils laissaient derrière eux en la personne du lieutenant Harthing. Ils étaient aussi bien loin de prévoir de quel poids l’amour et le ressentiment de cet homme devaient peser dans la balance de leur destinée.

Arrivé sans encombre avec sa sœur au Canada, à la fin de l’année 1687, Louis s’établit à Québec. Quelque temps après sa venue, une commission de lieutenant devint vacante dans une compagnie de la marine ; Louis put l’obtenir, grâce à certaine action d’éclat qu’il accomplit lors d’une rencontre avec des sauvages ennemis, et qui l’avait, de suite, fait recommander à M. de Frontenac.[11]

Ce fut dans les conflits qui avaient si souvent lieu dans ces temps difficiles, que Louis fit la connaissance de François de Bienville ; et, comme ils combattirent souvent à côté l’un de l’autre, une sincère amitié les unit bientôt. Sans compter que les yeux bleus de Mlle d’Orsy avaient fasciné François qui, chose assez naturelle en pareille occurrence, avait fait à Louis l’aveu de ses sentiments. On peut aisément penser que celui-ci avait fort approuvé, d’abord la naissance, et bientôt le développement rapide des amours de sa sœur et de son meilleur ami, déjà fiancés à l’époque où nous allons entrer en leur intimité.

Maintenant, nos lecteurs ne seront pas surpris de voir le jeune LeMoyne se diriger si lestement vers la modeste demeure qui abritait sa chère amie.

Il pouvait être neuf heures du soir, quand, après avoir quitté M. de Frontenac, il s’arrêta près de la maisonnette but de ses désirs et de sa course.

À la vue d’un tout petit rayon de lumière qui se filtrait fugitif par la fissure de l’un des volets, le jeune homme constata que l’on veillait encore à l’intérieur. Aussi frappa-t-il aussitôt à la porte, après avoir, toutefois, respiré bruyamment pour se remettre en haleine ; car sa marche rapide l’avait essoufflé quelque peu. Des bruits de pas se firent entendre au dedans, puis une voix mâle demanda :

— Qui va là ?

— Bienville.

Quand ce dernier eut ainsi répondu, un bruit de verrous succéda à deux joyeuses exclamations, poussées dans la maison sur deux tons différents, et la porte s’ouvrit toute grande pour se refermer ensuite sur le visiteur.

Si l’on me fait remarquer que notre gentilhomme commet une grave inconvenance en se permettant une visite à pareille heure, je répondrai qu’alors nos cérémonies froides et compassées d’aujourd’hui n’avaient pas encore été importées dans le pays. C’est qu’en ce bon vieux temps, ajouterai-je, l’ami avait toujours une chaise qui l’attendait au coin du foyer de son hôte, tandis que la huche recelait toujours un morceau de pain que l’on offrait de bon cœur au voyageur tardif, et cela, à toute heure qu’il arrivât. Je ne crains pas même d’avancer que le plus heureux de deux amis était invariablement celui qui recevait l’autre.

Avant de tracer le portrait de mon héroïne, laissez-moi vous dire qu’elle s’était d’abord levée avec empressement à l’arrivée de Bienville, et portée à sa rencontre. Mais ce premier élan de son cœur, qui s’était ainsi traduit par ce premier mouvement, fut aussitôt comprimé par sa timidité instinctive de jeune fille : elle s’arrêta rougissante et presque confuse.

— Mademoiselle, lui dit le nouveau venu, en s’inclinant avec grâce, je viens un peu tard, n’est-ce pas ?

— Nullement, monsieur de Bienville, lui répondit-elle avec un charmant sourire où son âme semblait s’être arrêtée, tandis que l’incarnat progressif de ses joues en était arrivé au ton le plus chaud. Les amis sont toujours attendus et ne viennent jamais trop tard, ajouta-t-elle en lui tendant la main.

— Tu comprends, François, repartit Louis d’Orsy qui serra la main de son hôte avec effusion ; c’est bien dit, n’est-ce pas ? et, ce qui mieux est, très-sincère. Je m’en porte caution, acheva-t-il en regardant sa sœur qui, ne pouvant plus rougir, était devenue subitement pâle à force d’émotion. — Mais allons ! allons ! trêve de cérémonies ; assieds-toi, et tu nous exhiberas ensuite les nouvelles que tu as pu recueillir sur ta route, de Montroyal à Québec. Il est impossible de n’avoir rien à dire entre un bon ami et sa fiancée, surtout s’il survient à propos un petit gobelet de ce vin que tu sais être bon, et dont il me reste encore quelques flacons en cave. Mais tu n’as pas soupé ?

— Oh ! oui, mon cher, et au château, avec M. de Frontenac, encore. Mais tu ne sais pas ce qui m’attendait au dessert ? Voyons, cherche un peu.

— Dame ! fit Louis qui se dirigeait déjà vers la cave, quand les paroles de son hôte le firent se retourner ; dame ! quelque rasade d’un vieux sauterne oublié depuis plusieurs années dans un recoin des celliers ; car on m’a dit qu’il y a grand nombre de bouteilles de vins des meilleurs crûs qui y dorment dans la poussière, en entendant que le maître-d’hôtel fasse luire pour chacune d’elles le grand jour de la résurrection.

— Ah ! ah ! épicurien bavard, que tu en es loin ! Il est bien vrai que je me suis un peu senti enivré tout d’abord, mais je t’assure que le jus divin de la vigne n’était pour rien dans cette ivresse. Enfin, mon cher, ce n’est autre chose que mon brevet d’enseigne dans la compagnie de marine dont tu es lieutenant et que commande mon frère Maricourt.

— Bravo ! bravo ! s’écria Louis qui revint aussitôt sur ses pas broyer amicalement la droite de son ami en guise de félicitation. Nous avons alors double motif de faire sauter un bouchon, dit-il ensuite en reprenant le chemin de la cave.

Tandis que Bienville et Mlle d’Orsy restés seul, se livrent à ces premiers élans du cœur que les lèvres savent si bien traduire entre deux amoureux, le moment me semble des mieux choisis pour crayonner le portrait de mon héroïne. En effet, dans ces courts épanchements de deux amants seul à seul, nulle oreille profane n’est excusable d’intervenir. Leur ange seulement doit être du secret, lui qui voltige entre eux pour recueillir ces aveux pudiques et les reporter au ciel, d’où Dieu même en dispose en faveur de ceux dont l’âme est jeune et pure encore.

Bien qu’elle n’eût pas ses vingt ans, Marie-Louise se trouvait dans toute la force de la beauté féminine. Grande, fraîche et rose, on voyait de suite, que la jeune plante n’avait manqué ni d’air ni de soleil : c’est-à-dire, en un mot, qu’elle ne ressemblait pas à la plupart de nos jeunes beautés d’aujourd’hui, celles des villes, du moins, que l’air malsain des cités et l’atmosphère homicide des salles de bal, rendent si pâles et diaphanes à l’âge qu’avait notre héroïne.

Mille pardons aux dames, mes lectrices, qui croiraient me voir faire le portrait d’une paysanne.

La richesse des contours et des formes n’excluait pas, chez Mlle d’Orsy, cette délicatesse aristocratique si exagérée pourtant par certains romanciers français. D’abord, l’animation de son teint qui annonçait de suite un sang riche et vivace, ne faisait que mieux ressortir la blancheur de sa peau. Ensuite, une blonde et abondante chevelure encadrait cette figure charmante et laissait retomber quelques boucles soyeuses sur ses épaules parfaitement arrondies ; tandis que ses yeux d’un bleu de ciel profond pétillaient d’enjouement et d’intelligente candeur, et qu’un sourire, à la fois bienveillant et fier, agaçait continuellement ses lèvres parfaites de couleur et de dessin. Je ne jurerais pas que ce sourire n’eût parfois l’intention de laisser voir les deux plus belles rangées de dents qui soient jamais sorties des mains du Créateur.

Enfin, quand j’aurai dit, pour terminer, que les marquises de la cour du grand roi auraient envié ses mains, que sa taille était souple comme la tige d’un épi que fait ployer le moindre souffle de la brise ; que ses pieds étaient mignons au point de faire se jeter tête baissée, dans le Fleuve-Bleu, la plus aristocratique chinoise du Céleste-Empire, on finira par avouer, sans doute, que Mlle d’Orsy aurait sans peine trouvé des admirateurs dans nos salons les plus fashionables.

Rien de plus naturel chez la fiancée de Bienville que cette alliance de vigueur et de délicatesse native. Elle était de race noble, et le soleil avec l’air pur des forêts du Nouveau-Monde, n’avaient contribué qu’à donner plus de force à la sève de la jeune fleur, qui, bien que transplantée, n’avait perdu aucune qualité distinctive de sa classe ! Sa tête était coiffée en cheveux moitié crêpés et moitié bouclés. Elle portait une robe de velours noir entr’ouverte sur la gorge et garnie de plusieurs falbalas. Comme elle tenait le bas de sa robe légèrement retroussée, l’on pouvait voir, d’abord une large dentelle qui terminait la jupe de dessous, et ses mignons pieds chaussés de souliers à talons hauts et à fleurons d’or.[12]

Cependant nos jeunes gens venaient d’échanger un de ces magnétiques regards qui en disent plus que cent volumes, lorsque Louis fit son entrée dans la chambre, portant sous chaque bras des bouteilles que les araignées s’étaient complu à habiller d’un tissu de leur façon.

— Cher ami, dit-il en les déposant sur une table, à portée de main, si j’avais à ma disposition les caves du château Saint-Louis, je pourrais fêter dignement ton retour, et la bonne nouvelle de ton avancement. Mais que veux-tu ; il doit naturellement y avoir la même différence entre le cellier du comte de Frontenac et le mien, qu’entre nos personnages respectifs. Cependant, je crois que ce vieux médoc n’est pas dénué de toute saveur. Il provient de la cave du château de ma pauvre tante, et s’il n’a pas encore atteint l’âge de majorité, ce dont je doute fort, nous tâcherons néanmoins de l’émanciper ce soir.

Pendant que Mlle d’Orsy présente des gobelets d’argent[13] à nos deux amis, jetons un rapide regard dans la maison pour nous y reconnaître au besoin.

Le rez-de-chaussée où se tenaient les jeunes gens était divisé en quatre appartements : d’abord, à droite et sur l’entrée, se trouvait la cuisine — mal placée, n’est-ce pas ? je n’en peux mais, c’était le goût du temps. — Tout à côté, venait une grande salle avec vaste cheminée près de laquelle se serrent nos nouvelles connaissances, pour se chauffer au feu joyeux qui y prend grandement ses ébats. Cette chambre n’a pour tous meubles qu’une table, quelques chaises, un tapis fait dans le pays, deux armoires enfouies dans le mur, et que Mlle d’Orsy en les entr’ouvrant, il n’y a qu’un instant, nous a montrées bien remplies de la proprette vaisselle de la maison. Vous voyez ensuite à gauche, la chambrette de la jeune fille, petit nid de colibri, aux frais et coquets rideaux, au lit mystérieux et blanc comme l’oiseau qui s’y blottit chaque soir. Enfin, la chambre de Louis, avec fusils, épées, pistolets et baudriers aux murailles.

On avait ménagé au grenier une chambre pour la servante de la maison, bonne vieille femme qui avait bercé les deux enfants sur ses genoux, et voulait finir ses jours avec eux.

Mais pardon, lecteurs, je m’aperçois que dans le premier moment de l’excitation produite par l’arrivée de Bienville, j’ai oublié de vous présenter Louis d’Orsy, maître de céans. Ce dernier, qui peut avoir comme vingt-cinq ans, est brun, grand, robuste, joyeux d’humeur, vaillant soldat et bon officier.

— Il n’y a donc aucuns coups à donner ou à recevoir auprès de Montroyal, puisque tu es ici, commença Louis en emplissant le gobelet de son hôte d’un vin généreux.

— Eh ! mon cher, tu ne sais donc pas que la discorde et la petite vérole ont fait fuir de nos frontières messieurs les Anglais et leurs alliés sauvages, tout comme s’ils avaient eu nos épées dans les reins.

— Non !

François fit part à son ami des événements que le lecteur connaît déjà au sujet de l’avortement du projet de Winthrop.

— Mais il paraît, dit-il en finissant, que nous n’en serons pas quittes à si bon marché, puisque la flotte anglaise peut paraître devant nos murs de jour en jour.

— Tant mieux, répondit Louis. Car tu sais que les bonnes raisons ne me manquent point pour haïr les Anglais.[14] Aussi ai-je grande hâte de leur payer les dettes de vengeance que j’ai contractées envers eux.

— Tu vas être alors au comble de tes désirs, car ça va bientôt chauffer. Allons ! tant mieux ! mon épée commençait à se rouiller, bien qu’elle ait vu le jour, il n’y a pas longtemps encore, à la baie d’Hudson.

— Oh ! mais, à propos, tu me fais penser que je dois terminer un rapport par écrit, auquel je travaillais quand tu es arrivé, et que le major Provost m’a chargé de faire, touchant l’effectif et l’équipement de notre compagnie. Comme je le lui dois livrer demain matin, tu voudras bien m’excuser, n’est-ce pas ?

— Fais, fais, mon cher, la discipline avant tout.

— D’ailleurs, reprit Louis, j’aurai fini bientôt, et je crois que ma sœur te tiendra bonne compagnie durant mon absence.

Il sortit en riant, et s’en alla dans sa chambre d’où l’on entendit aussitôt le bruit d’une plume qui courait rapidement sur le papier.

Durant la conversation précédente, Marie-Louise, assise à l’écart, n’avait rien dit ; et, hormis quelques furtifs coups d’œil jetés de temps à autre sur son fiancé, on aurait pensé que son esprit et son cœur étaient bien loin de lui, tant elle paraissait mélancolique et préoccupée.

— Mon Dieu ! Louise, dit Bienville en s’approchant d’elle, vous me semblez bien triste.

La blonde enfant, fixant sur lui un de ces longs regards qui font battre deux jeunes cœurs à l’unisson :

— Comment voulez-vous que je ne le sois pas, lorsque je vous sais toujours exposé, répondit-elle, tandis qu’une larme perlait au bord de ses longs cils. À peine arrivez-vous de la baie d’Hudson, d’où je tremblais qu’on m’apportât chaque jour la nouvelle horrible de quelque malheur, et voici qu’il me va falloir passer encore par toutes les angoisses qui ont déchiré mon cœur depuis que je vous aime.

— Vous êtes une enfant, Louise, avec vos terreurs puériles. Vous voyez bien que la Providence me protège, vu que depuis huit ans que je guerroye de côté et d’autre, je n’ai reçu aucune blessure sérieuse.

Marie-Louise secoua sa belle tête d’un air de doute, ce qui fit s’échapper de son œil cette larme que nous y avons aperçue.

François l’ayant vue glisser sur la joue subitement pâlie de la jeune fille, puis retomber sur sa main mignonne et potelée, saisit les doigts rosés de son amante, et les portant à ses lèvres, il but dans un long baiser, cette première larme que l’amour jetait entre eux.

— Que voulez-vous, mon amie, reprit-il en caressant la jeune fille du regard, le soldat se doit à son pays et à son roi. Est-ce que vous me voudriez voir quitter le service ?

— Oh ! non, cher fiancé — et Marie-Louise mit ses deux mains dans celles du militaire — oh ! non, François. Car je vous aime tel que vous êtes aujourd’hui, avec votre bravoure, vos beaux faits-d’armes, et cette grande épée que vous portez si bien et qui a déjà fait tant de mal à l’ennemi. Mais pourtant…

— Voyons, ne pleurez plus, Louise, ou sinon, je ne vous ferai pas certaine confidence que j’avais réservée pour la fin de la soirée.

— Oh ! dans ce cas, c’est fini, dit-elle en imprimant à sa tête un de ces mouvements coquets dont les seules femmes ont le secret. Eh ! dites donc ?

— C’est que je veux vous voir porter mon nom, aussitôt que nous aurons repoussé l’Anglais ; ce qui, à mon avis, ne prendra pas plus qu’une quinzaine.

— Dieu ! quel bonheur !

Et elle détourna un peu la tête pour dissimuler la rougeur que cet aveu inattendu faisait monter à ses joues.

Mais, soudain, ses yeux s’arrêtent avec effroi sur une fenêtre de la cuisine qu’elle peut apercevoir de la place où elle est assise. Puis elle jette un cri perçant en se rapprochant du jeune homme.

— Qu’est-ce donc, Louise ?

— Regardez !

Bienville arrête ses regards dans la direction indiquée par la main tremblante de la jeune fille ; mais il ne voit autre chose que le mouvement d’un volet qui se referme bruyamment à l’extérieur.

— Mais mon amie, c’est le vent, sans doute ?

— Non ! non ! je le vois encore, qu’il est affreux !

Alors François et Louis — le cri de sa sœur vient d’amener ce dernier auprès de la jeune fille — sortent pour explorer les environs.

Il était onze heures, et quelques pâles étoiles jetaient seulement une clarté douteuse sur la ville endormie.

Les deux amis purent cependant voir comme deux ombres : l’une fuyait en courant vers l’évêché, tandis que l’autre remontait la rue Buade et se dirigeait vers la cathédrale d’un pas tranquille.

— Sus au drôle qui se sauve ! fit Bienville en dégainant son épée.

Et tous deux se lancèrent à la poursuite du fuyard.

Mais ce dernier qui avait un peu d’avance, n’en joua que mieux des jambes en se voyant poursuivi ; si bien qu’il disparut soudain près d’une porte cochère qui donnait accès dans la cour de l’évêché.

Quand François et Louis atteignirent cet endroit, ils ne virent et n’entendirent plus rien.

— Que diable ça veut-il dire ! s’écria Louis.

— Je veux être scalpé si j’y comprends quelque chose ! Cette porte de cour est pourtant bien fermée, et je crois le mur un peu haut pour qu’on puisse l’escalader si vite.

Ils tendirent l’oreille, sondèrent des yeux la nuit, explorèrent les alentours, mais vainement ; l’ombre qu’ils avaient poursuivie s’était évanouie comme un fantôme.

Jugeant alors toute autre recherche inutile, Bienville et d’Orsy revinrent sur leurs pas.

De retour à la maison, ils virent Marie-Louise occupée à charger les pistolets de son frère. Les deux jeunes gens ne purent s’empêcher de sourire, mais ne trouvèrent cependant rien de bien étrange en cela.

Car en ces temps de guerre où la surprise et l’attaque marchaient de front et se répétaient si souvent, le maniement des armes à feu n’était pas étranger aux dames canadiennes. Quelques-unes même surent s’illustrer à jamais par le sang froid et la bravoure qu’elles déployèrent en certaines occasions critiques : Madame de Verchères et sa fille, par exemple, qui ont leur nom écrit dans l’histoire, aussi bien que Jeanne Hachette et autres femmes de cette forte trempe.

— Allons ! allons ! charmante amazone, dit en souriant Bienville à sa fiancée, laissez-là ces armes qui vont si mal à vos jolis doigts, et dites-nous ce qui a causé votre frayeur.

— Mon Dieu ! fit-elle en frissonnant, il me semble voir encore cette figure hideuse qui était collée à la fenêtre, et me regardait avec des yeux ardents !

— C’est une illusion, repartit François qui, voulant ôter toute inquiétude à son amante, ajouta :

— D’ailleurs, nous n’avons rien vu.

— Absolument rien ?

— Rien.

— C’est étrange, pourtant

— Voyons, remettez-vous. Je vais retourner au château, et si je rencontre quelque figure suspecte sur mon chemin, je vous assure que je lui ôterai l’envie de venir grimacer à votre fenêtre. Et d’ailleurs, qu’avez-vous à craindre avec votre frère ?

Bienville salua galamment Marie-Louise, serra la main de Louis et sortit.

Mais ce fut en vain que ses yeux questionnèrent les ténèbres. La nuit ne répondit pas, et les échos endormis dans la paisible ville lui renvoyèrent à peine, par intervalles, le cri des factionnaires :

— Sentinelles !… garde à vous !


  1. On se souvient encore que notre aristocratie logeait à la basse ville, il n’y a pas plus de soixante ans. À cette époque, notre quartier, si fashionable aujourd’hui, du Cap, était le rendez-vous de presque tous les forgerons et les charrons de la ville, qui y frappaient hardiment sur l’enclume, du matin au soir, dans leurs boutiques enfumées.
  2. On peut voir encore les ruines de cette résidence en arrière des brasseries de M. Boswell et dans le Parc. Ce nom laissé à l’espace libre où l’on met maintenant en réserve le bois de chauffage de la garnison, vient de ce que ce terrain, alors couvert en grande partie de bois de haute futaie, était la propriété des intendants qui en avaient fait leur parc.
  3. C’est maintenant le quai de la Reine.
  4. Ursulines de Québec, tome I p. 477.
  5. C’est ainsi que La Potherie appelle le fleuve qui se resserre pour passer entre Québec et Lévis.
  6. Cette chapelle devait se trouver à la jonction de l’aile avec la façade, à peu près au lieu où se trouvent maintenant les deux salles d’étude. Elle avait quarante pieds de long. La Potherie vante beaucoup le maître-autel qui était d’architecture corinthienne, les lambris et les sculptures qui ornaient les murailles et la voute, et qui, faites par des séminaristes, étaient estimées à dix milles écus. Cette chapelle a été détruite depuis par le feu.
  7. La Potherie, vol 1. p. 233.
  8. Quand vous descendez à la basse ville, après avoir passé la porte Prescott, vous apercevrez quelques pieux de palissades, noircis par le temps, et plantés en dehors des murs de fortification ; c’est à cet endroit que venait finir ce cimetière.
  9. La tradition veut que cette rue ait été nommée ainsi, par suite de la chute qu’un matelot y aurait faite du haut en bas du cap. À vrai dire nous préférons cette version à celle de Hawkins (Picture of Quebec), qui substitue au matelot un chien, porteur de ce nom, qui aurait aussi fait la même chute.
  10. Je dois ici remercier M. l’abbé Laverdière, M. P. L. Morin et M. l’abbé H. R. Casgrain, dont les savantes recherches et la complaisante érudition m’ont aidé à reconstruire ainsi, par écrit, le Québec du dix-septième siècle.
  11. Les gouverneurs français étaient autorisés à disposer chaque année de quatre commissions d’officiers, dans les compagnies de la marine, en faveur des jeunes canadiens.
  12. Tel était le costume d’une femme de qualité à la fin du dix-septième siècle. Voyez Monteil.
  13. Les verres à boire étaient alors fort peu en usage dans la Nouvelle-France ; et les familles à l’aise se servaient de coupes ou de gobelets en argent massif. Dans les nobles et riches familles de France, le gobelet était d’or et gravé aux armes du maître.
  14. Je dois ici prévenir le lecteur que je ne prétends nullement réveiller de vieilles haines. Comme je veux peindre une époque, il me faut nécessairement la représenter telle qu’elle était ; c’est-à-dire avec ses antipathies et ses préjugés. Il n’y aura donc pas lieu de s’étonner si l’on voit mes personnages laisser percer, à chaque instant, leur animosité contre leurs ennemis, les Anglais, qu’ils avaient à combattre chaque jour. Si j’avais à écrire un roman de mœurs contemporaines, mes personnages y parleraient sans doute autrement ; et l’on n’y verrait pas, si je voulais rester dans le vrai, une jeune fille canadienne française dédaigner l’amour d’un jeune et brillant officier britannique. Autre temps, autres mœurs.