Fragments sur la structure et les usages des glandes mammaires des cétacés/Naissance et première éducation des Cétacés, d’après les Anciens

NAISSANCE
ET
PREMIÈRE ÉDUCATION

DES CÉTACÉS,
D’APRÈS LES ANCIENS[1].

Séparateur

J’ai communiqué à l’Académie des Sciences, en décembre dernier, dans trois séances consécutives sur cette question : Naissance et première éducation des Cétacés, des vues assez étranges pour qu’on les ait blâmées comme des idées non assez réfléchies. L’on m’a opposé que cette question avait été agitée dans le siècle des grandes et solides pensées. Et quels précepteurs effectivement pour le genre humain, qu’un Platon, que le savant Aristote ! L’on m’a donc ramené sur les écrits des Anciens.

Le respect et la confiance que commandent d’aussi graves autorités n’excluent pas l’examen des faits : et je vais donner lieu de comprendre comment, sur de récentes recherches aussi attentives que consciencieuses, j’ai conçu d’autres vues, j’ai été porté aux pressentimens ci-après.

L’on rencontre parfois comme acquises au domaine de l’esprit humain des propositions qui y auraient pénétré à titre de vérités instinctives et sans examen, de certaines idées auxquelles il ne reste d’autre mérite que de se perdre dans la nuit des temps, et qui, à la longue barbe, selon l’expression pittoresque de Mallebranche, pesant de tout le poids d’un âge vénérable, opposent alors, sans une raison suffisante, aux chances d’un esprit sceptique et novateur, le caractère formidable d’un consentement universel ; elles frappent enfin quelquefois d’une colérique réprobation tout recours à un nouvel examen, quand il s’agit de choses ainsi entrées dans les croyances vulgaires.

Mais avant de nous livrer à ces effets de pressentimens et de doute, nous aurons à vérifier si de certains documens que nous avons attribués aux Anciens, sont bien textuellement extraits de leurs livres. Voyons d’abord :

Il est bien vrai qu’ils se sont particulièrement occupés de baleines, de marsouins et de dauphins, de tout le groupe enfin des cétacés, sous le point de vue de la naissance de ces animaux et de leur première éducation. Or, ceci nous reporte quatre siècles avant l’ère chrétienne, et nous ramène d’abord à la lecture d’Aristote, le plus ancien des écrivains sur la matière que nous connaissions.

I. Des glandes mammaires sans mamelons, au dire d’Aristote.

Discutons en premier lieu ce point de fait ; car, au temps d’Aristote, l’on s’est de bien bonne heure contenté d’une généralité sur les cétacés ; et comme l’on ne dut s’en procurer les élémens que bien difficilement, dans un temps où des voyages de long cours n’étaient point encore possibles, et à l’occasion d’animaux qui préfèrent le séjour du milieu des plus grandes mers, n’aurait-on pas quelquefois remplacé le manque d’observations par des déductions instinctives ou logiques ? Cela posé, le grand nom d’Aristote, et tous les souvenirs de son omnipotence intellectuelle, ne sauraient nous dispenser de rechercher quels furent, pour le cas de notre spéciale question, les moyens de ce maître, sa capacité d’observation, et ses ressources d’instruction.

Or, c’est comme naturaliste que nous le trouvons le plus recommandable et le plus souvent cité, et peut-être ne jugerions-nous ainsi de la force de son esprit, qu’en raison de la plus grande utilité de ses livres relativement à nous. Or, les faits qu’il nous a transmis ne caractérisent aucun âge : puisés dans la nature, ils furent dès leur origine et sont de même aujourd’hui des vérités parfaitement aperçues et déjà tout humanitaires ; ajoutons que plus Aristote s’est manifesté à nous par des écrits nombreux et variés, et plus d’occasions et de moyens il nous a fournis de l’étudier et de le comprendre quant à sa capacité.

Maintenant, ce qu’indiquent les ouvrages qui lui sont attribués, c’est que c’était un penseur sur toutes les matières agitées dans le grand siècle de la philosophie ; c’était un philosophe avant tout. Dialecticien habile, métaphysicien profond, écrivain politique, savant grammairien, il était en outre naturaliste, l’historien des faits physiques et naturels ; mais toutefois il n’était naturaliste qu’en raison et sous l’inspiration de ses autres connaissances. Un dernier trait nous importe, c’est que dans le naturaliste furent deux personnes distinctes et successives, comme âge et savoir.

Ce fut d’abord comme philosophe sur l’ensemble des choses, comme écrivain sur toutes les matières agitées dans les discussions du Portique, qu’il écrivit son Histoire des Animaux. Alors ce n’était donc point l’œuvre d’un publiciste qui faisait état de recherches et de méditations sur une science spéciale, ce fut uniquement la compilation des idées introduites dans le savoir de son siècle, mais une compilation faite par l’un des plus puissans génies qui aient honoré l’humanité. Tout est dogmatique dans cette histoire, et tout s’y ressent d’emprunt fait aux idées alors répandues : et n’omettons pas que c’était à une époque d’un premier cas d’apogée pour la pensée humaine. Ce qui trahit chez Aristote naturaliste un cachet, un caractère d’emprunt, c’est la timidité de ses transcriptions, et je me sers là du mot propre. Hérodote avait vécu et écrit un siècle auparavant ; il avait recueilli de précieux documens des prêtres égyptiens sur les mœurs de leurs animaux. Or, les récits d’Hérodote se trouvent non cités, mais transcrits textuellement dans la grande et belle compilation de notre chef d’école comme naturaliste.

Mais après qu’Aristote eut écrit son histoire des animaux, qu’il eut publié la plupart de ses œuvres philosophiques, et qu’il eut acquis une telle renommée que l’éducation d’Alexandre lui fut confiée, le naturaliste observateur succéda au naturaliste compilateur : aidé par les libéralités immenses d’un prince grand et magnifique, il fit enfin pour son compte état et étude des faits ; ses livres sur les Parties des animaux font connaître ces progrès.

Maintenant que trouvons-nous dans l’histoire des animaux concernant la question traitée dans ce présent mémoire ? La famille des cétacés est expressément établie et ainsi nommée par Aristote ; les cas différentiels portent d’àplomb sur les organes les plus importans, sur la singulière conformation des évents, sur l’absence des membres postérieurs, et en définitive sur la circonstance fondamentale que les organes essentiels répètent ceux des animaux terrestres et obligent les cétacés, toujours immergés dans le milieu aquatique, à respirer l’air en nature. Or, déjà rapprochés de la femme par ces points importans, les cétacés le sont aussi par un semblable mode de parturition et de première éducation des petits. Cette déduction logique était inévitable ; car à l’égard de ce qui restait à demander à l’observateur, l’analogie devint conseillère, et elle porta à conclure définitivement ; mais admirez avec quelle sagesse et avec combien de réserve de la part d’Aristote ? Il n’admit pas entièrement les conséquences de cette analogie entraînante ; il mit aux récits de son temps quelques restrictions qui lui sont propres. J’emprunte à ses divers livres et chapitres le texte suivant que j’ai lu dans la traduction de Camus.

« Les cétacés forment une famille composée de la baleine, du dauphin et du phocène (marsouin), laquelle habite toujours la mer. Et cependant, à beaucoup d’égards, ils ressemblent aux animaux terrestres : ainsi ils respirent de même l’air en nature, et sont également vivipares ; à d’autres égards encore, une constitution fort extraordinaire les caractérise et les isole : car d’une part ils manquent des pieds postérieurs, et d’autre part leur crâne est traversé par de larges canaux servant à rejeter l’eau avalée. D’aussi larges, d’aussi singuliers canaux méritaient une autre dénomination ; de là le nom d’évents. Les cétacés, qui sont vivipares comme les quadrupèdes, ont des mamelles sur les côtés de la vulve, l’une à droite, et l’autre à gauche ; ce sont du moins deux orifices au lieu de mamelons apparens, qui servent à l’écoulement du lait : les petits, pour téter ce lait, marchent à la suite de leur mère. À l’égard des dauphins, l’on tient ce fait de témoins oculaires. »

Comment a-t-on négligé jusqu’ici cette remarque importante : Point de mamelons apparens, mais deux orifices par où coulent les fluides sécrétés par les glandes ? Serait-ce l’ensemble de ces récits qui n’aurait point paru à Aristote comporter des détails apparemment vrais ? Il ne les admet que sur la caution de témoignages qu’il invoque, et ordinairement il ne prend point ces précautions. La raison doit se révolter au moment de poser en fait que des petits tettent où ne sont pas des tétines saisissables chez les mères. Une lacune est là comprise, et peut-être elle aura formé chez Aristote son motif d’hésitation, comme on en voit un germe dans le passage cité, en sorte que le fait à compléter l’aurait été mentalement par des motifs ou conclusions analogiques.

Sans doute que de nouvelles informations eussent été nécessaires. Mais le moyen qu’elles fussent données par le successeur du philosophe grec, par l’élégant écrivain d’une Histoire du Monde. Pline n’y apporta pas tant de façons, car il ne se croyait appelé qu’à concentrer, dans de brillantes rédactions, des faits qu’il acceptait toujours comme suffisamment appréciés.

Compilateur impuissant à comprendre les rapports d’après lesquels la nature coordonne ses productions, auteur sans critique, ainsi que le présente Cuvier dans la Biographie universelle, Pline en vint à tout confondre ; il cimenta l’erreur et l’a lancée aux siècles à venir dans ces termes où il ne voulait obtenir que le mérite de la précision : Nutriunt uberibus delphini, sicut balænæ, etc. Ainsi c’est, selon cette version, par de vraies mamelles que serait distribuée aux cétacés la nourriture du premier âge, sentimens et expressions qui ne tardèrent pas à être amplifiés, quand, dans le traité d’Élien sur la Nature des Animaux, liv. X, chap. 8, il ne parut que conséquent à cet autre compilateur, et à son commentateur Gille, en latin Gillius, que des organisations, les mêmes chez la femme et chez les dauphins, ne différassent point en fonctions. L’allaitement sur cette base devenait un fait nécessaire ; ce qui fut traduit ainsi : uberimo lacte lactat, expressions de la traduction très estimée de Gronovius.

Cependant dès 1672, une protestation contre ces faits et leur interprétation avait paru dans les Éphémérides des Curieux de la Nature. Ainsi, Major, en y donnant l’anatomie d’un marsouin, s’était inscrit en faux contre l’assertion de Pline, et contre la caractérisation confirmative que Merret semblait insinuer dans la phrase fœtu lactante. Mais les narrations de Pline et d’Élien n’en furent point ébranlées dans la suite, surtout depuis les classifications de Linnéus, réglées sur l’opinion admise que les cétacés étaient entrés parmi les mammifères en raison des mêmes conditions d’organisation et de fonction.

Revenons sur les récits d’Aristote pour les mettre en regard des idées aujourd’hui données par de nouvelles observations. Il est certain qu’il n’y aurait à y reprendre qu’une seule circonstance, celle où il donne la spécification du fluide émis par les glandes. Car j’ai rétabli les faits dans mes lectures de décembre dernier ; savoir : le 16, ayant démontré qu’en raison de l’absence des vraies tétines et de l’inaptitude d’une succion coïncidente chez les petits, la lactation était impossible et interdite à ces derniers ; le 23, en donnant la spécialité de structure très différente des glandes nourricières, et le 30, quand j’ai eu révélé[2] la nature des fluides émis. Peut-être l’inexactitude du récit d’Aristote tiendrait plus à un défaut de clarté dans l’expression que dans la pensée du naturaliste ; et c’est du moins ce que je pense, si au lieu de la locution suivante, qui est dans l’original, savoir : « Les petits des dauphins tettent le lait de leur mère en nageant à leur suite, » la phrase était corrigible et pouvait être entendue comme il suit : Les petits des dauphins se nourrissent de fluides émis par leur mère, dont ils ne quittent jamais à cet effet les côtés.

Il faut croire que c’est ainsi qu’en a jugé Rondelet, savant en la matière. Voici ce que je lis dans ses œuvres, édition de Lyon, 1558 : « La femelle possède à l’entour de sa nature deux mamelles sans bouts ou papillons ; au lieu de ceux-ci sont deux tuyaux, un de çà et l’autre de là, par lesquels sort le lait, qui est reçu par les petits, ceux-ci suivant leur mère. »

II. D’une certaine impuissance pour le mouvement chez les cétacés après naissance, et des compensations, au dire des Anciens, s’employant à y remédier.

Le sujet de cette seconde question me fut d’abord fourni par une remarque d’Aristote, donnant un fait de mœurs tout à fait imprévu, dont on s’est depuis lors beaucoup occupé, mais évidemment sans l’avoir compris dans son essence comme dans sa réalité ; de plus, on l’aurait encore si peu employé, qu’il passe, de nos jours, pour ignoré.

Le livre VI, chapitre 12, de l’Histoire des animaux contient ce passage : « Les dauphins et les marsouins ont du lait dont ils nourrissent leurs petits, et, alors que ceux-ci ne sont point encore grands, ils les retirent en eux-mêmes. »

Le lieu où les petits sont abrités reste indéterminé dans ce passage. Gaza, dans sa version latine, croit éclaircir ce texte obscur en substituant à la phrase d’Aristote, ils les retirent en eux-mêmes, une leçon empruntée aux écrits de Pline l’ancien, celle-ci : gestant fœtus infirmos infantiâ. Mais, d’une part, cette substitution présente l’inconvénient de ne point rendre le texte de l’auteur traduit, et, de l’autre, elle ne nous apporte aucune lumière sur la nature du lieu où s’effectue la retraite des nouveau-nés. Camus, dans ses annotations sur Aristote, mentionne que la bouche des mères en est le lieu. Mais ce renseignement, qu’il déclare avoir puisé chez de certains commentateurs, il le rejette et le tient pour un fait incroyable : C’est tout au plus, ajoute-t-il, si l’on peut accorder que ce serait avec les dents que les petits sont saisis. (Il a peut-être pleinement raison).

Pline, qui parle de la grande affection des cétacés pour leurs petits, reste tout aussi inintelligible sur les effets de cette grande tendresse des mères pour leur progéniture : il les montre prenant à tâche de les porter, tant qu’ils ne sont point encore en état de nager, tant qu’il leur paraît nécessaire de les préserver contre l’excès de faiblesse de leur premier âge : neque etiam gestant fœtus infantiâ infirmos. L’un des traducteurs de Pline, le professeur Gueroult, complète ce sens, mais par une addition toute de son invention ; car il interpole, de son chef, ces trois monosyllabes sur le dos.

Solin[3], qui se contente, le plus souvent, de répéter Pline, avait été plus explicite. Delphini teneros in faucibus receptant, avait-il écrit, en se fondant probablement sur quelque variante d’Aristote, qui ne sera pas parvenue jusqu’à nous. Élien et tout le long commentaire de Gille (Gillius), reproduisent la même opinion, et tous deux ne songent, dans cette citation, qu’à établir, en alléguant ce fait, comment et par quel déploiement de tendresse les femelles des dauphins veillent sur leur progéniture. Les petits nagent près de leur mère, rangés à portée de l’œil et de la commissure des lèvres, de façon que, de temps en temps, la mère, les croyant exténués de fatigue, les prend et les place dans son vaste gosier, ample domicile que les auteurs cités plus haut qualifient de vraiment maternel, os maternum.

S’il en est ainsi, voilà donc la cavité buccale transformée en une caverne, en un lieu de refuge, en une sorte de bourse, tenant de la manière, et passant à l’utilité de la poche des kangurous.

Or, que la docte Antiquité, en nous transmettant ce joli tableau de mœurs, pour ne l’avoir fait utilement qu’aujourd’hui, ne doive rencontrer que défiance et réflexions sceptiques, peut-être. Ce point va être examiné. Et d’abord, je pense qu’il n’est pas à propos de se laisser dominer par le fait d’une impression, surtout aussi peu motivé que l’occasion d’une surprise. Ce joli tableau de mœurs nous parvient sous la garantie : 1o  d’une narration historique ; 2o  d’une probabilité, qui équivaut presqu’à la certitude, en tant que justifiée par une étude confirmative des appareils ; et 3o  de l’autorité des faits nécessaires.

Rien de cela ne fut aperçu par Camus : tout à sa préoccupation dans ses annotations sur Aristote, que ce fait qu’il rapporte est dénué de vraisemblance, il le rejette à titre d’incroyable. Cependant je ne vois pas pourquoi cette singulière habitude devrait n’être point appréciée et placée au nombre de ces ressources infinies qui sont dans les moyens et les allures des choses ; comment elle ne révèlerait point l’un des cas de cette activité incessante et merveilleuse semant la variété dans l’unité, et d’où viendrait qu’on se refusât à y reconnaître un trait de plus pour ces tableaux exquis, qui, au jugement des Grecs, témoignent de l’ingéniosité de la nature : ingeniosa natura, ont dit et sans cesse répété les Anciens.

Avant d’en venir à l’examen des trois considérations indiquées plus haut, écartons, s’il se peut, une grave objection contre les conclusions que nous allons formuler. Le volume du sujet à renfermer dans le contenant spécifié ou dans l’entre-deux des mâchoires, est plus grand de l’étendue du tiers au cinquième, en admettant ces deux points : 1o  que le petit serait placé longitudinalement, et 2o  que la cavité buccale serait reconnue entière du point des arrières-narines au bout du museau. Mais, à cela, il y a à répondre que la queue du petit peut pénétrer plus avant dans le gosier, et dépasser ainsi l’entrée du conduit aérien en s’enfonçant dans l’œsophage ; ce qui serait parfaitement conforme au narré aristotélique : les mères retirent leurs petits en elles-mêmes. On peut encore admettre que la queue peut décrire un quart de cercle autour et en travers du larynx, et que le petit parvient ainsi à se blottir dans la seule cavité buccale. Quoi qu’il en soit, un tel arrangement ne peut convenir que pour les premières journées du jeune sujet : son accroissement est très rapide.

Si nous avions affaire à une cavité buccale établie à l’ordinaire, sans doute la critique de Camus serait fondée : une telle bouche ne saurait impunément renoncer à tous ses services, et obtenir la sorte d’inaptitude, d’indifférence, et, en quelque sorte, de neutralité, pour que le sujet en elle déposé n’en souffrît pas. Ce que nous devons attendre de ce qui est ci-dessus historiquement exposé, c’est que là soient les avantages d’une sorte d’hébergement momentané pour les petits, tout le temps qu’ils ne pourront (teneros aut infantiâ infirmos) supporter l’exercice de la natation[4]. Il y aurait absurdité, comme l’indique Camus, à croire à de tels usages, si la bouche n’offrait pas une dimension en quelque sorte extraordinaire ; absurdité, si elle conservait ses fonctions nombreuses, nécessaires et exclusives ; absurdité, enfin, si c’était toujours une voie extrêmement passagère, un théâtre où les scènes les plus variées et les plus irritantes se renouvellent sans cesse. À tous nouveau-nés, pour qu’ils puissent traverser heureusement tous les orages des premières journées, il faut des soins providentiels, d’assidues précautions. Et ce serait le contraire qu’ils encourraient, exposés qu’ils seraient à la route des gaz expirés et de toutes les exhalaisons sortant en même temps de l’estomac et du poumon, s’il n’était à cela pourvu par une modification des conditions ordinaires, par des arrangemens nouveaux qui rendent tout à fait salutaire la chambre de passage, en ce cas vraiment tenable.

La cavité buccale des cétacés, avons-nous dit dans un précédent Mémoire sur les appareils de la déglutition, forme un bec avancé d’une grandeur démesurée, une sorte de promontoire à la tête, qui, dès lors, nous avait paru sortir du caractère de ses attributs pour toute localité intra-maxillaire, et qui, aujourd’hui, sous le nouveau point de vue où nous place la question de ce Mémoire, nous paraît offrir, d’une manière vraiment merveilleuse, un suffisant emplacement pour recevoir le nouveau-né.

Car ce n’est pas seulement par son caractère d’étendue et son anomalie à cet égard, que ce nouveau domicile du jeune sujet lui est approprié ; c’est mieux, c’est par une sorte de renonciation à la plupart de ses anciens services. Or, voyons comment, et, en quelque sorte, par quelle prévision intelligente ! L’exigence d’un poumon destiné à respirer l’air en nature, et à le faire en dedans des milieux aquatiques (les cétacés y restant constamment immergés), cette exigence cause une grande révolution dans le crâne : car ce qui était appelé à devenir un long canal nasal pour continuer et prolonger les conditions communes des mammifères, est modifié de manière à se relever en un conduit vertical, toutefois sans l’accompagnement des maxillaires, lesquels restent, au contraire, longitudinalement étendus par devant. Les orifices externes de ce conduit olfactif, ou les évents, sont donc rejetés très en arrière. Ainsi toutes les appartenances de ces organes s’entassent autour de ce point, et le canal nasal, réservé seul au jeu de l’organe respiratoire, reçoit la trachée-artère, ou du moins tout le larynx qui la termine ; composition fort extraordinaire, qui, sous le rapport des fonctions, ne correspond plus à ses données analogiques, et dont les fonctions, ainsi changées, ont fait croire à Aristote d’abord, et, depuis lui, aux anatomistes, qu’il existait là un appareil nouveau, une nécessité, par conséquent, d’y consacrer le mot d’évent.

Maintenant pesons les résultats de ce désordre apparent. Les évents, ou les entrées nasales, interviennent dans le milieu de la face ; et, par conséquent, plus d’emplacement qui suffise pour les appareils de la vue et du goût, tous les deux étant précédés et commandés par celui de l’odorat. Ces appareils n’existent donc qu’entassés, amincis sur le centre, et renvoyés avec étendue sur les côtés. L’œil est tout près et derrière la commissure des lèvres, d’où il arrive que la tête paraît composée de deux plans, savoir : l’extérieur, étant l’espace triangulaire formée par les maxillaires, et le postérieur, qui se compose de tout le surplus des organes  ; c’est-à-dire qu’antérieurement il n’y a plus que cet ample promontoire intra-maxillaire, qu’il n’est que juste de reconnaître et d’admettre pour hors-d’œuvre.

C’est de ce hors-d’œuvre, grand et spacieux, que se compose, sinon le domicile de première éducation des jeunes cétacés, du moins un lieu de dépôt et d’hébergement momentané, devant arriver au secours de la débilité des premières journées, infantiâ infirmos. Car les grands organes, qui ont atteint dans le canal nasal ou le débouché des évents une autre route d’évacuation plus facile, laissent l’autre en hors d’œuvre dans un état de neutralité parfaite : les petits y restent déposés sans y être affectés désagréablement : la bouche ne retient de ses autres emplois que la faculté de happer et de saisir la proie, d’y devenir un instrument de pêche. Dans les momens que dure cette action, les petits sont déposés dans le milieu aquatique ambiant, pour être repris peu après, et redevenir de nouveau les objets de la prédilection maternelle.

Est-ce assez de garantie pour être cru, assez pour établir que ce tableau de mœurs nous soit parvenu comme un fait historique, et que, dans l’exposé précédent, il apparaisse comme un cas possible ? J’y vois encore intervenir l’action des faits nécessaires. Il me semble que cette habitude arrive là nécessairement pour harmoniser tous les cas d’anomalie, toutes les sortes d’exigences d’une organisation soumise à ces deux influences contraires et prédominantes qui président à la formation des cétacés, savoir : la respiration de l’air en nature, et l’immersion incessante dans le milieu aquatique.

Allons au développement de cette proposition.

A-t-on assez réfléchi aux faits de gestation et de naissance chez les cétacés ? 1o  L’absence du bassin n’impose point une limite qui fasse obstacle au développement longitudinal du fœtus : il ne reste du bassin qu’un débris d’osselets en travers et suspendus aux chairs. Ceux-ci supportent la tête du fœtus, et la queue grandit dans l’abdomen en s’enfonçant dans les intestins et le long des viscères pour la formation de l’urine. Rien donc n’obvie, et, au premier ressentiment d’une surcharge sanguine, l’heure de la parturition est venue.

2o  Il est dans l’essence d’une peau épaisse et lardacée, qui enceint un fœtus de cétacés, de le faire, comme s’il occupait le centre d’une fourrure épaisse et non conductrice de la chaleur ; il est du moins là une cause d’influence pour un développement irrégulier. Le cœur, vers sa portion diaphragmatique entre les oreillettes, n’est point fermé : ce fait, de condition embryogénaire, se nomme trou botal. Le sujet arrive au terme de gestation en conservant cette imperfection ; mais, de plus, à sa sortie du sein maternel, où il était parfaitement garanti de l’impression du froid, il est tout à coup livré à cette fâcheuse influence. Il s’agit donc de l’empêcher de succomber à cette cause subite de souffrance, et l’instinct des mères ne manque point alors d’user de toutes leurs ressources : elles le retirent au fond d’elles-mêmes.

Mais, de plus, cet instinct, qui les anime et les tient en prescience, leur inspire, au moment de mettre bas, d’aller gagner des havres, des anses de rochers, des lieux sans beaucoup de profondeur d’eau. Le soleil élève la température de ces localités, qui deviennent, pour ces nouveau-nés, un lieu de dépôt supplémentaire, et comme de nichée.

Les Grecs avaient porté leur attention sur ces actes de prévoyance maternelle ; et sachant que les cétacés, toujours immergés dans les eaux de la mer, sont en fréquentation continuelle avec les côtes, ils en avaient pris sujet de les nommer des animaux de double vie, des bêtes de double nature, et qui vont tant dans l’eau que sur la terre[5].

L’on conçoit la nécessité d’une compensation, si les cétacés naissent plus incomplètement organisés et plus frêles que la plupart des mammifères nouveau-nés ; de là les besoins de l’assistance maternelle et l’à-propos du domicile buccal, lequel d’ailleurs ne saurait convenir que pour les premières journées après la naissance, vu l’extrême rapidité de l’accroissement des cétacés. Il ne fallait donc rien moins que ce concours d’événemens pour assurer la perpétuité de l’espèce.

En définitive, je laisse à juger s’il existe là suffisamment de motifs pour que nous dussions croire aux récits des anciens, touchant les cétacés à leur entrée dans la vie, et s’y engageant dans un état de souffrance, infantiâ infirmos ; et si, quant aux premières journées, les mêmes compensations qu’aux kangurous ne leur ont point été ménagées et accordées par la nature. À un cri d’appel, les petits marsupiaux sont ralliés ; un asile leur est offert, où ils se blottissent pour que leurs mères les emportent au loin et les sauvent de tout danger.

Je termine par une dernière réflexion, c’est qu’il ne convient point, dans tous les cas, d’ériger en principes absolus même les plus judicieuses propositions, ce qu’on a cherché à faire de quelques-unes de l’antiquité, en ce qui concerne les cétacés : car il est parfois à propos que de telles généralités promulguées soient considérées comme l’œuvre d’une élaboration non encore achevée. Toutefois, je ne veux pas dire par là qu’il faille se garder d’honorer, par une présomption respectueuse, par une prédisposition confiante, le savoir du grand siècle de la philosophie : seulement, ce que je souhaite, c’est qu’au fur et à mesure que l’horizon des recherches s’agrandit pour et par des observations fructueuses, serait-il même question des ouvrages des anciens, nous ne nous dispensions pas d’y donner une nouvelle attention et d’aller y réétudier, dans le caractère des expressions employées, certaines nuances jusque-là inaperçues, et le principe de quelques documens et d’utiles éclaircissemens ; car il y a souvent, comme dans la circonstance présente, moyennant l’inspiration de quelques nouvelles vues, plus de vérités à trouver encore qu’on ne le croit généralement.


  1. J’ai donné lecture de cet écrit, le 10 février dernier, à l’académie royale des Sciences : le lendemain, il me fut demandé par le rédacteur d’un nouveau journal littéraire, M. Jules Lecomte, et cet article a en effet paru dans les 2e  et 3e  livraisons de cet intéressant journal, ayant pour titre : Le navigateur, revue maritime. (Note écrite en avril.)
  2. Révélé ? Toutefois, sauf la confirmation d’un nouvel examen dont j’attends les moyens d’action du zèle éclairé et du patronage gracieux de M. l’amiral ministre de la marine, et de l’habile chef de ses bureaux pour la police de la navigation et des pêches maritimes, M. Marec. Des dauphins sont par eux demandés dans nos ports, destinés à ces recherches de philosophie naturelle.
  3. Solin, en traitant du fait des jeunes cétacés retirés en dedans de leurs mères, n’a point cité la source où il avait puisé ce renseignement. Des recherches tardives m’apprennent que c’est dans Philostrate, sophiste et rhéteur à Athènes, et dans le second article d’une vie d’Appolonius de Thyane. L’auteur, pour montrer le degré d’affection des mères pour leurs petits, rapporte « que dans le cas d’un danger imminent de la part d’un ennemi redoutable, Bellua major, elles les retirent en elles-mêmes au fond du gosier (in faucibus), et que c’est en les saisissant par la bouche qu’elles parvenaient à les protéger efficacement. » Philostrate vivait au temps de Septime Sevère. (Note écrite en avril.)
  4. Rondelet lui-même, et plusieurs des traducteurs de Pline, ont traduit par malade le mot infirmos, en y attachant un sens absolu, cependant infantiâ infirmos ne saurait s’appliquer qu’à l’extrême débilité des jeunes, immédiatement après leur naissance.
  5. Belon, Nature et diversité des poissons, liv. Ier, chap. IV.