Fragments historiques sur l’Inde/Édition Garnier/Article 30

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ARTICLE XXX.

ÉPREUVES.

Ces épreuves d’un pain d’orge qu’on mange sans étouffer ; de l’eau bouillante, dans laquelle on enfonce la main sans s’échauder ; le plongement dans la rivière sans se noyer ; une barre de fer rouge qu’on touche, ou sur laquelle on marche sans se brûler ; toutes ces manières de trouver la vérité, tous ces jugements de Dieu, si usités autrefois dans notre Europe, ont été et sont encore communs dans l’Inde. Tout vient d’Orient, le bien et le mal. Il n’est pas étonnant que, pour découvrir les crimes secrets, pour effrayer les coupables, et pour manifester l’innocence accusée, on ait imaginé que Dieu même interrompait les lois de la nature. On se permit du moins cet artifice. Si tu es coupable, avoue, ou Dieu va te punir. Cette formule pouvait être un frein au crime chez le peuple grossier.

L’épreuve la plus commune dans l’Inde était l’eau bouillante : si l’accusé en retirait sa main saine, il était déclaré innocent. Il y a plus d’une manière de subir cette épreuve impunément. On peut remplir le vase d’eau bouillante et d’huile froide qui surnage. On peut avoir un vase à double fond, dans lequel l’eau froide sera séparée en haut de l’eau qui bouillira dans la partie inférieure. On peut s’endurcir la peau par des préparations, et les charlatans vendaient chèrement ces secrets aux accusés. Le plongement dans une rivière était trop équivoque. Il est trop clair qu’on surnage, quand on est lié par des cordes qui font, avec le corps, un volume moins pesant qu’un pareil volume d’eau. Manier un fer brûlant était plus dangereux, mais aussi plus rare. Passer rapidement entre deux bûchers n’était pas un grand risque : on pouvait tout au plus brûler ses cheveux et ses habits.

Ces épreuves sont si évidemment le fruit du génie oriental qu’elles vinrent enfin aux Juifs. Le Vaiedabber, que nous appelons les Nombres, nous apprend[1] qu’on institua dans le désert l’épreuve des eaux de jalousie. Si un mari accusait sa femme d’adultère, le prêtre faisait boire à la femme d’une eau chargée de malédictions, dans laquelle il jetait un peu de poussière ramassée sur le pavé du tabernacle, c’est-à-dire probablement sur la terre, car le tabernacle, composé de pièces de rapport et porté sur une charrette, ne pouvait guère être pavé. Il disait à la femme : « Si vous êtes coupable, votre cuisse pourrira, et votre ventre crèvera. » On remarque que, dans toute l’histoire juive, il n’y a pas un seul exemple d’une femme soumise à cette épreuve ; mais ce qui est étrange, c’est que, dans l’Évangile de saint Jacques, il est dit que saint Joseph et la sainte Vierge furent condamnés tous deux à boire de cette eau de jalousie[2], et que tous deux en ayant bu impunément, saint Joseph reprit son épouse dont il s’était séparé après les premiers signes de sa grossesse. L’Évangile de saint Jacques[3], quoique intitulé premier Évangile, fut à la vérité rayé du catalogue des livres canoniques : il est proscrit, mais, en quelque temps qu’il ait été composé, c’est un monument qui nous apprend que les Juifs conservèrent très-longtemps l’usage de ces épreuves.

Nous ne voyons point qu’aucun peuple de l’Asie ait jamais adopté les jugements de Dieu par l’épée, ou par la lance. Ce fut une coutume inventée par les sauvages qui détruisirent l’empire romain. Ayant adopté le christianisme, ils y mêlèrent leurs barbaries. C’était une jurisprudence bien digne de ces peuples, que le meurtre devînt une preuve de l’innocence, et qu’on ne pût se laver d’un crime que par en commettre un plus grand. Nos évêques consacrèrent ces atrocités ; nos parlements les ordonnèrent, comme on ordonne un appointé à mettre. Nos rois en firent le divertissement solennel de leurs cours gothiques. Nous avons remarqué[4] que ces jugements de Dieu furent condamnés à la cour de Rome, plus sage que les autres, et plus digne alors de donner des lois dans tout ce qui ne touchait pas à son intérêt. Nous avons traité ailleurs cette matière[5]. Nous ne ferons ici qu’une réflexion. Comment l’erreur, la démence et le crime, ayant presque en tout temps gouverné la terre entière, les hommes ont-ils pu cependant inventer et perfectionner tant d’arts merveilleux, faire de bonnes lois parmi tant de mauvaises, et parvenir à rendre la vie non-seulement tolérable dans tant de campagnes, mais agréable dans tant de grandes villes, depuis Méaco, la capitale du Japon, jusqu’à Paris, Londres, et Rome ? La véritable raison est, à notre avis, l’instinct donné à l’homme. Il est poussé malgré lui à s’établir en société, à se procurer le nécessaire, et ensuite le superflu ; à réparer toutes ses pertes, et à chercher ses commodités ; à travailler sans cesse soit à l’utile, soit à l’agréable. Il ressemble aux abeilles : elles se font des habitations commodes ; on les détruit, elles les rebâtissent ; la guerre souvent s’allume entre elles ; mille animaux les dévorent : cependant la race se multiplie ; les ruches changent, l’espèce subsiste impérissable. Elle fait partout son miel et sa cire, sans que les abeilles de Pologne viennent d’Égypte, ni que celles de la Chine viennent d’Italie.


  1. Versets 17-21.
  2. Voyez tome XXVII, page 478.
  3. Voyez cet évangile ou protévangile, tome XXVII, pages 470-482.
  4. Voyez tome XVIII, page 596.
  5. Essai sur les Mœurs et l’Esprit des nations, chap. xxii. (Note de Voltaire.) — Tome XI, page 291.