Fragments historiques sur l’Inde/Édition Garnier/Article 29

◄  Article XXVIII Article XXX   ►

ARTICLE XXIX.

DU LINGAM, ET DE QUELQUES AUTRES SUPERSTITIONS.

On nous a envoyé des Indes un petit Lingam d’une espèce de pierre de touche. Il est exposé à la vue de tout le monde, et n’a jamais effarouché les yeux de personne, soit que sa petitesse ne puisse faire une impression dangereuse, soit qu’on le regarde comme un simple objet de curiosité. On nous a assuré que la plupart des dames indiennes ont de ces petites figures dans leurs maisons, comme on avait des Phallus en Égypte, et des Priapes à Rome.

Les parties naturelles de l’homme sont visibles dans toutes nos statues antiques et dans mille modernes. La plus belle fontaine de Bruxelles est un enfant de bronze admirablement sculpté par François Flamand[1] : il pisse continuellement de l’eau, et les dames lui donnent un bel habit et une perruque le jour de sa fête. On fait plus : l’enfant Jésus est représenté avec cette partie dans un grand nombre d’églises catholiques, sans que jamais personne se soit avisé ni d’être scandalisé de cette nudité, ni d’en faire une raillerie indécente. Le Lingam est presque toujours représenté chez les Indiens dans l’attitude de la propagation, et par conséquent serait parmi nous un objet obscène et abominable. Cette figure est révérée dans plusieurs de leurs temples. Il va même, nous dit-on, des filles que leurs mères y conduisent pour lui offrir leur virginité avant d’être mariées ; quelques-unes, dit-on, par le besoin d’une opération physique, quelques autres par dévotion.

Nous avons toujours présumé que le culte du Lingam dans l’Inde, celui du Phallus en Égypte, celui même de Priape à Lampsaque, ne put être l’effet d’une débauche effrontée, mais bien plutôt de la simplicité et de l’innocence[2]. Dès que les hommes surent tailler des figures, il était très-naturel qu’ils consacrassent à la Divinité ce qui perpétuait l’humanité. Nous répéterons ici qu’il y a plus de piété, plus de reconnaissance à porter en procession l’image du dieu conservateur que du dieu destructeur ; qu’il est plus humain d’arborer le symbole de la vie que l’instrument de la mort, comme faisaient les Scythes, qui adoraient une épée, et à peu près comme nous faisons aujourd’hui dans notre Occident, en insultant Dieu dans nos temples, où nous entrons armés comme si nous allions combattre, et où quelques évêques d’Allemagne célèbrent une fois l’an la messe l’épée au côté.

Saint Augustin nous instruit que, dans Rome, on faisait quelquefois asseoir la mariée sur le sceptre énorme de Priape[3].

Ovide ne parle point de cette cérémonie dans ses Fastes, et nous ne connaissons aucun auteur romain qui en fasse mention. Il se peut que la superstition ait ordonné cette posture à quelques femmes stériles. Nous ne voyons pas même que les Romains aient jamais érigé un temple à Priape. Il était regardé comme une de ces divinités subalternes dont on tolérait les fêtes plutôt qu’on ne les approuvait. Nous avons dans nos provinces un saint dont nous n’osons écrire le nom monosyllabe, à qui plus d’une femme a quelquefois adressé ses prières. Le dieu Priape, le dieu Jugatin, qui unissait les époux ; le subjuguant Materprema, qui empêchait la matrice de faire la difficile ; la Pertunda, qui présidait au devoir conjugal : tous ces magots, tous ces pénates, n’étaient point regardés comme des dieux. Ils n’avaient point de place dans le panthéon d’Agrippa, non plus que Rumilia, la déesse des tétons ; Stercutius, le dieu de la chaise percée ; et Crepitus, le dieu pet. Cicéron ne s’abaisse point à citer ces prétendues divinités dans son livre De la Nature des dieux, dans ses Tusculanes, dans sa Divination. Il faut laisser à la populace ses amusements, son saint Ovide, qui ressuscite les petits garçons ; et son saint Raboni, qui rabonnit les mauvais maris, ou qui les fait mourir au bout de l’année.

Il est vraisemblable que le Lingam indien et le Phallus égyptien furent autrefois traités plus sérieusement chez des nations qui existaient tant de siècles avant Rome. L’amour, si nécessaire au monde, et qui est l’âme de la nature, n’était point une plaisanterie, comme du temps de Catulle et d’Horace. Les premiers Grecs surtout en parlèrent avec respect. Les poëtes étaient ses prophètes. Hésiode, en appelant Vénus l’amante de la génération (φιλομμηδὴς), révère en elle la source des êtres.

On a prétendu qu’Astaroth, chez les Syriens, était autrefois le même que le Priape de Lampsaque. Chez les Indiens, ce ne fut jamais qu’un symbole. On y attache encore quelque superstition, mais on ne l’adore pas. Ce mot d’adorer, employé par quelques compilateurs, est la profanation d’un mot consacré à l’Être des êtres.

On demande pourquoi ce symbole existe encore dans quelques endroits des côtes de Malabar et de Coromandel : c’est qu’il exista. Les habitants de ces climats conservèrent longtemps cette simplicité grossière qui ne sait ni rougir ni railler de la nature. Les femmes indiennes n’ont jamais eu de commerce avec les Européans. La malignité des peuples éclairés rit d’un tel usage : l’innocence le voit impunément. Il paraît qu’une telle coutume a dû s’établir d’autant plus aisément que l’adultère, ce vol domestique, ce parjure dont nous nous moquons, fut longtemps inconnu dans l’Inde, et que la vie retirée des femmes le rend encore aujourd’hui extrêmement rare. Ainsi ce qui ne nous paraît qu’un signe honteux de la débauche n’était pour eux que le signe de la foi conjugale.

Qu’il nous soit permis de répéter ici que si dans presque toutes les religions il y eut des usages atroces, si on fit couler le sang humain pour apaiser le ciel, il n’y eut jamais de fêtes instituées par les magistrats pour favoriser le libertinage. Il se mêle bientôt aux fêtes, mais il n’en fut jamais l’objet. Les excès des orgies de Bacchus, à la fin réprimés par les lois, n’avaient pas certainement été ordonnés par les lois. Au contraire, les prêtresses de Bacchus, dans Athènes, juraient « d’observer la chasteté, et de ne point voir d’hommes[4] ». Partout les prêtres voulurent être terribles, mais nulle part méprisables. Les plus infâmes débauches accompagnèrent souvent nos pèlerinages, et n’étaient point commandées.

Nous avons une ordonnance de 1671, renouvelée en 1738, par laquelle il est défendu, sous peine des galères, d’aller à Notre-Dame de Lorette et à Saint-Jacques en Galice sans une permission expresse signée d’un secrétaire d’État. Ce n’est pas que les chapelles de Saint-Jacques et de la Vierge aient été instituées pour le libertinage.


  1. Le petit homme ou enfant de bronze, appelé Manneken-pisse, était effectivement de François Duquesnoi, plus connu sous le nom de François Flamand, mort en 1646 ; mais ayant été volé et mis en morceaux vers 1822, il a été refait avec ses propres débris, et placé, dans la même attitude, à la fontaine qui n’est plus, comme en 1740, la plus belle de Bruxelles. Le Manneken-pisse, qualifié de premier bourgeois de Bruxelles, a sans doute perdu ce titre depuis qu’il a été refondu. (Cl.)

    — Le Manneken-pisse a conservé son titre de premier bourgeois de Bruxelles ; mais on ne le revêt plus, depuis 1871, de l’uniforme de garde civique qu’on lui donnait tous les ans pendant les fêtes de Septembre ou de l’Indépendance.

  2. Voyez tome XII, page 372 ; et XIX, 57.
  3. « Sed quid hoc dicam ? cum ibi sit Priapus nimius masculus super cujus immanissimum et turpissimum phallum nova nupta sedere jubeatur, more honestissimo et religiosissimo matronarum. » (De Civitate Dei, lib. VI, cap. ix.)

    Giri traduit : « Mais que dis-je ? on trouve en ce lieu-là même un autre dieu que l’on nomme mâle par excellence : c’est ce dieu dont un objet infâme ayant, comme ces idolâtres croyaient, la force d’empêcher la malignité des charmes, c’était une coutume reçue avec tant de religion et de chasteté, parmi les honnêtes femmes, d’y faire asseoir l’épousée. » Il est difficile de traduire plus infidèlement, plus obscurément, plus mal. On croit avoir en français une traduction de la Cité de Dieu, et on n’en a point. (Note de Voltaire.)

  4. Démosthène, dans son Plaidoyer contre Neæra. (Note de Voltaire.)