Fragments échappés du portefeuille d’un philosophe/De l’anthropophagie

Fragments échappés du portefeuille d’un philosophe
Fragments échappés du portefeuille d’un philosophe, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierVI (p. 453-454).


DE L’ANTHROPOPHAGIE.


L’anthropophagie est aussi le penchant ou la maladie dont quelques individus bizarres sont attaqués, même parmi les sauvages les plus doux. Ces espèces d’assassins ou de maniaques, comme il vous plaira de les nommer, se retirent de leur horde, se cantonnent seuls dans un coin de forêt, attendent le passant, comme le chasseur ou le sauvage même attendrait une bête à la rentrée ou à l’affût, le tirent, le tuent, se jettent sur le cadavre et le dévorent.

Lorsque ce n’est pas une maladie, je crois que l’essai de la chair humaine dans les sacrifices des prisonniers, et la paresse, peuvent être comptés parmi les causes de cette anthropophagie particulière. L’homme policé vit de son travail, l’homme sauvage vit de sa chasse. Voler parmi nous est la manière la plus courte et la moins pénible d’acquérir ; tuer son semblable et le manger, quand on le trouve bon, est la chasse la moins pénible d’un sauvage : on a bien plus tôt tué un homme qu’un animal. Un paresseux veut avoir parmi nous de l’argent sans prendre la fatigue de le gagner, chez les sauvages un paresseux veut manger sans se donner la peine de chasser ; et le même vice conduit l’un et l’autre à un même crime ; car partout la paresse est une anthropophagie. Et, sous ce point de vue, l’anthropophagie est encore plus commune dans la société qu’au fond des forêts du Canada. S’il est jamais possible d’examiner ceux d’entre les sauvages qui se livrent à l’anthropophagie, je ne doute point qu’on ne les trouve faibles, lâches, paresseux, dominés des vices de nos assassins et de nos mendiants.

Nous savons que si l’opulence est la mère des vices, la misère est la mère des crimes, et ce principe n’est pas moins vrai dans les bois que dans les cités. Quelle est l’opulence du sauvage ? L’abondance de gibier autour de sa retraite. Quelle est sa misère ? La disette du gibier. Quels sont les crimes inspirés par la disette ? Le vol et l’assassinat. L’homme policé vole et tue pour vivre, le sauvage tue pour manger.

Lorsque c’est une maladie, interrogez le médecin, il vous dira qu’un sauvage peut être attaqué d’une faim canine, ainsi qu’un homme policé. Si ce sauvage est faible, et si ses forces ne peuvent suffire à la fatigue que son besoin de manger continu exigerait, que fera-t-il ? Il tuera et mangera son semblable. Il ne peut chasser qu’un instant, et il veut toujours manger.

Il est une infinité de maladies et de vices de conformation naturels qui n’ont aucune suite fâcheuse, ou qui ont des suites toutes différentes dans l’état de société, et qui ne peuvent conduire le sauvage qu’à l’anthropophagie, parce que la vie est le seul bien du sauvage.

Tous les vices moraux qui conduisent l’homme policé au vol doivent conduire le sauvage au même résultat, le vol : or, le seul vol qu’un sauvage soit tenté de faire, c’est la vie d’un homme qu’il trouve bon à manger.