Fragments échappés du portefeuille d’un philosophe/Court essai sur le caractère de l’homme sauvage

Fragments échappés du portefeuille d’un philosophe
Fragments échappés du portefeuille d’un philosophe, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierVI (p. 454-457).


COURT ESSAI SUR LE CARACTÈRE
DE L’HOMME SAUVAGE.


L’homme sauvage doit être jaloux de sa liberté. L’oiseau pris au filet se casse la tête contre les barreaux de sa cage. On n’a point encore vu un sauvage quitter le fond des forêts pour nos cités, et il n’est pas rare que des hommes policés les aient quittées pour embrasser la vie sauvage.

L’homme sauvage doit garder un ressentiment profond de l’injure. C’est à son cœur et à sa force qu’il en appelle. Le ressentiment supplée à la loi qui ne le venge pas.

L’homme sauvage ne doit avoir aucune idée de la pudeur qui rougit de l’ouvrage de la nature.

L’homme sauvage connaît peu la générosité et les autres vertus produites à la longue, chez les nations policées, par le raffinement de la morale.

L’homme sauvage, dont la vie est ou fatigante ou insipide, et les idées très-bornées, doit faire peu de cas de la vie, et moins encore de la mort.

L’homme sauvage ignorant et peureux doit avoir sa superstition.

L’homme sauvage qui reçoit un bienfait de son égal qui ne lui doit rien, doit en être très-reconnaissant.

Le baron de Dieskau fait emporter un sauvage qui était resté blessé sur le champ de bataille ; il le fait soigner. Le sauvage guérit. « Tu peux à présent, lui dit son bienfaiteur, aller retrouver les tiens.

— Je te dois la vie, lui répond le sauvage ; je ne te quitte plus. » Ce sauvage le suivit ; il couchait à la porte de sa tente ; il y mourut.

L’homme sauvage doit se soumettre sans peine à la raison, parce qu’il n’est entêté d’aucun préjugé, d’aucun devoir factice.

Des sauvages poursuivis par leurs ennemis, emportaient un vieillard sur leurs épaules. Ce fardeau ralentissait leur fuite. Le vieillard leur dit : « Mes enfants, vous ne me sauverez pas, et je serai la cause de votre perte ; mettez-moi à terre.

— Tu as raison, » lui répondirent-ils, et ils le mirent à terre.

Le fils de Saint-Pierre, gouverneur de Québec, suit une femme sauvage dont il était amoureux. Il en a des enfants. Il passe vingt ans avec elle. Le souvenir de son père et de sa famille lui est rappelé, ou lui revient. Il s’attriste. Sa femme s’en aperçoit, et lui dit : « Qu’as-tu ?

— Mon père, ma mère, lui répond Saint-Pierre en soupirant.

— Eh bien ! mon ami, lui dit sa femme, va-t’en, si tu t’ennuies. »

Cette femme avait un frère qu’elle aimait tendrement ; un jour il disparut de la cabane. Le premier jour, sa sœur s’attrista ; le second, elle se mit à pleurer ; le troisième, elle refusa de manger. Saint-Pierre, impatienté, prit ses armes, et sortit pour tâcher de découvrir le frère de sa femme. Il rencontra sur son chemin une horde de sauvages qui lui demandèrent où il allait. « Je vais chercher mon frère.

— Et ton frère, comment est-il ? » Saint-Pierre donne le signalement de son frère. Les sauvages lui dirent : « Retourne sur tes pas ; ton frère mange les hommes. Tiens, il habite ce coin de forêt que tu vois là-bas. Il a un chien qui l’avertit des passants, et il les tue. Retourne sur tes pas, car il te tuera. » Saint-Pierre continue son chemin, arrive à l’endroit où son frère était embusqué. La voix du chien se fait entendre. Il regarde. Il aperçoit la tête et le fusil de son frère. Il crie : « C’est moi, c’est ton frère, ne tire pas. » L’anthropophage tire. Saint-Pierre le poursuit. Désespérant de l’atteindre, il lui lâche son coup de fusil et le tue. Cela fait, il revient à la cabane. Sa femme, en l’apercevant, lui crie : « Et mon frère ?

— Ton frère, lui dit Saint-Pierre, était anthropophage. Il m’a tiré, il m’a manqué. Je l’ai poursuivi, je l’ai tiré ; je l’ai tué. » Sa femme lui répondit : « Donne-moi à manger. »

Un prisonnier sauvage est adopté dans une cabane. On s’aperçoit qu’il est estropié d’une main. On lui dit : « Tu vois bien que tu nous es inutile ; tu ne peux nous servir ni nous défendre.

— Il est vrai.

— Il faut que tu sois mangé.

— Il est vrai.

— Mais nous t’avons adopté, et nous espérons que tu mourras bravement.

— Vous pouvez y compter. »

Cet enthousiasme qui aliène l’homme de lui-même, et qui le rend impassible, rare parmi nous, est commun chez le sauvage.

L’homme sauvage est-il plus ou moins heureux que l’homme policé ? Peut-être n’est-il pas donné à l’homme d’étendre ou de restreindre la sphère de son bonheur ou de son malheur. Quoi qu’il en soit, si l’on considère l’homme comme une machine que la peine et le plaisir détruisent alternativement, il est un terme de comparaison entre l’homme sauvage et l’homme policé, c’est la durée. La vie moyenne de l’homme sauvage est-elle plus ou moins longue que celle de l’homme policé ? La vie la plus fatiguée est la plus misérable et la plus courte, quelles que soient les causes qui l’abrègent. Or, je crois que la vie moyenne de l’homme policé est plus longue que celle de l’homme sauvage.