Fragment d’album inédit de Desbordes-Valmore

Texte établi par Benjamin Rivière, Mercure de France (p. T.-24).


B. RIVIÈRE
Fragment d’Album inédit
de
Desbordes-Valmore
(MILAN, 1838)
PARIS
EXTRAIT DV MERCVRE DE FRANCE
XVI-VI-MCMX



Au printemps de l’année 1838, Valmore et sa femme se trouvaient dans une situation désespérée. Valmore venait d’apprendre que le théâtre de l’Odéon, dont il était le régisseur, allait être fermé. C’était la misère. Sans réfléchir, sans écouter les conseils d’amis dévoués et clairvoyants, il accepta les offres qui lui furent faites d’entrer dans une troupe ambulante, qui devait aller jouer en Italie, à l’occasion du couronnement de l’empereur Ferdinand, comme roi de Lombardie. Des représentations devaient être données à Milan, puis à Gênes, à Rome, à Naples. Les appointements étaient de 7 000 francs. Il partit, emmenant sa femme et ses deux filles, laissant son fils Hippolyte en pension, à Grenoble, chez le généreux M. Froussard.

Dès son arrivée à Milan, Marceline s’aperçut qu’elle n’avait fait que changer de misère. Les appointements de son mari lui suffisent à peine — encore n’en touchera-t-il qu’un mois — tant le prix de toutes choses est exorbitant[1]. Il lui faudra se contenter d’une chambre, donnant sur une cour, éclairée par une seule fenêtre. Pour horizon, un platane et des murs ruisselants d’humidité. Même, la maison qu’elle habite se trouve-t-elle à l’extrémité de la ville, près du taudis réservé aux représentations de la troupe française. Le Grand Théâtre est occupé par la troupe italienne ; on abandonne aux acteurs étrangers des tréteaux de saltimbanque dans un quartier où personne ne s’aventure. Peu de temps après l’impresario s’enfuit, laissant ses artistes sans ressources. Il faudra que Mlle Mars donne des représentations, pour leur permettre de regagner la France.

Marceline suivit son mari, sans enthousiasme. Il fallait vivre. « Venir en Italie[2], écrit-elle à son amie Mme Pauline Du Chambge, pour guérir un cœur blessé à mort d’[amour][3], c’est étrange et fatal. » L’impression première fut pénible. « Tous les accents qui m’entourent me semblent des cris sauvages. Je m’imagine qu’ils jouent la comédie. La divina lingua est une des plus rudes choses de ce monde. On ne comprend pas les nègres en arrivant aux colonies, mais leur voix ressemble à une haleine d’oiseau. — J’ai entendu à Turin seulement une céleste voix d’église. Dieu respirait en elle. » Cette peine s’accrut de toutes les déceptions de Valmore, et de toutes ses privations, à elle.

Deux mois après, à son fils, qui lui demandait quelques détails sur leur vie, elle répondait : « Il tombe depuis trois jours des torrents d’eau de ce ciel que tu te figures si ardent et si bleu. Pour te faire une idée juste de ce climat mobile et d’une action mauvaise sur les nerfs, rappelle-toi Lyon, qu’il me retrace plus que je ne voudrais, mais dans cela des rues larges, des maisons basses et en granit ; la plus belle cathédrale des rêves d’Adrienne et des églises du ive siècle, encombrées de richesses et de tombes ; quelques jolies femmes bien fières, bien froides ; quelques hommes grands et droits comme des peupliers, s’élevant au-dessus d’une population rampante de nains, de bossus, d’êtres difformes et traînants, tu auras une idée de Milan, tout rempli d’un parfum de résine et de tabac, de fromage et de jambon, qui porte au cœur, par les rues et jusque dans les loges des théâtres[4]. » Et à Pauline Du Chambge : « Ah ! la misère en France est moins misère encore qu’en Italie. Non, tu n’as pas idée de ce que nous en connaissons, c’est impossible de froide tristesse et de dégoût[5]. » Aussi pourrait-on croire que Marceline dut se trouver heureuse de revenir en France. Elle l’eût été, si elle avait pu voir Rome, et satisfaire ainsi ce désir sourdement et tendrement caressé. « Sais tu ce que je regrette de cette belle Rome ? la trace rêvée, qu’il y a laissée de ses pas, sa voix si jeune alors, si douce toujours si éternellement puissante sur moi, je ne demanderais à Rome que cette vision je ne l’aurai pas[6]. » Ne s’est-elle pas évité un désenchantement cruel ? — C’est en vain qu’une main pieuse a voulu donner le change, en notant que « Valmore, à l’âge de seize ans, était passé par Rome, en allant à Naples[7] ». C’est bien de Valmore qu’il s’agissait !

De ce voyage, il est resté des lettres, des poésies — elles ont été publiées[8] — et un fragment d’album, resté inédit, qui, s’il ne nous apporte rien de nouveau sur la vie de Marceline, nous montre son talent dans le genre descriptif qu’elle n’avait point encore abordé[9]. Sous forme de lettre ou de simple récit, elle nous donne, comme en une suite de petits tableaux, ses impressions sur Milan. Qu’on ne s’attende pas à y rencontrer une description complète de la capitale lombarde, ni des pays qu’elle a traversés. De ceux-ci elle n’a gardé que quelques fleurettes desséchées. Sa narration est émaillée de mots italiens, voire même d’inscriptions latines, qu’elle n’a guère comprises, latin et italien sont quelque peu fantaisistes. Cependant, ces documents, quelque informe qu’en soit leur transcription, on ne peut que savoir gré à Marceline de nous les avoir donnés. Elle ne les a pas imaginés. On en retrouve trois, repris dans un ouvrage très savant et très sûr. Elles nous sont donc une garantie de véracité pour l’ensemble du récit.

Comme dans les autres albums de Marceline, on rencontre dans celui-ci, éparses, des citations d’ouvrages qui l’ont frappée. La plus curieuse — je ne dis pas la plus intéressante — est de M. J. Bard ; elle précède son récit. Il semblerait qu’elle lui ait servi de modèle pour l’essai dont elle la fait suivre. Heureusement, Marceline abandonne vite son modèle, pour rester elle-même. Cet album, ou mieux ce fragment d’album ne présente pas l’aspect de ceux qui ont été donnés à la Bibliothèque de Douai par la famille Valmore. Plus de bristol chamois ou bleuté, plus de beau papier de Hollande, plus de reliures romantiques ou d’autres, moins anciennes, en cuir de Russie. Même, le format est différent. C’est un cahier de 128 feuillets, de hauteur moyenne, carré ; le papier en est mince. M. Désiré Dubois, qui le tenait de Marceline, l’a fait recouvrir de chagrin noir[10].

Ce n’est qu’au feuillet 44, que l’on trouve la citation de M. J. Bard et l’essai de Marceline. Deux feuillets plus loin : une Salutation angélique et un Noël en italien. N’est-ce qu’une transcription ? Au feuillet 53 : « À Milan. Une feuille prise à l’arbre montant à la fenêtre de ma chambre. Platane. » Les pages, publiées ici, occupent les feuillets 54 à 83. Une vignette coloriée, au feuillet 108 : « Dôme de Milan. » Au-dessous, une fleurette : « Herbe du dôme de Milan. » Plus loin, une fleur et une grappe de cosses, cytise ou genêt : « Lazaret à Milan. » Encore plus loin, tout à la fin, une image de sainte Anne, grossièrement enluminée : « Milan, 26 juillet, le soir de la Sainte-Anne, avec Ondine et Inès, église San Stephano. »

Il faut borner ici ces lignes nécessaires, et indiquer aux curieux, qui seraient désireux de trouver plus de détails sur Marceline, sa Correspondance intime, et surtout l’ouvrage si documenté de M. Jacques Boulenger[11].

B. RIVIÈRE.
19 juillet.

Mon premier soin en arrivant à Milan est de courir à la poste. Le soleil, la poussière me donnait soif d’une lettre de mon fils et de toi, et je n’ai rien trouvé encore, malgré le retard de six jours passés à Lyon et à Turin. Je ne te parlerai de cette ville que dans quelques jours. Un cœur triste corrompt tout. Je n’ose dire ce qu’elle me semble en ce moment à moins de recommencer après que j’aurai reçu vos premiers souvenirs. Ce sera peut-être une chose tout à fait différente.

Arrivés par une chaleur étouffante et par une large route entièrement découverte, nous étions brûlés de soleil et chacun ressemblait à un tas de poussière mouvante. Les directeurs nous attendaient charitablement dans la cour des diligences et nous firent monter dans de fraîches voitures qui nous enlevèrent à travers la ville avec une telle rapidité que je crus passer au milieu d’un rêve dont les ailes m’éventaient. Ici, la voie est tracée aux chevaux, qui ne dévient jamais, et cette voie est si unie que l’on croit rouler sur un tapis, sans bruit, sans heurt, sans la possibilité d’un cahot. Les rues sont très larges et sans ruisseaux, les maisons très basses, ouvertes, profondes et toutes favorisées d’une cour avec plus ou moins d’arbres et de fleurs. Les balcons où pendent toutes sortes de verdures et de longs rideaux flottants du bas en haut, partout, donnent à l’air un passage libre, dans lequel les chevaux semblent trouver un plaisir infini à se précipiter avec la voiture légère qu’ils emportent fièrement [avec leurs conducteurs immobiles comme des statues. On ferait le portrait à la course d’un homme en carrosse. Un modèle ne pose pas avec plus d’immobilité dans l’atelier]. Les voies étant ainsi tracées, les piétons ne courent d’autre danger que celui de traverser imprudemment les rues sans regarder derrière et devant eux presque en même [temps], car les voitures, lancées avec une hardiesse incroyable sur une sorte de marbre bleu où elles roulent presque silencieusement, sont sur vous au moment même que vous commencez de les entendre. Les cochers sont par bonheur d’une dextérité si extraordinaire qu’ils ont l’air de suspendre durant quelques secondes leurs chevaux et leur voiture en l’air, tandis que le passant s’éloigne sans regarder même le danger qu’il vient de courir.

Toutes les rues étant bordées de ces dalles bleues destinées aux marcheurs, c’est toujours en rasant les maisons que l’on se promène ou que l’on circule dans les rues. Le milieu appartient aux voitures, dont l’élégance est remarquable. Beaucoup ont quatre chevaux, ornés de rubans, d’armoiries et de riches harnais. Les dames y sont comme dans les loges, très posées, très en vue et vêtues avec beaucoup de goût. Elles tirent surtout un parti admirable de leurs cheveux généralement beaux, qui tombent des tempes jusque sur leur poitrine en longs anneaux, qu’elles ont l’art de rendre solides malgré l’air et l’extrême chaleur auxquels ils sont livrés. J’en ai vu beaucoup de charmantes… Leurs regards sont dédaigneux et froids durant la promenade, leur démarche droite, aisée et digne.

La population semble partagée en deux espèces, tout à fait distinctes : l’une saine, élancée, complète ; l’autre, avortée, misérable, rampante. Sur les portes, dans les promenades, dans les églises, partout des nains difformes, affligés de goîtres et de membres imparfaits qu’ils appuient sur des béquilles. C’est un spectacle fort triste pour ceux que l’habitude n’y rend pas insensibles. Peu de familles pauvres sont exemptes de ce fléau ; une superstition pieuse s’y attache par bonheur et fait soigner ces infortunés comme une sorte de génie familier et bienveillant, qui prend cette figure humble pour garder la maison de tout mal.

Notre padrone, qui prend du plaisir à nous conduire dans sa calèche partout où il espère nous voir admirer sia cara citta, assigne une cause triste à cette triste différence, c’est la misère, hideuse et pâle aussi sous le soleil dont elle parvient à corrompre les doux rayons. D’abord et à tous, par le rite en usage au baptême, on plonge au fond du bénitier la tête du nouveau né qui s’y fait chrétien et qui demeure imprégné d’eau durant toute la longueur de la cérémonie. L’enfant riche s’en tire avec d’autres bonnets de dentelles, avec les ablutions moins saisissantes de vin tiède et parfumé, qui remet le sang et le cerveau en ordre. Mais le petit chrétien pauvre demeure sous son humide et unique bonnet peut-être, et comme il pousse des cris, on le garrotte comme on fait encore à Orléans, qui offre une triste ressemblance avec cette ville dans les résultats de ces habitudes auxquelles la mère la plus éclairée par son instinct n’oserait se soustraire de peur d’un soulèvement autour d’elle et dans sa propre famille. — Il dit aussi que l’extrême pauvreté du peuple le force à porter fréquemment ses enfants à l’hôpital, où des sœurs de charité les reçoivent et les introduisent par un tour, usage dont il est défendu de s’écarter, et que ce tour, étant horriblement étroit, mutile les enfants que l’on y fait passer. J’aime mieux douter que croire à un pareil récit.

Les clochers des églises sont ici séparés de l’église même et n’ont que peu d’élévation. Les cloches sonnent au moyen d’une roue que l’on voit tourner d’en bas et soulever la cloche à découvert dans le clocher à jour (Campanile), ce qui ôte à leur voix le mystère de l’invisible, et le secret de l’appel à Dieu, sourd et sonore ensemble comme les solennelles de Rouen. L’air ici est apparemment si dilaté que le son des cloches, bien qu’elles soient peu élevées de terre, a quelque chose de perçant et de clair qui les fait ressembler au tocsin. Pourtant elles ne sont pas tristes, mais éclatantes et glapissantes.

Notre hôte nous emmenait un soir visiter San Ambrosio, que nous [avions] un grand désir de voir sur son immense renommée. En passant sur la place San Carlo Boromeo, l’un des chevaux qui nous menait se déferra, et nous entrâmes, en attendant qu’il fût remis en ordre, dans la petite église qui donne son nom à cette place. Ce que nous y vîmes de plus remarquable fut un prêtre immobile, à genoux, au dernier degré de l’autel du chœur, et, derrière lui, les fidèles le considérant avec un silencieux respect. L’un d’eux, nous voyant près de sortir, arrêta mon mari par le bras en lui parlant bas avec une extrême volubilité et un air d’admiration qui nous étonnait beaucoup. À la fin, mon mari comprit que le prêtre était là en oraison depuis dix heures, sans se mouvoir, et que son vœu l’y retiendrait six heures encore. Sa vie semblait suspendue, et rien sur la terre ne devait l’autoriser à rompre sa pénitence, ni un danger de sa vie, ni un danger de celle des autres. En cela surtout consiste la gravité de l’engagement et le mérite de le remplir. Je ne sais quoi de triste me serra le cœur à ce récit de notre bon hôte et nous disposa à l’entrée imposante de St-Ambroise, que je trouvai entièrement contraire à mon attente.

Je croyais, comme à Ste-Marie près St-Celso, [être] frappée d’abord, éblouie de l’extérieur élégant et léger de l’édifice — mais ce n’est pas cela. Tout est sévère et sombre, on croit entrer dans les premiers mystères du christianisme. Les cloîtres qui entourent l’église, les murs nus, les cours pleines d’herbes sauvages, les peintures à fresque demeurées visibles à peine, les portes gothiques et massives, tout atteste les altérations qu’a subies ailleurs la Religion dans son unité primitive. Je me croyais sous terre comme sous les quatorze siècles qui ont enfoncé cette église dans le temps, et qui s’y soutient inébranlable. On atteste qu’un serpent d’airain, élevé sur une haute colonne de marbre, y chanta le jour de la naissance de S. Ambrosio. Cette prédiction fut faite par […]. Deux portes d’airain présentent tout ce que le travail des hommes peut offrir de plus admirable, l’art, la patience, l’ardent amour divin s’y révèlent dans chaque groupe ciselé avec une délicatesse merveilleuse. On n’est rien devant de pareilles choses. Leurs possesseurs en comprennent si bien le prix qu’ils défendent[12] ces miracles de l’art par un double treillage fermé à double serrure. Cette serrure est une tête de lion, et c’est dans sa bouche qu’entre la clé.

On pénètre dans cette église par plusieurs entrées. La curiosité me fit sortir seule sur une rue déserte, toute pleine d’herbes incultes, d’orties. Deux jeunes filles couvertes de leurs voiles noirs s’avançaient en parlant bas. Elles passaient et repassaient alors devant une peinture à fresque qui représente la Mort en capuchon, et enveloppée d’une longue robe de moine ballante sur ses os. Un orgue des rues jouait à ce moment un air mélancolique, et je ne me croyais plus trop de cette vie, quand on me rappela de l’intérieur de l’église où il n’y avait qu’un homme du peuple malade et en prières. Nous tournâmes alentour de l’église souterraine sans pouvoir y pénétrer autrement que des yeux. C’est une crypte toute de marbre noir ou gris d’un effet inexprimable. On y officie l’hiver, à cause de la chaleur qui s’y concentre. Les trésors amoncelés dans cette vieille millionnaire, qui d’abord paraît tristement pauvre, sont incalculables. Le portique de cette basilique, fondée par saint Ambroise en 387, qui voulut y être enseveli… Nous nous arrêtâmes quelque temps sous le portique majestueux de sa sévère nudité. Au-dessus se donnait alors une leçon de chant d’église, et les voix les plus éclatantes nous retinrent sans me rappeler pourtant le charme mélancolique de cette voix entendue à la cathédrale de Turin, qui me fit pleurer dans mon cœur !

À Milan, toutes les musiques que j’entends, le soir, dans les écoles, dans les églises, jusque dans le son des cloches, rien n’est rêveur, rien n’est douloureux ; tout a le caractère de la cantate et de l’air de bravoure, et ce n’est pas la gaîté de mon cœur qui me fait ressentir et juger ainsi leur musique. Il faut que ce soit deux fois pour que je n’y trouve pas à cette musique que j’adore quelque conformité avec mes tristes étonnements. — Les voix du peuple, si touchantes dans le Béarn, si solennelles en Allemagne, sont ici presque aussi communes et aussi criardes qu’à Lyon ; le pays des voix fausses et grossières — à quelques belles exceptions près. Pour moi, je ne te souhaite ici que pour aller avec toi au Dôme, pour tourner avec toi autour des remparts de la ville et de ce dôme retrouvé partout comme le plus beau des fantômes. Madame Alise était venue l’autre soir me chercher avec son enfant et les miens pour prendre l’air des remparts.

Je commence à toute heure quelque note pour toi, et je suis enlevée à cette consolation par mille soins qui ne me laissent pas respirer. À Paris, c’était le coup de la sonnette qui me faisait bondir de minute en minute, pour les visites souvent si vides et si accablantes, auxquelles je ne pouvais me soustraire par le scrupule de ma servante, qui ne voulait pas mentir et perdre son âme en disant que je n’y étais pas. Cette honnête Auvergnate m’a fait faire trois maladies, en m’apportant jusque dans ma chambre à coucher tous les oisifs inconnus et voyageant qui voulaient voir l’Odéon, en passant à Paris.

Ici, je suis au fond d’un faubourg, à la porte de Rome. Pas une âme ne m’y cherche. Le bruit des cloches, le chant d’un coq, les coups de feu que l’on tire dans les drames au théâtre, dont les foyers donnent par de petites fenêtres sur le jardinet où s’ouvre mon unique croisée, voilà tout ce qui accompagne les battements toujours pressés de mon cœur qui t’aime partout, et je ne peux souvent que penser à toi, sans t’écrire. Nous n’avons personne pour nous aider au ménage, et mes jours s’absorbent dans ce travail, dont l’habitude me coûte à reprendre, par l’extrême chaleur et la privation des ustensiles. C’est surtout dans les rues, où je suis souvent errante, en allant à la poste et partout, que mon âme s’appuie sur l’étrange situation où je passe avec ma famille. C’est là que j’use surtout de la liberté mélancolique d’errer, de parler, de pleurer, le long de ces rues désertes, de ces maisons inconnues, de ces églises hospitalières où je me précipite comme si j’entrais par une porte dérobée dans la maison de mon père. Là, je suis bien sûre que l’on m’entend. Se mettre à genoux, signer son front et rester tristement sur quelque marbre d’où personne n’a le droit de vous éloigner, c’est une grande douceur que je partage avec toi, car ton cœur est dans le mien.

Si tu voyais l’église du San Sepolcro, tu ne l’oublierais jamais. La scène où Jésus lave les pieds de ses apôtres, représentée dans l’enfoncement d’un autel en demi-cercle, comme une vraie chambre où ces douze figures, sculptées en bois, grandeur naturelle, font un effet si saisissant que l’on croit les voir bouger. La chapelle en regard de celle-ci représente le moment où Jésus vient d’être jugé. Je comprends la puissance de ces représentations dont l’Art sourit. Ce qui est resté le plus profondément gravé dans ma mémoire, n’est-ce pas le Bon Dieu flagellé, tombé dans l’herbe, derrière l’église déserte, où j’avais reçu le baptême six ans auparavant, et dans la cour d’un couvent des Récollets, où nous allions jouer à la cachette, une Notre-Dame des Sept-Douleurs dont la statue en bois, laissée sous un grillage, me paraissait tant souffrir que j’y restais des heures entières en contemplation, et que j’ai retenu ce que je croyais être sa pleine dolor.

Ici, dans presque toutes les églises, la gravité est rompue par un décor familier. Les fenêtres, qui y versent l’air, sont des fenêtres d’appartement, avec des rideaux de mousseline à franges ou garnitures pareilles, comme dans toutes nos maisons bourgeoises. Elles sont si peu élevées que vous voyez les maisons de la rue, les balcons, les habitants rire, causer, travailler et chanter, ce qui est choquant pour nous qui trouvons un retirement si profond dans nos églises pleurantes.

Le 15 août.

L’avisatore nous a réveillés, ce matin, par la nouvelle de l’arrivée de Mlle Mars. Je m’étais rendormie vers six heures, lasse d’y avoir rêvé avec mille inquiétudes, pensant que ses chevaux pouvaient avoir glissé, rompu leurs guides, perdu leurs fers, et elle être blessée… Les palpitations au cœur, qui m’ont laissé quelque repos depuis trois semaines, s’étaient réveillées, et je t’avoue que je me suis jetée hors de mon lit avec un grand soupir de bénédiction à Dieu. Mes chers enfants couraient de joie et s’habillaient à la hâte pour aller voir si c’était bien vrai. Une demi-heure après, nous l’avons embrassée dans sa beauté « qu’on venait d’arracher au sommeil », charmante, émue de son beau voyage, le redisant avec cette action et ce prestige que tu sais qu’elle a quand elle développe un sentiment dont elle est fortement pénétrée. Elle a été surprise et presque irritée quand j’ai répondu à ses félicitations de mes prochains voyages en Italie, que je n’en étais que triste. Elle est longue à comprendre que l’on peut avoir des yeux pour admirer et un cœur pour souffrir.

Le soir, elle était elle-même oublieuse de toutes ses contemplations, et rendue à son caractère que je n’avais jamais compris tel que je viens de le comprendre. C’est une enfant irritable et désarmée aussitôt, incapable de feindre ; ses sourires, ses colères, tout est spontané, tout est vrai comme le génie qui la possède au théâtre.

Trois prêtres chantant et brûlant le jour par trois cierges allumés. Un prêtre ouvrant la marche avec un crucifix d’or. Un homme portant sur son épaule une petite boîte vernissée, de couleur verte et d’une forme moins étouffante que celle adoptée en France pour le cercueil, tel était le convoi d’un pauvre enfant du peuple que nous suivîmes dans la rue ou il Borgo di Porta Romana. Il passait au milieu d’un peuple serré, chantant, criant, courant dans la poussière et le soleil, et la foule, qui s’ouvrait pour laisser passer le prêtre, ne se retournait plus sur le pauvre petit cercueil.

Le lendemain, à la même place, passait une longue file de prêtres et de flambeaux luttant avec une triste impuissance contre les rayons du soleil dans sa force. Des femmes, des hommes, des enfants, tous portant leurs cierges funèbres, inondaient la voie et chantaient. Au milieu de ce cortège et au fond d’un voile blanc dont huit petites pleureuses tenaient les bords flottait un léger cercueil recouvert de damas blanc brodé d’argent et couvert de fleurs et de couronnes admirablement belles. Les jeunes filles qui portaient ce fardeau riaient, vêtues comme pour une fête, et couvertes de voiles éclatants de blancheur, de perles et de rubans blancs. C’était ce jour-là une mère riche qui pleurait. Nous priâmes aussi pour cette douleur toujours pareille au cœur des mères.

Hier, 22 août, Valmore nous a fait respirer l’air et commencer comme toujours notre promenade par une église, celle de la Passion, que l’on aperçoit du rivage, et dont la façade, ornée de statues d’un caractère grave et de bas-reliefs en marbre, est d’une profondeur, qui manque en général à celles que j’ai trouvées d’ailleurs si belles. Les orgues, placées à droite et à gauche du chœur, sont d’une forme tout à fait exceptionnelle, d’une grandeur prodigieuse et de la plus élégante singularité. Le maître autel en marbre est superbe. Le chœur entièrement caché renferme, comme l’église, des tableaux rares. Ce qui frappe le plus dans cette église sévère et mystérieuse, c’est, sous la voûte sombre qui mène à la sacristie et aux cloîtres, un double tombeau de marbre blanc soutenu par d’énormes jambes de lion. La structure et le travail de ces deux tombes jumelles l’une sur l’autre causent un recueillement plein d’une triste admiration. Nous ne pouvions sortir. Les bas-reliefs de la façade étaient, quand nous y sommes entrés, cachés par des tentures mortuaires et le large cadre où se lisait, au milieu des symboles, cette brève oraison qui demande l’attention et la prière des passants. Tandis que les ouvriers, montés sur les corniches et le piédestal des hautes statues, détachaient les draps noirs bordés de galons jaunes qui ruisselaient sur le parvis, les élèves du Conservatoire de musique, qui semble faire partie de l’église, poussaient leurs cris charmants, d’autres jouaient du violon et du piano, et le soleil colorait en se couchant tous les anges du frontispice, tenant chacun un des instruments de la Passion, représenté en bronze, et ces beaux anges tristes semblaient prêts à s’envoler au-dessus du supplice de Jésus-Christ et de sa mère, sur lesquels ils pleurent. Ne savoir pas dessiner est un supplice continuel devant ces scènes que l’on voudrait faire comprendre à ceux qui ne peuvent les voir, et ne pas trouver un mot pour rendre l’impression qu’ils produisent en nous est une autre souffrance qui éclaire trop tard et tristement sur l’ignorance profonde dont on ne s’était jamais tant aperçu.

Nous revînmes tout silencieux le long des rues désertes, et nous prîmes au hasard un large escalier qui nous offrit de la ressemblance avec celui des Tuileries où mène la rue de Castiglione. Celui de Milan nous fit monter sur le large boulevard intérieur, bordé de si beaux arbres, et découvrant au loin les montagnes du Simplon. Ce haut boulevard ou rempart, qui circule autour de Milan qu’il renferme, est bordé de jardins et d’une riche verdure par delà lesquels se répète, aussi large et aussi peuplé d’arbres d’une hauteur prodigieuse et sur deux rangs, le boulevard d’en-haut. Nous le parcourûmes à moitié, toujours poursuivis du Dôme, noyé dans les feux du soleil couchant, et nous redescendîmes à la porte de Rome, où commence la longue et large rue dans laquelle nous demeurons. Nous ne pouvions marcher de lassitude, et Valmore, pressé de se rendre à la répétition pour Mlle Mars, nous laissa chercher, seules, du lait dans quelque maison du faubourg au pied du rempart. On nous indiqua près d’une église, et nous passâmes au milieu d’une foule de moissonneurs, qui revenaient des champs, portant sur leur tête des herbages et de grands paniers. L’une des femmes, courbée sous son fardeau, blonde et demi-nue, couverte de poussière et dont les yeux bleu clair brillaient étranges au milieu de son teint gris, et sous son chapeau rond de la même teinte, me saisit par sa ressemblance frappante avec Mme Dorval, que j’ai vue presque ainsi dans la Muette de Portici, où elle était si triste et si vraie. L’église où nous descendions était si pleine de monde pour la bénédiction qu’il nous fut impossible d’y pénétrer, quand la foule s’ouvrit tout à coup et laissa passer trois prêtres avec des flambeaux. Cette foule, qui les suivait, nous les [fit] bientôt perdre de vue, et nous entrâmes dans une petite maison basse attenante à St […] où la vieille marchande de lait, tête nue et blanche comme sa quenouille, nous délassa par son bon lait et son bon accueil.

En sortant de ce petit réduit pour aller nous coucher, nous retrouvâmes par groupes la foule de l’église, le long de la rue que nous descendions, et ces groupes s’éloignaient, puis se rapprochaient d’une grande porte fermée, mais assez mal jointe pour laisser ruisseler par ses fentes les flots de lumière, qui attiraient tant de curiosités. Je me hasardai d’interroger une belle jeune Italienne qui me répondit : una sposa, d’où je conclus que c’était un mariage. Tout à coup la porte s’ouvrit avec bruit. Cinquante cierges allumés éclairèrent la rue fort obscure ce soir-là, et parmi les prêtres, silencieux comme le cortège nombreux de femmes, d’hommes et d’enfants, qui suivaient tous avec leur lumière portée sous le bras et penchée en avant, apparut un cercueil recouvert de drap noir, surchargé de franges et d’ornements d’or. Nous le suivimes longtemps des yeux, comme un rêve qui nous tient dans la stupeur, et nous rentrâmes, le cœur serré d’un spectacle si simple et si terrible. Le lendemain, pendait à l’église le cadre des trépassés.

A l’anima di… Eterna pace ! Inevitabile fata.

Je ne saurais me faire au son des cloches, qui déchirent l’air comme la voix des femmes en Italie. Elles semblent en fureur quand elles causent, et passent avec une si incroyable facilité des notes aigües au contralto le plus mordant qu’il est impossible de croire que ce soit là cette langue la plus renommée pour son charme et sa noblesse. Il faut donc la lire et l’entendre chanter, mais parler, c’est à fuir. Est-ce par cette raison que la voix douce et pure, la diction limpide et les intonations sensibles de Mlle Mars, son rire perlé, ses larmes pénétrantes ont produit ici un étonnement et une sensation impossibles à décrire ? Chacune de ses paroles les saisissait de joie. On l’a couverte de fleurs, on lui a crié : Divina ! Divina ! Angel ! Angel ! Angel ! Angel ! Sur un des cinquante bouquets tombés à ses pieds était écrit au crayon : Quando ride, bisogna ridere ; quando piange, bisogna piangere ; insomma alla e la padronna di tutti i cuori ! Et de crier : E vero ! E verissimo ! Elle était émue, mais nous l’étions plus qu’elle. C’était un beau dédommagement des petites tracasseries semées sous ces triomphes si purs. Figure-toi qu’on veut la forcer à jouer dans un théâtre consacré d’ordinaire aux singes et chiens savants. J’ai eu la curiosité de l’aller voir hier, et j’ai reculé.

Inscriptions du cloître de San Ambrosio, sur des fragments de marbre blanc incrusté dans les vieux murs où quelques fresques des premiers temps de la peinture n’ont pu survivre aux ans et à l’humidité.

Cratini[13] avalio          Ceptache   fieretro
Sabino
Cratinio me                  Priscae

Albucia    le      da
Albucia    le      da
Megetta[14]               Lioria
Deposito est

Marcus  Hiccimpol
Consul
Deposita est

    CVIVS LIVORE
    Sanati  Somvs

Sous un christ :

Venire post me abneget…

Sur une tombe :

Inevitabilis fatis

Dans l’église souterraine :

Marcelina  Sorella di San Ambrosio.

Marbres de sa tombe, placés aux deux côtés du tombeau de San Ambrosio, dans le chœur souterrain, où la vie entière de ce saint est retracée dans un nombre infini de fresques d’un intérêt, d’une fraîcheur et d’une vie indicibles.

Le maître autel de l’église contient les corps de saint Ambroise, saint Gervais et saint Protais en une caisse d’or et d’argent, ornée de diamant. Les gardiens ne l’ouvrent qu’au prix de cinq francs, par le secours d’ouvriers qu’ils paient à leur tour.

Pierre du cloître.

Caesarı[15]
ordo
civitatis
comentium
D. N. Moelus.

Les peintures de cette église sont remarquablement belles. On ne peut les quitter. Une fresque de Jules Procaccini représentant saint Georges décapité ne s’effacera jamais de ma vue. Sa tête est si belle, si récemment morte qu’on croit en voir frémir les chairs et les yeux demi-fermés. Le corps est tombé au premier plan et le sang paraît devoir jaillir hors du tableau. Toutes les figures se meuvent et respirent sur cette grande toile. La plus frappante, après celle du martyr, est celle du bourreau qui regarde avec effroi la tête de la victime, et paraît dire à ceux qui l’entourent : « Vous m’avez fait faire une telle chose ! »

La chapelle de sainte Marceline, sur le même rang que celle de saint George, est toute moderne, en marbre blanc, éclairée d’une lampe éternelle et de deux fenêtres qui y versent un grand jour sur les fresques éclatantes qui tournent au plafond. Le tombeau en marbre blanc, d’un style sage et sans sculpture, élevé sur des gradins, est surmonté de la statue à genoux de la sainte pleurante et voilée.

Théodose confessa ses crimes devant le peuple dans cette église dont les portes en cyprès, chargées de bas-reliefs admirables, ont été, par une double grille, garanties du fanatisme des pèlerins qui emportaient des figures, des bras, des jambes.

La chaire en marbre blanc, d’un style byzantin comme le maître autel, s’élève sur le tombeau déjà fort élevé de Stilicon, général de Théodose, qui, ayant abjuré, s’y fit enterrer avec sa femme. On ne peut rien voir de plus extraordinaire que cette architecture qui se retrouve dans l’église de Saint-Eustorge, où s’élève, dans une forme lourde et bizarre, le tombeau des trois Mages, surmonté d’une étoile pour unique ornement.

Le missalo di tempi di San Ambrosio, orné de sujets saints, dont la beauté, le dessin et les couleurs sont au-dessus de tout ce que l’on peut se figurer. Ces précieux vélins n’ont subi aucune altération, tandis que les bas-reliefs et statues en marbre, aux nez usés, aux joues creusées, portent toutes les traces du temps.

23 août. Le temps le plus pur et la volonté de notre padrone nous ont fait sortir du trou mélancolique où nous voulions passer la soirée, au bout d’une course presque aérienne et comme on les décrit dans les contes des fées. Les chevaux et l’homme qui les dirige fendent l’air si rapidement qu’ils ne semblent faire aucun mouvement et se laisser emporter par la seule action de l’air. Nous étions devancés et suivis par une grande partie de la population de Milan qui succède sur cette route pour aller voir le camp de douze mille hommes qui vient d’être élevé comme par un coup de baguette dans une plaine immense à… de Milan[16].

Milan, 31 août 1838. J’ai bien à vous remercier, Monsieur, de votre bon souvenir, jeté à travers vos voyages. Cette lettre a été pour moi un rayon bienveillant, qui venait consoler nos amères déceptions. Nous sommes indignement trompés par un fou qui s’est précipité lui-même dans l’abîme où nous voilà. Il n’a le privilège de Naples, ni de Gênes, et son associé soi-disant millionnaire, ayant d’abord voulu rentrer dans les avances du voyage, nous restons sans garantie, sans moyen d’aller plus loin que Milan, ni de regagner la France. Ce bailleur de fonds se retire avant d’avoir rien perdu et nous n’avons nul recours sur lui, car il n’a pas joint sa signature à celle de l’autre qui, s’il n’est pas un abominable trompeur, est un insensé à mettre aux Petites-Maisons. Nous lui devons le complément de la position déplorable où le manque d’honneur de M. Vedel nous a jetés. Mlle Mars est consternée sous les fleurs, les sonnets et les couronnes qui viennent de pleuvoir sur elle après cinq représentations glorieuses pour elle comme pour notre gloire nationale. On vient de la forcer à jouer sur une espèce de tréteau, à l’extrémité de Milan, la propriétaire de l’autre salle l’ayant louée à l’avance à la troupe du Roi de Sardaigne, ne jouant aussi que de la comédie et du drame.

C’était affreux à voir Mlle Mars et les autres victimes dans cette écurie. Mais, ayant déclaré qu’elle ne veut plus subir cette honte, on ne veut pas plus la payer de ses cinq premières représentations que les autres artistes de leur mois qui demeurent sans garantie du second et de tout leur avenir. Les traités sont faits avec tant de duplicité que j’ai l’effroi de voir perdre à Mlle Mars le fruit de son admirable talent et des loges que les nobles ont louées pour la voir.

Pardonnez-moi de vous arrêter sur ces tristes tableaux que je vois dans le coin sombre d’une ville livrée au délire de toutes les fêtes et de toutes les espérances. Nous sommes relégués à la Porte de Rome et je vous prie, si vous passez à Milan, dont je serai partie alors sans doute, de venir arrêter un regard mélancolique sur le théâtre appelé Carcano, qui tient à notre pauvre maison qui n’a de valeur qu’un vieux platane et un jeune acacia mêlant leurs branches à ma fenêtre sans rideau, au fond d’une cour humide, dans la longue rue appelée Il Borgo de la Porta Romana. Je sais de loin que les feux d’artifice se succèdent hors Milan, partout où s’arrête le Roi qui vient à petits pas se faire couronner.

Le camp militaire, élevé comme par miracle en si peu d’instants à moins d’un quart de lieue de la ville, est rempli de curieux, de musiques, de bals, de jeux, ce qui fait que jusqu’à cette heure les cinq théâtres, ouverts à Milan pour cette époque qui devait les enrichir, sont encore déserts, à l’exception de celui où Mlle Mars vient d’attirer la noblesse, et pour laquelle les places ont été augmentées des deux tiers. Le Dôme, la merveille achevée par Napoléon, dont le nom est ici dans toutes les bouches et sur tous les monuments, cette basilique érigée en statues de marbre blanc (on en compte cinq mille), et qui vaut à elle seule le voyage du curieux, est en ce moment déguisée à moitié en échafaudages pour les illuminations, et, ainsi que les principales églises de Milan, toute tendue de damas rouge à franges d’or. Les tableaux et l’architecture ainsi voilés feront pleurer les amants de l’Art qui ne font que passer pour admirer ces merveilles.

Ce que l’on cite jusqu’ici de plus extraordinaire dans les somptuosités du couronnement, c’est l’illumination du lac de Côme, au pied du Simplon, que l’Empereur a descendu de nuit. Ce lac immense, couvert de barques innombrables et de hauts bâtiments pavoisés, visibles par les ballons de couleurs éclatantes, pleins de lumières, les montagnes jusqu’à leurs prodigieux sommets tout éclatantes de feux brûlant durant la nuit, de transparents et de temples incrustés dans les flancs, des rochers lucides comme en plein jour, tout cela formait un spectacle magique et Mlle Mars en était ivre encore en me le racontant. Comme ce spectacle était horriblement cher à regarder, je ne l’ai vu, ainsi que mes enfants, que par les beaux yeux de Mlle Mars. Je vous dirai plus tard, Monsieur, comment elle sera sortie du mauvais pas où je ne me console pas de la voir. Hier, à ce théâtre qu’elle a forcément quitté, mais où les Français artistes ont conservé droit de présence par un bon procédé du directeur italien, nous avons vu [l’une] des plus tristes choses de ce monde (pour moi, du moins), Marie-Louise, plus âgée que son âge, malgré sa parure élégante et son bonnet de jasmins, l’inexplicable Marie-Louise, dont le cœur demeure impénétré, dont la physionomie impassible ne trahit pas une émotion. J’étais émue, moi, en passant forcément si près d’elle dans le corridor étroit où sa loge touchait la nôtre, que sa robe m’effleura, quand je cherchai, je l’avoue, et pour la première fois de ma vie, à voir en face une personne qui cherchait à se cacher dans une loge humble et sans lumière. Mais le prince de Metternich, et surtout sa livrée blanc et or, l’avait trahie. Mlle Mars, à qui je courus apprendre que le bras qu’elle touchait était celui de Marie-Louise, fit tout ce qu’il était possible de faire d’effort, sans manquer aux convenances, pour faire retourner un peu cette femme immobile. Elle n’en vint pas à bout. Quand je la vis se lever pour sortir, je me trouva comme malgré moi sur son passage, entre ses deux [……] qui veillaient à la porte de sa loge. Elle se courbait en marchant comme pour chercher les marches de l’escalier à peine éclairé qu’elle allait descendre. Sa robe blanche, très légère et très ample, m’effleura. Sa figure me parut très longue et très colorée, mais douce et calme. Il me passa quelque chose devant les yeux dans ce moment, qui me saisit. Je vis l’Empereur mort et le Roi de Rome, également comme une ombre, qui la suivaient dans ce froid corridor, et il me fut difficile de rester jusqu’à la fin de Jane de Naples, dont elle n’avait pu supporter peut-être le terrible dénouement. J’étouffai pourtant les battements redoublés [de mon cœur] pour connaître entièrement Mlle Marchioni[17].

6 septembre. Toutes les voix maigres des cloches de Milan déchirent en ce moment l’air chargé de pluie. Les coups sans écho du canon se succèdent, et nul retentissement ne les prolonge. Je cherche à m’expliquer cette espèce de brisure sèche que les sons les plus graves produisent ici dans l’atmosphère comme si tous les bruits passaient dans le sable, et je ne peux me l’expliquer. Ici, la rêverie est comme inconnue, et, en effet, l’Italien dans l’absence de la passion triste, colérique ou amoureuse, l’Italien dort. Jamais sa voix ne murmure dans le souvenir. La romance, qui nous inonde le cœur de larmes, les fait bâiller.

Cataneo, musicien fort distingué et maître à la Scala, composait l’autre jour un air de bravoure sur ces paroles, et disait à chaque instant, en le faisant chanter à Ondine : « Allegro, allons donc ! Allegro. » Sans l’oublier, on peut fuir ce qu’on aime con entusias… apri la Bocca Sol, avec enthousiasme.

Le couronnement se fait à cette heure. Une foule immense et toujours muette assiste, inerte, à cet acte de puissance qui s’opère froidement sans obstacle et sans bonheur. Ce spectacle me fait aimer les quatre murailles humides où nous sommes relégués. La pauvreté peut s’isoler, se nourrir de hautes espérances ; les grands sont abasourdis de fatigue, de feinte et d’ennuis. Ennui, Misère au-dessus de toutes les misères, je ne te connais pas.

Hier, tu aurais été contente. Mars était la Reina, et le stupide directeur s’est vu contraint par ordre de faire une recette immense dans le grand théâtre de la Canobiana, attenant au Palais du Roi. Une galerie supérieure joint au Palais ce théâtre, et c’est par cette galerie couverte, large et illuminée, que l’Empereur s’est rendu, non dans sa loge, mais sans apparat, dans celle des princes, qui est attenante.

Le 10 septembre. Le pauvre Violet se meurt en ce moment. Te souviens-tu de lui ? L’orage, qui ébranle le ciel et fait ruisseler l’eau à travers les éclairs, hâte peut-être et tourmente son agonie. J’ai le cœur serré de la mort de cet homme, parce qu’il a trop souffert et que c’est une nouvelle tristesse pour Mlle Mars qui en est consternée. Le bon Violet était, sans contredit, le plus fidèle et le plus attaché de ses domestiques, et sa fin prématurée est pour elle un événement qui la touche jusqu’aux larmes.

Tu dois te ressouvenir de Violet, qui gardait souvent sa porte et son antichambre avec toute l’inquiète surveillance d’une sentinelle en faction.

Milan, 19 septembre. Je t’écris et je pense au bruit assourdissant d’une roue qui tourne dans la cour, pour faire des sorbets ; ce bruit qui rampe dans l’air donne à mes idées, selon moi, la forme de mouches qui ne peuvent voler. Mes idées rampent aussi et me font défaillir le cœur. Tout à l’heure, ce sera la prière glapissante de l’école italienne, dont les enfants se font une distraction à déchirer la gorge. Et puis, des torrents d’eau sur les toits à la hauteur de nos vitres et une chambre si humide que le mur sans tapisserie coule et semble pleurer. — Italie ! quand ton beau ciel se voile, dis-moi, apprends-moi ce que tu donnes aux malheureux ? Et il y en a beaucoup autour de notre infortune. — Milan, encore Milan ! c’est en Italie que Tasso a perdu la raison… et toi aussi, pauvre Violet… Cette ville, en apparence si déserte, enferme dans un hospice deux mille aliénés.

MARCELINE DESBORDES-VALMORE.


Poitiers. — Imp. du Mercvre de France (Blais et Roy), 7, rue Victor-Hugo.
  1. Quelques autographes. Douai, 1910.
  2. Correspondance intime de Marceline Desbordes-Valmore, I, p. 120.
  3. Le mot a été découpé.
  4. Correspondance intime, I, p. 128.
  5. Ibid, p. 131.
  6. Ibid, p. 135.
  7. Ibid., p. 204.
  8. Pauvres fleurs, 1839, pp. 257, 319, 323. — Bouquets et prières, 1843, pp. 141, 161, 173.
  9. Il est aussi un carnet précieux, de notes, de vers, tracés au crayon, d’une main tremblée, qui se ressent des cahots de la diligence. Il appartient à M. Lucien Descaves, qui, fort obligeamment, me l’a montré.
  10. M. Désiré Dubois, économe des Hospices de Douai, avait rendu à Marceline le grand service de la débarrasser de son frère Félix, en le faisant entrer dans l’établissement qu’il dirigeait. Peu de temps avant sa mort, M. Dubois a fait don de cet album à la Bibliothèque de Douai. Il est juste que son nom soit inscrit ici.
  11. Jacques Boulenger : Marceline Desbordes-Valmore d’après ses papiers inédits. Paris, Fayard, 1909.
  12. Variante : emprisonnent.
  13. Corpus inscriptionum latin arum. Berolini, 1847, tome V, pars posterior,
    p. 364, no  6000.
  14. Corpus, p. 687, no  6248.
  15. Ibid., p. 567, no  5261.
  16. Intercalé, sur une baguette de papier : « Inès m’a dit : Je suis heureuse d’être petite ; je ne comprends pas les malheurs. »
  17. Correspondance intime, I, pp. 203-204.