(p. 88-101).


VIII


RETOUR EN BRETAGNE.

Une chaise de poste roule sur la route de Vannes à Quimper. Elle emporte Fréron, qui va se remarier en Bretagne. Nous sommes en 1766. Il a quitté Paris sans rien dire à personne, car les philosophes auraient été dans le cas d’illuminer. Il est parti nuitamment, le manteau sous le nez, avec son domestique Bris, pour vivre pendant quelques semaines de la vie privée, de la vie de tout le monde. Fréron redevient Breton, Fréron respire ! La chaise roule, par un soir d’août, entre deux haies de genêts ; délicieux bruit de grelots, hennissements joyeux ! Encore quelques côtes, encore quelques cahots, et les deux hautes tours de Saint-Corentin vont se dresser dans le ciel aux regards attendris de l’ancien petit élève des Jésuites, devenu le gros, le redoutable et redouté Fréron !

Il va prendre une seconde femme. Il s’est souvenu qu’il avait au fond de son pays une cousine, jeune fille élevée dans l’ignorance des libelles et des épigrammes ; il a demandé sa main, et on la lui a donnée ; car, chose inouïe ! Fréron est demeuré prophète dans sa province. Il a conservé toutes ses relations d’enfant et de jeune homme. Sa ville natale lui rend l’affection qu’il lui a gardée ; et ce n’est pas uniquement chez cette vieille Bretagne, si profondément religieuse, l’instinct maternel qui la pousse à Fréron, c’est aussi la reconnaissance. Elle le regarde justement comme le défenseur de ses croyances vénérées ; elle lui sait gré de son dévouement imperturbable ; elle reconnaît et salue en lui une de ses têtes dures, si fameuses dans le monde entier !

La chaise de poste roule toujours. Fréron est parti de Paris un samedi, et voilà que nous touchons à la fin du jeudi. Il est vrai qu’il s’est arrêté deux jours au château d’Arraden, près de Vannes, chez la marquise d’Agoult, une de ses protectrices. Enfin, ses chevaux font résonner le pavé inégal et pointu de Quimper ; mais il n’y met point pied à terre ; là n’est pas le but de son voyage. Il pousse plus loin encore, du côté de la mer, dans une contrée aride et sauvage. Il ne descend que dans la petite ville de Pont-l’Abbé, chef‑lieu d’une des onze grandes baronnies de Bretagne, devant une forteresse du XIIIe siècle.

C’est là qu’habite sa fiancée.

Elle s’appelle Anna ou Annétic ; elle est la fille de M. Penanreun-Royou, procureur fiscal de la baronnie de Pont-l’Abbé. Pour peu que ce changement de décor vous amuse, et que vous vous intéressiez à cette idylle de Cornouailles si étrangement jetée dans la vie de cet homme, qui était une des dix ou douze incarnations du mouvement parisien, vous pouvez assister à ses noces, les plus plantureuses qui aient jamais été. Tout Pont‑l’Abbé et les environs, jusqu’à Loc-Tudy, furent en liesse pendant huit jours.

L’intention de Fréron était de repartir sur-le-champ pour Paris, mais Quimper le retint au passage. À Quimper, tout recommença ; et voici la relation émerveillée qu’il envoie lui-même à Mme Penanreun-Royou, sa belle-mère. Ceux qui aiment à surprendre les gens dans l’intimité seront contents ; ils trouveront dans cette lettre un Fréron inconnu, heureux, simple, — mais toujours porté sur sa bouche.


« À Quimper, ce samedi 13 septembre 1766.

« Ma très-chère et très-aimable cousine, nous nous portons à merveille, ma chère petite femme et moi. Nous sommes fêtés ici au delà de ce que je peux vous dire. Toute la ville est venue nous voir, et nous avons reçu des visites des personnes de la plus grande condition. Mercredi au soir, en arrivant, M. Gazon nous donna un grand souper, où se trouvaient Mme Gazon la jeune, M. et Mme de Kerourin, M. Le Clerc, M. le procureur du roi, Mme de Malherbe[1], Mlle sa fille et M. son fils, Mme perrin et deux autres personnes dont je ne me rappelle pas le nom. Le lendemain jeudi, nous dînâmes chez M. de Silguy ; il y avait au moins trente personnes ; le soir, nous soupâmes chez le procureur du roi, qui avait encore plus de monde ; il y avait deux tables, et j’ai compté quarante-trois personnes. Hier vendredi, nous allâmes diner à Laniron, chez l’Évêque, qui nous avait invités. Il y avait Mlle de Cuillé, sa sœur, Mme Warts, M. Dubot, de Carhaix, son fils l’abbé, M. le principal du collège, M. Denis, et plusieurs autres ecclésiastiques ; nous soupâmes chez M. Gazon. Aujourd’hui samedi, nous dînons chez M. Basse-Maison et nous soupons chez M. de Silguy. Demain dimanche, diner au collège ; M. l’Évêque, Mlle de Cuillé et plusieurs dames y seront ; souper chez M. Le Thou. Lundi, diner chez M. l’abbé du Laurent et souper chez M. Blot. Mardi, dîner chez Mme du Lech et souper chez Mme Kerourin. Mercredi, dîner chez Mme Gazon la jeune, et souper au Pont-l’Abbé. Notre temps est bien rempli, comme vous voyez, ma très-chère cousine. Je suis bien fâché de ne pouvoir aller au Pont-l’Abbé que mercredi au soir ; mais il n’y a pas moyen de se dépêtrer plus tôt de Quimper. J’aurais désobligé bien du monde si je n’avais pas accepté toutes ces invitations. Je vous assure, ma très-chère cousine, que, malgré toutes les fêtes qu’on nous donne, j’aimerais bien mieux être au Pont-l’Abbé avec vous, avec mon cousin et ma chère femme. Ce qui me fait beaucoup de plaisir, c’est qu’elle réussit très-bien, qu’elle n’est point du tout embarrassée, et qu’elle a le maintien le plus honnête et le plus aimable ; je suis encore bien content d’elle par rapport au manger ; elle s’est modérée dans tous ces grands repas, et n’a pas eu jusqu’à présent la plus légère incommodité. Elle est charmante en tous points ; je l’aime de tout mon cœur ; c’est trop peu dire, je l’adore, j’en suis fou.

« Vous lui avez envoyé, ma chère cousine, des crêpes qui ne sont pas bonnes ; on les a trouvées trop épaisses, trop grasses, et pas assez sucrées. Nous vous serons bien obligés si vous voulez bien nous en envoyer vingt-quatre douzaines, et recommander à la crêpière qu’elles soient meilleures.

« Adieu, ma très-chère et très-aimable cousine ; je vous embrasse mille et mille fois de toute mon âme. Vous avez fait le bonheur de ma vie en me donnant Annetic, et je ne l’oublierai jamais. J’embrasse aussi de tout mon cœur mon très-cher cousin, ma petite Thérèse, Yvonne, Jacquic, M. et Mme Calvez, Claudic, Jéphic et tout le monde.

« Nous fîmes vendredi dernier notre visite à la charmante Kerliézec ; elle nous reçut froidement, mais honnêtement.

« Annétic vous écrirait en même temps que moi si Clermont ne la tenait pas par les cheveux[2]. »

On conviendra que c’est là une réception fort belle et fort honorable ; le récit de Fréron amène l’eau à la bouche. Il n’y a qu’une chose qui me passe : c’est la demande de vingt‑quatre douzaines de crêpes. Que peut-on faire de deux cent quatre‑vingt-huit crêpes, je vous prie ?

La famille Royou était nombreuse. Avant d’y entrer, Fréron s’était déjà occupé de placer plusieurs de ses membres ; en outre, il avait auprès de lui, à Paris, l’abbé Thomas Royou, qui devait devenir son collaborateur et son continuateur. De ses trois autres beaux-frères, plus jeunes, nous allons tout à l’heure en voir un, Corentin Royou, se déclarer contre Fréron avec une inconcevable frénésie.

Enfin, Fréron quitta Quimper, et la petite maison de Fantaisie le reçut, lui et son Annétic. C’est de là qu’il date ses compliments de bonne année et ses remerciements à sa nouvelle famille : « Je crois, en vérité, ma très-chère et très-aimable cousine, écrit-il toujours à Mme Penanreun-Royou, que vous perdez la tête. Il n’y a pas de raison d’envoyer des étrennes aussi considérables à des marmailles d’enfants comme les miens. Ils sont bien enchantés de vos présents, il n’y a que moi qui en suis bien fâché ; vous avez une famille assez nombreuse, sans que vous répandiez encore vos dons sur la mienne. Nous avons reçu tout ce que vous nous avez envoyé : douze andouilles, sept bécasses et trois pluviers. Je vous en remercie de tout mon cœur, ma très‑chère cousine ; mais, au nom de Dieu, ne nous faites plus de présents si chers. »

Il a dans cette même lettre un souvenir pour la maison natale, qu’il louait depuis longtemps : « Et mes petites affaires, mon très-cher cousin, où en sont-elles ? Que devient cette maison de la rue Obscure ? Les Desrinières ne veulent-ils donc rien payer ? Vous m’avez écrit que je me trompais quand je disais qu’il y avait vingt ans qu’ils n’avaient pas donné un sou ; M. Guillard, qui avait ma procuration, s’est peut-être fait payer, c’est ce que j’ignore… Je vous demande mille pardons de tous ces petits tracas ; mais je suis comptable envers mes enfants de ces misères-là, et il faut que je me mette en règle. »

Tous ces détails sont d’un bon homme ; je m’y complais, je m’y arrête, parce que, comme dit M. Du Chatellier, ils montrent par un côté peu connu de sa vie « celui qu’ont certainement le plus défiguré ses adversaires, en le présentant comme un homme sans cœur, sans sentiments et sans délicatesse. »

Aussi comprendra-t-on que je tombe de mon haut lorsque, trois ans plus tard, je vois l’avocat Corentin Royou déclarer une guerre sanglante à Fréron. Compromis dans l’affaire de M. de la Chalotais, ce jeune homme avait été forcé de se réfugier à Londres ; de là, il adressa à Voltaire un mémoire contre Fréron, où sont entassées avec une rage sans égale les imputations qui constituent les plus grands scélérats. Un échantillon suffira : « Fréron, dit-il, épousa ma sœur, il y a trois ans, en Bretagne. Mon père donna vingt mille livres de dot. Il les dissipa avec des… etc., etc. Après quoi, il fit partir ma sœur pour Paris, dans le panier du coche, et la fit coucher en chemin sur la paille. Je courus demander raison à ce malheureux ; il feignit de se repentir. Mais, comme il faisait le métier d’espion, et qu’il sut qu’en qualité d’avocat j’avais pris parti dans les troubles de Bretagne, il m’accusa en présence de M. de…, et obtint une lettre de cachet pour me faire enfermer. Il vint lui-même, avec des archers, dans la rue des Noyers, un lundi, à dix heures du matin, me fit charger de chaînes, se mit à côté de moi dans un fiacre, et tint lui-même le bout de la chaîne. »

Faut-il frissonner ? faut-il hausser les épaules ? Décidément Fréron n’est pas heureux en beaux-frères. L’exaltation fut toujours un peu le partage des Royou, et Corentin me paraît avoir été dosé plus fortement que les autres. Sa vie, dont je serai amené à mentionner quelques épisodes, ne fut qu’une colère perpétuelle. Empiétant sur les événements, je le vois, à plus de soixante-dix ans, auteur tragique et auteur sifflé, s’élancer hors des coulisses sur la scène de l’Odéon, en présence du public, et arracher son manuscrit des mains du souffleur[3]. Si le vieillard était aussi bouillant, qu’avait dû être le jeune homme ?

En ce qui concerne Mme Fréron, son propre témoignage me semble plus sérieux que celui de son frère ; or, dans tous ses actes et dans tous ses écrits, elle n’a jamais cessé de protester de son attachement à son mari. Ce voyage dans le panier du coche, après les lettres que je viens de citer, n’est que pure imagination. Le reste, que voulez-vous que je vous en dise ? Voltaire lui-même le traite d’extraordinaire[4], ce qui ne l’empêche pas de s’en emparer avidement. « Si vous avez quelqu’un à pendre, écrit-il à d’Argental, je vous donne Fréron. Lisez, je vous prie, le mémoire ci‑joint, que m’a envoyé son beau-frère… Je me flatte que vous distribuerez des copies de ce petit mémoire. » Il en écrit autant à Élie de Beaumont et à d’Alembert, et il charge ce dernier de parler à Duclos en faveur de son nouveau protégé, l’avocat Royou.

Mais voyez le malheur, et comme la pendaison de Fréron va se trouver forcément ajournée ! D’Alembert a fait la commission de Voltaire, il a vu Duclos : « Je n’ai rien eu de plus pressé, dit-il, que de lui remettre le mémoire du sieur Royou. Il m’a demandé un peu de temps pour faire des informations, et c’est ce qui a retardé tant soit peu la réponse que je vous dois à ce sujet. Il s’est donc informé à différentes personnes de Bretagne, qui sont à Paris, et qui lui ont toutes assuré que ce Royou est, à la vérité, un homme de beaucoup d’esprit, mais un très-mauvais sujet. » Et voilà le scandale à l’eau ! Le seigneur de Fernay, qui n’aimait pas à se compromettre, retira sa protection à Corentin Royou, qui passa en Espagne, et il n’en fut plus question. Soyez tranquilles, cependant : Voltaire, qui ne laisse rien perdre, placera le honteux mémoire dans le Dictionnaire philosophique !

Un dernier trait. Corentin Royou, à cette époque, semblait haïr jusqu’au nom de Fréron. En 1791, il épousa la fille du célèbre critique.

  1. Fréron descendait du poète Malherbe par sa mère.
  2. Cette lettre, et six autres non moins intéressantes, ont été publiées par M. Du Chatellier, correspondant de l’Institut, dans le journal l’Océan, de Brest (avril 1861).
  3. Première représentation de la Mort de César, en 1821. Voir les Almanachs des spectacles.
  4. À M. le marquis de Florian, 21 mars 1770.