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IX


DERNIÈRES ANNEES DE FRÉRON.

Les dernières périodes de l’Année littéraire furent marquées par un redoublement d’entraves. On alla jusqu’à corrompre le messager qui portait les articles de Fréron au censeur ; ce messager gardait les articles dans sa poche et revenait tranquillement dire que l’approbation était refusée. Ce manège dura près de quatre ans. Vous en voyez les conséquences : des pages entières à refaire, des numéros en retard, quelquefois d’un intérêt médiocre, et le public qui se lasse, qui se retire. Fréron connut les mauvais jours. Son journal ne lui rapporta plus que six à sept mille livres, et il était imposé de quatre mille livres de pensions. Sa prodigalité et son incurie accélérèrent sa chute ; vinrent les créanciers, les poursuites, les meubles jetés à la rue.

aurait peut-être supporté tout cela, car il avait un fonds d’insouciance et un tempérament de lutteur. Mais une fatale nouvelle l’abattit tout d’un coup : il était à la Comédie–Française, le 10 mars 1776, lorsque quelqu’un lui annonça que le garde‑des-sceaux avait décidément supprimé le privilège de l’Année littéraire. Fréron pâlit, puis rougit. La goutte, qui le tourmentait depuis quelque temps, lui remonta au cœur et l’étouffa. Quand sa femme, qui, depuis le matin, implorait dans les antichambres de Versailles pour conjurer la terrible menace, rentra au logis, elle le trouva agonisant.

Fréron avait cinquante-cinq ans alors.

Ainsi mourut, ou plutôt ainsi tomba cet athlète, frappé en plein combat, foudroyé dans toute sa raison et dans toute sa douleur. Vous aurez beau vous récrier, vous les prévenus et les dédaigneux, vous les indifférents et les ignorants, vous n’empêcherez pas que cet homme ne soit un des pères de la critique française, un de vos ancêtres, s’il vous plaît. Il a été et restera longtemps le type du polémiste, cette chose nouvelle, ce métier nouveau, si utile, si indispensable et si périlleux. Il a fait un journal qui a duré trente ans. Or, en critique, l’important est de durer. Fréron a duré malgré tout le monde, malgré ses amis et malgré ses ennemis, malgré le cachot et malgré la censure, malgré le For-l’Évêque et malgré Ferney. Il a eu le temps et la force, non pas cette force qui se manifeste de loin en loin et à son heure, mais la force de tous les jours, la force toujours prête, qui s’attend à tout. Avant lui, personne n’avait eu autant de courage ni un aussi long courage. Il a su même avoir le courage du silence quand il l’a fallu. Ce qui augmente aussi son prestige, c’est qu’il apparaît seul au milieu de son Année littéraire, comme un roi absolu. Pendant que les rédacteurs se succédaient au Mercure, lui restait inamovible. Je ne veux pas le surfaire : je sais très-bien qu’il ne prend pas son point de vue de très-haut ; que ce qui l’empêchera de vivre, c’est le défaut de chaleur, c’est le manque d’enthousiasme. Fréron est le critique froid, compassé, exagérant le goût jusqu’à la sécheresse, le rhéteur, le peseur juré de diphthongues. L’ironie ! l’ironie ! il n’a eu que cela, mais il l’a bien eue.

Il était trop habile pour ne pas mettre un éloge à côté de ses blâmes. Il a beaucoup vanté certaines parties de la Nouvelle Héloïse, il a recommandé le Père de famille, il a admiré Buffon, il a même compris Shakespeare. Enfin j’ajouterai, — et c’est en moi le résultat d’un examen approfondi, — que Voltaire n’a jamais été mieux apprécié et loué que par Fréron, c’est-à-dire avec plus de discernement, de tact et de justice. Et tout cela a été impuissant à protéger Fréron contre son siècle. Ah ! je conçois que le tableau de cette existence harcelée, calomniée, souffletée, emprisonnée et empoisonnée, ait arraché à Mairobert les réflexions suivantes, cri de l’honnêteté et de la rébellion, souffle d’une poitrine qui veut de l’air avant tout : « En apprenant ces atteintes multipliées à la liberté d’un citoyen, si j’ai été indigné, milord, du despotisme du gouvernement, je ne l’ai pas moins été de la bassesse de l’écrivain, se soumettant ainsi servilement à être le jouet de l’injustice, du caprice ou du crédit de quelque homme puissant. Sans doute que, s’il eût senti convenablement la dignité de son être, plutôt que de le laisser ainsi dégrader, il aurait préféré l’état le plus dur ou le plus grossier ; ou si, entraîné comme Boileau par l’ascendant de son génie, il n’avait pu résister à la manie de critiquer et de satiriser, il serait passé en pays propre à le faire, ou du moins il aurait usé de la ressource des presses étrangères, dont se servent habituellement aujourd’hui les écrivains amis de la vérité et de leur repos. »

En vérité, Mairobert n’y pense pas. Autant conseiller à Beaumarchais d’aller faire jouer à Londres le Mariage de Figaro. Fréron ne lâcha pas pied, et il fit bien ; c’est par cet entêtement qu’il vaut quelque chose. Triste, trois fois triste profession, hélas ! aussi rude à exercer à présent que du temps de Fréron, environnée, hérissée des mêmes préjugés ridicules ou odieux, plus honorée, mais autant suspectée. Jetez les yeux sur les descendants directs de Fréron, sur Geoffroy d’abord, sur Gustave Planche, sur Louis Veuillot. Ils soulèvent toujours le même chœur de malédictions ! Ils entraînent toujours le même cortège d’insulteurs, sans le char de triomphe !

Racontons les dernières phases de l’Année littéraire ; ce sera encore parler de Fréron.