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VII


FRÉRON DANS LA VIE PRIVÉE.

Il est temps, je crois, après toutes ces violences et toutes ces persécutions, que j’entre dans quelques détails sur les mœurs et les habitudes de Fréron, si je ne veux risquer de voir mes lecteurs, ébranlés par tant d’attaques, se ranger à la fin du côté de ses ennemis. Fréron, dans sa vie privée, était-il tout à fait ce maraud, ce brigand, cette canaille, ce chien fessé, ce gibier de galère dont parle Voltaire à chaque instant ? À entendre cette voix persistante, on serait tenté de se le figurer comme un cuistre sordide, sans feu ni lieu, vivant de croûtes et d’infamies. On se tromperait étrangement.

Fréron était un joyeux compagnon, menant grand train et faisant bombance. Autant Voltaire était maigre, autant Fréron était gras. Il avait appartement de ville et maison de campagne. L’appartement de ville était situé rue de Seine, comme il a été dit ; Pidansat de Mairobert prétend y avoir vu pour trente mille francs de dorures. La maison de campagne était à Montrouge ; il lui avait donné le nom de Fantaisie ; — presque tous ses autographes sont datés de Fantaisie ; — il était le voisin de l’abbé de Voisenon, plaisamment appelé l’évêque de Montrouge. Cette résidence exigeait une voiture, Fréron l’avait. La Harpe lui attribue, à un certain moment, vingt mille livres de rente, et l’Espion Anglais quarante mille.

Nous voilà bien loin du grenier de l’Écossaise.

Fréron était marié et père de famille. Il avait épousé sa nièce après l’avoir, dit-on, tirée de la condition la plus humble. S’il fallait s’en rapporter à une abominable brochure de l’époque, il aurait d’abord vécu avec elle scandaleusement. Le fait est peu probable, si l’on veut considérer que le roi de Pologne voulut bien être le parrain d’un de ses enfants, — Stanislas Fréron, — destiné, lui aussi, à jouer un rôle bruyant.

La brochure en question a pour titre : Anecdotes sur Fréron, écrites par un homme de lettres à un magistrat qui voulait être instruit des mœurs de cet homme. Elle fut envoyée manuscrite à Voltaire, en 1760, par Thiriot, et répandue peu de temps après, imprimée, dans le public. On l’attribua aussitôt à Voltaire, qui en accusa effrontément La Harpe. Il n’existe rien de comparable à cet ignoble libelle, dont on fit trois réimpressions en dix ans. Fréron y est accusé de toutes les gentillesses capables de conduire un homme à l’échafaud.

Par bonheur pour lui, ses protecteurs étaient plus intelligents que ses calomniateurs. Voltaire a beau écrire en grinçant des dents : « Dites à Protagoras qu’il se trompe grossièrement, pour la première fois de sa vie, s’il pense que M. le duc de Choiseul protège les Polissots et les Frélons, au point de prendre leur parti contre des hommes qu’il estime. Il les a protégés en grand seigneur tel qu’il est ; il leur a donné du pain ; mais il est si loin de prendre leur parti qu’il trouvera fort bon qu’on les assomme de coups de canne[1]. » Outre qu’il se serait présenté peu de gens pour donner des coups de canne à Fréron, la vérité est que le duc de Choiseul lui confiait la révision et la rédaction de certains travaux ; Fréron était pour lui quelquefois un secrétaire précieux. J’en trouve la preuve dans une lettre autographe de ce dernier : « Dans le temps que je me disposais à partir pour la Bretagne, il m’est survenu des ouvrages de surérogation que je n’ai pu refuser, entre autres un Mémoire important auquel s’intéresse M. le duc de Choiseul, et que lui-même a dit qu’on m’apportât pour y mettre de l’ordre et du style. Je suis très-occupé de ce Mémoire, qui ne sera fini que demain ou après-demain[2]. »

La plume de Fréron était très en crédit auprès des gens de cour, car, dans la même lettre, il ajoute que ses occupations extraordinaires lui rapportent autant et quelquefois plus que son travail périodique. « Mon voyage de l’année dernière, dit‑il, et ma maladie m’ont fait perdre plus de trois cents louis d’or. »

Commence-t-on à être un peu plus rassuré sur le sort et sur les relations de ce pauvre diable ?

Il parle aussi de deux voyages consécutifs à Versailles, qu’il a faits dans l’été de 1766, pour présenter ses hommages à la reine et à Mme la Dauphine.

Il comptait parmi ses collaborateurs à l’Année littéraire, avoués ou anonymes, les personnes les plus honorables. Le clergé l’accueillait, cela va sans dire, et beaucoup de gens du monde faisaient comme le clergé. Ceux qui ne le connaissaient que par sa réputation étaient agréablement surpris de rencontrer un homme d’excellentes manières et d’une conversation particulièrement bienveillante. Il fut conduit un jour chez la présidente d’Aligre, qui s’en faisait une idée horrible, et, sans lui apprendre son nom, il la captiva absolument pendant une heure ou deux par sa parole tour à tour enjouée, spirituelle et éloquente. Quand il lui dit qui il était, elle se fâcha presque ; mais, revenant bientôt : « Fréron ou le diable, s’écria-t-elle, qui que vous soyez, vous êtes charmant ! »

Cochin a donné de Fréron plusieurs beaux portraits, tous en profil. La tête répond bien à l’idée qu’on se fait de l’homme : elle est solidement construite et rejetée en arrière comme par un mouvement de défi ; le front est plein de bosses, le nez aquilin, et carré à son extrémité. La bouche offre deux caractères : la lèvre supérieure est fine, très-fine, tandis que la lèvre inférieure est épaisse, commune, avançante. Quant au menton, il appartient à la série dite des mentons de galoche, indice certain d’obstination ; Fréron et Voltaire se ressemblent par le menton. Le cou est tout en chair et rebondit sur la cravate. En résumé, c’est un ensemble un peu dur, et j’ajouterais un peu pédantesque, si l’œil ne sauvait tout. Cet œil n’est ni grand ni vif, mais, dans l’arrangement avec le sourcil, j’y lis l’expression légèrement voilée d’une tristesse, quelque chose d’inquiet et que je comprends bien. Fréron est d’ailleurs coiffé avec soin, à trois rouleaux poudrés, la bourse s’étalant sur des épaules larges.

Au bas d’un de ses portraits, on lit le quatrain suivant :


Sa pDu mauvais goût censeur inexorable,
Sa pDe l’ignorance il dédaigne les cris ;
Sa plume aux écrivains l’a rendu redoutable,
Sa pEt son cœur cher à ses amis.


Les amis de Fréron ? Oui, certes, il en avait. Un des plus dévoués était ce jeune et intéressant Gilbert, qui lui avait dédié sa belle Satire du Dix-huitième siècle et qui faisait cause commune avec lui contre les encyclopédistes. Les autres… il suffira de dire que Fréron tenait table ouverte comme un fermier général, et que ses soupers étaient très-vantés. Une pointe de licence les animait, au dire des chroniqueurs. « C’étaient une profusion, un désordre, un gaspillage incroyables ; il est vrai que rien n’était si gai que ces soupers. J’ai vu quelqu’un qui a été pendant longtemps un convive assidu de ces orgies, et qui avoue que c’est le temps le plus heureux de sa vie[3]. » Poinsinet y fut en butte à une de ces mystifications qui l’ont autant illustré que ses ouvrages.

Au fait, pourquoi n’égayerais-je pas mon petit livre du récit de cette anecdote ? Elle n’est pas dans le ton de la bonne compagnie, j’en conviens ; mais voyons, nous sommes entre bibliophiles ; la porte est bien close ; copions ces pages de l’Espion Anglais, et prenons-les pour ce qu’elles valent :

« Palissot, qui travaillait alors à l’Année littéraire, se rendit un jour chez Poinsinet, pour l’inviter de la part de Fréron à ses festins, les plus délicieux de Paris. Le petit Poinsinet, enchanté, se rengorge et ne demande pas mieux. Le jour est pris : le matin, Palissot arrive chez lui, l’œil morne, la figure allongée ; il lui annonce que Fréron est bien malade, qu’il est mourant, mais qu’il n’en veut pas moins que le souper ait lieu ; qu’il prétend lui remettre le sceptre de la critique et le déclarer son successeur, en présence de toute la société. Tant de tendresse et une si profonde connaissance de ses talents font couler des larmes de tristesse et de joie des yeux du journaliste futur. Il promet de se rendre à la lugubre cérémonie ; il arrive, conduit par son introducteur. Dès qu’on nomme M. Poinsinet, tout le monde se lève et témoigne pour sa personne la plus grande vénération. Il était nuit alors ; la chambre, comme celle d’un malade, était très-faiblement éclairée ; il a peine à distinguer personne ; tout marquait la consternation. Il approche du lit du mourant ; un médecin[4] lui tâtait assidûment le pouls et annonçait qu’il n’avait plus longtemps à vivre. Un bruit sourd part en roulant : le docteur explique au candidat ce langage ; il dit que M. Fréron lui témoigne sa sensibilité de le voir. Le cœur du jeune poëte se serre ; il s’attendrit, et exprime autant qu’il peut sa reconnaissance. Il regardait le visage du moribond, il n’y trouvait aucun vestige de forme humaine, « — En quel état déplorable est réduit ce grand critique en si peu de temps ! dit-il à l’oreille du médecin. — C’est une érésipelle hémorroïdale, réplique celui-ci, accompagnée d’un hoquet ; c’est une bouffissure épouvantable ; ses yeux, son nez ont disparu ; sa langue, embarrassée, ne peut plus rendre que des sons inarticulés. Je puis seul les expliquer, par la grande habitude que j’ai eue avec lui, et surtout par celle de voir des malades de cette espèce ; mais la tête est très-saine. »

« De temps en temps, il partait quelques sifflements, que l’interprète lui rendait : c’étaient toujours des choses obligeantes pour M. Poinsinet, qui, navré de douleur, ne répondait que par ses soupirs. Enfin, après quelques minutes de cette conversation entrecoupée, des sons plus profonds s’étant fait entendre, l’esculape témoigne au poëte que le malade, se sentant défaillir, veut l’embrasser, lui donner l’accolade, et le faire reconnaître pour l’héritier de son talent à tous les spectateurs. L’héritier désigné se courbe, et mouille de ses pleurs les joues du moribond, singulièrement gonflées. « — Illustre critique ! s’écrie-t-il, puissé-je remplir dignement l’emploi que vous me confiez ! puissé-je mériter les suffrages de la respectable compagnie ! puisse votre dernier souffle, passant dans mon âme, y transmettre ce génie puissant qui vous animait ! » Pendant qu’il prononçait ces paroles, tout le monde l’avait entouré ; une très-grande clarté s’était répandue dans l’appartement, et un rire général ayant éclaté de toutes parts, le mystifié se doute de quelque tour. On approche les lumières, il regarde, il voit… Et quoi ? le cul de Fréron qui était encore arrosé de ses larmes. Celui-ci se lève à l’instant ; il l’embrasse cordialement, et du bon côté. « — C’en est fait, lui dit-il, grand poëte ! nous voilà liés d’une amitié éternelle ; vous êtes des nôtres. Pardonnez cette plaisanterie à un usage établi parmi nous : il n’est point d’initié qui ne subisse une pareille épreuve. Purifiez-vous les mains et le visage, et allons nous mettre à table[5]. »

Je vous avais prévenu, lecteur.

Une bonne humeur si constante, jointe à un tel luxe, était bien faite pour offusquer les philosophes. Leur ennemi vivait comme eux ! leur ennemi soupait comme eux ! leur ennemi hantait les grands seigneurs comme eux ! Cela les déroutait complètement. À force de chercher, ils trouvèrent dans cet ordre de choses une arme de plus contre lui ; ils l’accusèrent, sans que Fréron trouvât précisément à se défendre, d’un penchant assez décidé pour le vin. Si c’est pour le bon vin, le péché n’est pas sans miséricorde. Les fameuses Anecdotes reviennent sans relâche sur ce point. Chevrier, dans son Colporteur, et Du Laurens, dans ses poëmes, Chevrier et Du Laurens, ces deux bas comparses de la philosophie, en font le texte perpétuel de leurs sarcasmes immondes[6]. Palissot lui-même cède à l’exemple, et versifie :


C’est bien à toi, Zoïle hebdomadaire,
Ivre d’orgueil encor plus que de vin,
D’oser fixer le rang d’un écrivain !
Va, si tu peux, recommencer à boire,
Mais ne crois pas distribuer la gloire.


Voltaire n’est pas le dernier à arriver dans ce chœur : « L’âne d’Apulée mangeait des roses, l’âne de Fréron s’enivre ; chacun se console à sa façon ; je plains seulement son cabaretier. » J’ignore quelle malice Voltaire entendait par ces derniers mots ; mais, à son insu peut-être, il mettait le doigt sur une des plaies de sa victime. Fréron avait eu longtemps maille à partir avec un cabaretier ou une cabaretière, au sujet d’un panier de vin qu’il se refusait à payer, et cette contestation avait duré huit ans. Les archives générales du royaume conservent pieusement (ne riez pas !) les pièces de ce différend, lesquelles consistent en une lettre de Fréron et en son interrogatoire par-devant un commissaire au Châtelet. La lettre est adressée à un M. Duché, à qui il avait marié sa sœur ; j’en détache les passages les plus saillants, bien qu’ils jettent une teinte de grotesque sur Fréron, et qu’ils le montrent aussi dévoré de polémique à l’intérieur qu’à l’extérieur ; mais je ne me suis pas engagé à tout approuver dans mon personnage.


« À Monsieur Duché, maître de musique,

rue de l’Ancienne-Comédie.

« Il faut que vous soyez bien effronté, bien consommé dans l’imposture, pour m’oser dire que je dois quelque chose à Mme Gauthier. Mais cela ne m’étonne pas de votre part : vous êtes un ingrat et vous l’avez toujours été. Avez-vous oublié, malheureux, ce que vous êtes ; que vous n’aviez ni habits, ni linge, ni bas, ni souliers, quand mon aimable sœur s’est amourachée de vous ? Votre mémoire ne vous rappelle-t-elle plus que vous m’avez usé plus de deux douzaines de chemises, plus de vingt paires de bas, et que votre grand chagrin était de ne pouvoir mettre mes souliers, parce que la nature vous avait doué d’un pied trop énorme ?…

« Il m’a fallu vous équiper de pied en cap et vous nourrir pendant trois ans, bêtise que j’ai eue et que vous êtes bien fâché que je n’aie pas encore ; voilà la source de toutes les horreurs que vous me faites. Mais quand j’aurais les dix mille livres de rentes que ma sœur a écrit à ma mère que j’avais, quand j’aurais même cent mille écus de rente, ne comptez plus sur moi, j’ai passé l’âge d’être dupe, et vous avez bien fait de profiter de mon imbécillité. Vous me coûtez, vous et votre femme, plus de douze mille francs. Je paye pour vous les mille quarante-quatre livres de Mme Didier, que vous avez reçues et mangées ; je paye cent écus de pain au boulanger ; je paye douze cents francs à M. Martin, dont il y en a au moins six cents pour ma noire sœur. J’ai payé des cafetiers, des rôtisseurs, des tailleurs de cors, que sais-je ? J’ai presque oublié mes bienfaits aussi bien que vous. Je vous ai laissé mes meubles, qui valaient mille écus au moins. Vous étiez un pauvre petit maître de musique qui ne gagnait pas dix francs par mois. Je vous ai trouvé des écoliers, je vous ai mis à même de gagner votre vie ; etc., etc.

« Pour en venir à Mme Gauthier, la marchande de vin, soyez persuadé, mon cher et très-cher beau-frère, que je ne lui dois rien, et que je ne lui payerai pas une obole de ce qu’elle me demande si ridiculement ; etc., etc., etc. »

La lettre a quatre pages sur ce ton, et elle est datée du 7 mars 1754. Le 1er juin suivant, Fréron fut mandé au Châtelet, et interrogé par M. Miché de Rochebrune, commissaire enquesteur. Voici les points principaux de son interrogatoire :

« 3. — Interrogé s’il connaît la demoiselle Gauthier, de l’Abbaye, depuis quel temps et à quelle occasion :

« A dit qu’il connaît la demoiselle Gauthier depuis dix à douze ans, à l’occasion de plusieurs bourses de cheveux qu’il lui a achetées.

« 4. — Interrogé s’il n’a pas tenu avec elle sur les fonts de baptême de la paroisse Saint-André-des-Arts, au mois d’octobre 1746, l’enfant du sieur Duché, son beau-frère :

« A dit que oui.

« 5. — Interrogé si dans ce temps il n’habitait et ne mangeait point avec le sieur Duché, son beau-frère, rue Christine ; si leur ménage était commun, ou s’il n’était que pensionnaire dudit sieur Duché :

« A dit qu’il demeurait alors chez ledit sieur Duché, dont il était pensionnaire à raison de douze cents livres par an.

« 6. — Interrogé s’il n’a pas chargé la demoiselle Gauthier, sa commère, de demander du vin pour le repas du baptême audit sieur Gauthier, demeurant pour lors rue Dauphine :

« A dit qu’il n’a aucune connaissance de ce fait.

« 7. — Interrogé si le sieur Gauthier n’envoya pas deux bouteilles pour essai, et si ledit sieur Fréron n’en goûta pas lui-même et le trouva bon :

« A dit qu’il n’a pareillement aucune connaissance dudit fait.

« 8. — Interrogé si le sieur Gauthier ne fournit pas tout le vin du repas du baptême :

« A dit que, ne sachant point où ledit sieur Duché se faisait fournir de vin, le répondant, qui était en pension, n’était point dans le cas de s’en informer, etc. »

Je ne sais quelle fut l’issue de ce débat, et il m’importe peu de le savoir. Je suis descendu à ces détails puérils, d’abord à cause de leur authenticité, ensuite parce qu’un biographe ne doit rien négliger de ce qui complète une physionomie. Il m’a paru amusant de montrer l’auteur de l’Année littéraire se faisant traquer pendant huit ans pour un panier de vin dont on voulait qu’il eût bu et qu’il eût trouvé bon.

Puisque je me suis hasardé dans les potins, l’occasion serait belle pour toucher un mot d’une certaine tabatière donnée par Piron à Fréron, et troquée par celui-ci contre un bel habit écarlate. L’histoire est racontée tout au long, de la main de Piron même, dans ses Œuvres inédites, publiées en 1859 par M. Honoré Bonhomme ; mais cela m’entraînerait trop loin. Je me contenterai d’emprunter à cet intéressant volume la réponse de Piron à une lettre de faire part que Fréron lui avait envoyée lors de la mort de sa première femme.


« Ce samedi 19 juin 1762.

« Je prends, monsieur, toute la part possible à la perte que vous venez de faire, et dont m’instruit le billet funéraire qu’on a eu l’attention de m’apporter. C’est une tendre épouse que vous perdez, mais qu’après tout vous ne perdez qu’à moitié, puisqu’elle revivra sous vos yeux dans les enfants qu’elle vous laisse. Ils feront votre consolation, ne fût-ce que celle qui vous a fait partager avec un roi les honneurs de la paternité.

« Quand vous recevrez pour mon compte un billet tel que celui qui donne lieu au mien, souvenez-vous de moi comme de quelqu’un qui, à de petites guerres près, aura été toute sa vie, de la meilleure foi du monde, monsieur, votre très-affectionné serviteur.

« Piron. »

Si l’on comptait bien, on trouverait que Piron a fait autant d’épigrammes contre Fréron que contre Voltaire. Il employa une semaine tout entière à en composer trente-deux, et il intitula cette série la Fréronade. Je renvoie encore ici au recueil de M. Honoré Bonhomme.

La probité de l’écrivain n’a pas moins été attaquée que celle de l’homme : on a traité sa plume de vénale, mais, comme toujours, on a négligé de produire des preuves. Je préfère parler de son austérité, et rappeler les inutiles avances que lui fit Beaumarchais lors de ses premières pièces. Beaumarchais était, à cette époque, plus grand seigneur qu’écrivain, et rien ne lui aurait coûté sans doute pour gagner Fréron à sa cause. Voici en quels termes assouplis, lui si impertinent, lui si indépendant en apparence, il écrivait, en 1767, au rédacteur de l’Année littéraire.

« Je ne crois pas avoir l’honneur, monsieur, d’être personnellement connu de vous, ce qui me rend d’autant plus sensible aux choses honnêtes que l’on m’a rapportées hier au soir. Un homme de mes amis, qui s’est rencontré avec vous dans une maison, m’a assuré qu’il était impossible de parler avec plus de modération que vous ne l’aviez fait des endroits qui vous avaient paru répréhensibles dans le drame d’Eugénie, et de louer avec une plus estimable franchise ceux que vous aviez jugés propres à intéresser les honnêtes gens. C’est ainsi que la critique judicieuse et sévère devient très-utile aux gens qui écrivent. Si vos occupations vous permettent de revoir aujourd’hui cette pièce, où j’ai retranché des choses auxquelles mon peu d’usage du théâtre m’avait attaché, je vous prie de le faire avec ce billet d’amphithéâtre que je joins ici. Je vous demanderai, après cette seconde vue, la permission d’en aller jaser avec vous, en vous assurant de la haute considération et de la reconnaissance avec lesquelles j’ai l’honneur d’être, monsieur, etc.

« Caron de Beaumarchais. »

Je ne sais rien de plus simple et de plus digne que la réponse de Fréron :


« Le samedi 7 février 1767.

« Je suis fort sensible, monsieur, à votre politesse, et bien fâché de ne pouvoir en profiter, mais je ne vais jamais à la comédie par billets ; ne trouvez donc pas mauvais, monsieur, que je vous renvoie celui que vous m’avez fait l’honneur de m’adresser.

« Quant à votre drame, je suis charmé que vous soyez content de ce que j’en ai dit ; mais je ne vous dissimulerai pas que j’en ai pensé et dit plus de mal que de bien après la première représentation, la seule que j’aie vue. Je ne doute pas que les retranchements qui étaient à faire et que vous avez faits dans cet ouvrage ne l’aient amélioré : le succès qu’il a maintenant me le fait présumer. Je me propose de l’aller voir la semaine prochaine, et je serai très aise, monsieur, je vous assure, de pouvoir joindre mes applaudissements à ceux du public.

« J’ai l’honneur d’être, avec la plus haute considération, etc.

« Fréron[7]. »

On remarquera que Fréron s’abstient de répondre à la proposition que Beaumarchais lui faisait d aller jaser avec lui d’Eugénie.

Bornons ces questions de probité par un mot sur les relations de Fréron avec ses libraires. Lorsqu’il abandonna les Lettres sur quelques écrits de ce temps pour fonder l’Année littéraire, et qu’il passa de chez le libraire Duchesne chez le libraire Lambert, qui lui offrait dix louis par feuille, ce fut un tollé général. Tout le monde cria à l’indélicatesse, à la déloyauté, et cette clameur fut telle que l’écho s’en est perpétué de nos jours. M. Charles Nisard, dans ses Ennemis de Voltaire n’a pas assez d’indignation pour flétrir cette bassesse, cette friponnerie ; M. Eugène Hatin, dans son Histoire de la presse, s’associe plus timidement à ce blâme, mais il hasarde que les considérations de Fréron pourraient bien n’avoir pas été assez désintéressées. Moi, j’en suis convaincu. Je consens à crier comme tout le monde, à la condition cependant de savoir quels traités liaient l’auteur au libraire, et réciproquement. Si les Lettres étaient la propriété et l’invention de Fréron, on m’accordera bien qu’il avait le droit de les abandonner ou de les transformer. Comment ! durant six années, il rédige une publication moyennant un médiocre salaire, et quand on lui propose des arrangements plus avantageux, vous vous étonnez qu’il les accepte ! Voltaire en agissait bien plus délibérément avec ses libraires. Vous trouveriez peut-être plus naturel que ce fût le libraire qui eût lâché Fréron. Je ne veux pas pousser plus loin la discussion. Il me suffit d’indiquer le sentiment d’injustice qui a dicté ces appréciations d’un acte commercial où manquent les premiers éléments d’enquête. En l’absence de documents certains, moi je trouve plus logique de me ranger du côté de l’écrivain que du côté de l’éditeur.

En 1762, comme on l’a vu, Fréron avait perdu sa femme. Il était resté avec son fils et une fille.

  1. À M. Thiriot, Tournay, le 7 juillet 1760.
  2. Lettre publiée par M. Du Chatellier.
  3. L’Espion Anglais, tome III, p. 112.
  4. Un nommé La Coste, qui en faisait le rôle ; personnage très-plaisant par son sérieux. On le dit auteur d’une espèce d’Histoire d’Espagne qui l’a fait mettre à la Bastille
  5. L’Espion Anglais, tome III, pages 125 et suivantes.
  6. S’il fallait absolument donner une idée des monstruosités vomies contre Fréron par ces démons subalternes, je choisirais un extrait du Colporteur. Dans cette diatribe générale, l’auteur imagine que Fréron loue son appartement pour des rendez-vous ; et, après avoir esquissé une scène scandaleuse, il l’introduit ainsi : « La comtesse jeta les hauts cris et demanda du secours. Fréron, qui était au-dessous, fut attiré par le bruit, et il entra dans la chambre. M. de… se jeta sur lui et le laissa presque mort sur place ; ses plaintes firent connaître au comte qu’il s’était mépris, et après avoir fait venir une lumière, il reconnut le héros de l’Écossaise expirant sur le plancher. » — Eh quoi ! c’est toi, faiseur de feuilles ? lui dit le comte étonné. — Eh ! oui, monseigneur ; voyez dans quel état vous venez de me mettre ! C’est après‑demain le vingt du mois ; que dira le libraire Lambert, si je ne lui délivre pas ce soir le paquet d’injures que je lui vends tous les dix jours ? ma femme est grosse, n’importe de qui ; j’ai quatre enfants ; où prendre du pain ? On ne mange point ici avec l’honneur, et quand cela ferait vivre je n’en mourrais pas moins de faim ; il faut donc, pour soutenir ma famille, que je devienne coquin par besoin ; il vaut mieux l’être dans mon grenier que sur les grands chemins, et j’aime mieux être Fréron que Mandrin. — Va, répliqua le comte, l’un vaut l’autre ; lève toi, voilà dix écus, fais-toi panser. — Reviendrez-vous demain, monseigneur ? lui demanda l’effronté écrivassier. — Non, répondit le comte ; mais si tu veux que je te laisse aujourd’hui avec un bras de moins pour la même somme, tu peux parler ; tu ne perdras rien à ce marché, et le public y gagnera sûrement. » Fréron, satisfait de sa journée, descendit comme il put, et s’enivra le soir même avec les amis de sa femme. »
  7. Beaumarchais et son temps, par Louis de Loménie. Tome I, pages 218 et 219.