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IV


PREMIÈRE REPRÉSENTATION DE l’Écossaise.

(La salle de la Comédie-Française. — Foule orageuse. — Le parterre debout ; un garde-française, l’arme au bras, à chaque issue. — Six heures du soir.)

Voix au parterre. — Holà ! reculez-vous, je vous prie. — Il est impossible de rien voir derrière une perruque de ce volume. — Quelles sont les personnes qui viennent d’entrer dans l’avant-scène des secondes ? — C’est, je crois, M. le comte et Mme la comtesse d’Argental. — Que de monde ! — Pourquoi ne commence‑t‑on pas ? — On étouffe.

Chevrier, à un groupe de petits clercs. — Ah ! vous voilà, mes amis ! vous êtes là… très-bien ! Je vais à l’amphithéâtre ; ne quittez pas les yeux de dessus moi.

Les petits clercs. — Oui, monsieur Chevrier.

L’abbé de la Porte, de l’autre côté du parterre, à un groupe de Savoyards. — Vous aurez chacun douze sous à la fin du spectacle, si vous n’oubliez aucune de mes recommandations.

Les Savoyards. — Soyez tranquille, monsieur l’abbé.

Un Quidam, à son voisin. — L’affaire sera chaude, à ce qu’il parait.

Le Voisin. — Quelle affaire, s’il vous plaît ?

Le Quidam. — Eh mais ! vous ne savez donc pas que la pièce qu’on va jouer est de M. de Voltaire, quoiqu’elle soit annoncée comme une traduction de l’anglais ?

Le Voisin. — Excusez-moi, monsieur, j’arrive de Chartres, et je ne suis au courant de rien absolument. Ah ! la pièce est de M. de Voltaire ? J’en suis aise.

Le Quidam. — Et, de plus, elle est presque tout entière dirigée contre Fréron.

Le Bourgeois de Chartres. — Fréron ? qui est ce Fréron ? Je ne crois pas le connaître.

Un Militaire. — Je vous en fais mon compliment, morbleu ! un pédant de collège qui mériterait d’avoir les oreilles coupées !

Un Abbé. — Un faquin qui décide impertinemment des productions d’autrui !

Un Pilier de café. — Un âne bâté !

Deux Femmes, à L’amphithéâtre. — Les hommes ne nous regardent guère aujourd’hui. Qu’est-ce que cela signifie ? Jamais cependant notre rouge ne fut mieux placé, et nous avons tous nos diamants. Y comprends-tu quelque chose, Cléophile ?

Cléophile. — Ma foi ! non… Jusqu’au marquis qui fait semblant de ne pas nous apercevoir !

Marmontel, avec plusieurs Encyclopédistes, dans une loge grillée. — Cela est impossible.

Grimm. — Je vous dis que rien n’est plus certain ; voyez vous-même, le voilà, lui Fréron, au beau milieu de l’orchestre.

La Harpe. — Fréron ici ? Le trait est incroyable.

Diderot. — C’est du courage !

La Harpe. — C’est de l’impudence !

Marmontel. Il a l’air encore plus insolent que de coutume.

Diderot, bas à Grimm. — Marmontel ne lui pardonnera jamais la critique de ses tragédies. — Avec qui est Fréron ?

Grimm. — Avec Favart, je crois…

Marmontel. — Oui, et le petit Sautereau de Marsy, un de ses collaborateurs.

Une Grisette, se plaçant aux troisièmes loges. — Par ici, ma tante, par ici ! Monsieur est assez honnête pour vouloir bien se presser un peu.

Le Monsieur. — Je n’ai aucun mérite à cela, mademoiselle.

La Tante. — Faites excuse… Eh ! c’est M. Gervais, le chirurgien de la rue des Boucheries. Est-ce que tu ne connais pas monsieur, Manon. ? Vous voilà donc ici, vous aussi ? Nous, ce n’est pas étonnant, parce que nous blanchissons plusieurs de ces messieurs de la Comédie. Est-ce qu’on vous a bien recommandé, comme à nous, d’applaudir aux beaux moments ?

Le Chirurgien. — Non ; moi, je suis ici pour siffler.

La Tante. — Tiens ! que c’est drôle ! et on vous a donné un billet pour cela ?

Le Chirurgien. — Entendons-nous… pour siffler Fréron.

La Tante. — Qui, Fréron ? un comédien ?

La Grisette. — Ma tante, tu sais bien, c’est ce gros monsieur qui demeure rue de Seine, dans la maison de M. Lelièvre, le distillateur du roi.

La Popelinière, à Helvétius, dans une loge. — Et vous dites qu’il est là ?

Helvétius. — En personne, mon cher confrère ; j’en demeure confondu.

La Popelinière. — Quelle bravade ! Nous aurons double spectacle, alors. La bonne nouvelle à annoncer à Thiriot ! Il faudrait lui expédier un émissaire, pour qu’il écrivît sur le champ l’aventure à Voltaire.

Helvétius. — Thiriot, où est-il donc ?

La Popelinière. — Je l’ai laissé à table, il boude les comédiens depuis qu’ils lui ont retiré ses entrées. — Avez-vous des renseignements sur la pièce nouvelle ? Cela vaut-il quelque chose ?

Helvétius, souriant. — Si Voltaire vous entendait !

La Popelinière. — Eh ! eh ! le cher grand homme a la faiblesse de s’inquiéter de l’opinion d’un pauvre traitant tel que moi ; il me donne du Pollion dans ses lettres. Aussi je souhaite de tout mon cœur que son Écossaise réussisse.

Helvétius. — Elle réussira ; nous sommes en nombre.

La Popelinière. — Je n’aperçois pourtant ni d’Alembert ni Duclos.

Helvétius. — Ils ne sont pas venus, et ils ne viendront pas. D’Alembert est trop fier pour paraître s’intéresser à l’exécution d’un faiseur de feuilles, et Duclos est trop circonspect. En revanche, vous voyez Sedaine au parterre. Quel mouvement il se donne ! Ne dirait-on pas qu’il se prend pour un Encyclopédiste ?

La Popelinière. — Vous ne m’avez pas répondu à ce que je vous demandais au sujet de la pièce ?

Helvétius. — C’est juste. Elle est imprimée depuis plusieurs mois, sous le nom d’un M. Jérôme Carré ; mais personne n’y a été trompé, grâce aux indiscrétions des familiers des Délices. Je n’en ai d’ailleurs rien retenu, si ce n’est que Fréron y est appelé Frélon et y joue un rôle pendable. Ces choses-là sont meilleures à voir qu’à lire.

Voix au parterre. — Quoi ! Fréron est dans la salle ? — Est-ce certain ? — Oui, oui… tenez, à l’orchestre… là ! — Laissez‑moi le voir. — Il est vigoureusement bâti !

Favart, à Fréron. — Tous les regards sont dirigés sur vous. Vous avez eu tort de vous exposer aux brocards d’un public entièrement composé de vos ennemis.

Fréron. — Qui sait ? Attendons l’événement. Il est impossible qu’une telle rapsodie soit écoutée jusqu’à la fin. (Favart hoche la tête.) J’ai une opinion plus favorable du bon sens et du goût des Français.

Favart. — Hélas ! Avez-vous eu connaissance de la Requête aux Parisiens qui a paru hier et qui a été répandue à profusion ?

Fréron. — Oui ; j’y ai vu que le nom de Frélon serait remplacé ce soir par celui de Wasp, qui en est l’équivalent dans la langue anglaise. Wasp ou Frélon, cela m’est fort indifférent. J’avais même engagé les comédiens à mettre Fréron, s’ils pensaient que cela pût contribuer au succès de la pièce. Ils étaient assez portés à m’obliger ; apparemment qu’il n’a pas dépendu d’eux de me faire ce plaisir.

Sautereau de Marsy. — Sept heures ! d’où vient qu’on tarde tant à commencer ? La police s’opposerait-elle à la représentation, ou les comédiens se sentiraient-ils pris de remords ? (On frappe les trois coups.)

Fréron. — Voici la réponse.

(La toile se lève au milieu du plus profond silence et laisse voir l’intérieur d’un café à Londres. Un homme seul, vêtu de noir, est assis auprès d’une table, sur laquelle il y a une écritoire et des plumes. Il lit la gazette. — Des murmures sortis à la fois de plusieurs points de la salle semblent indiquer au public que c’est le héros de la comédie. Redoublement d’attention.)

wasp — Que de nouvelles affligeantes ! Des grâces répandues sur plus de vingt personnes ! aucune sur moi ! Cent guinées de gratification à un bas officier, parce qu’il a fait son devoir ; le beau mérite ! Une pension à l’inventeur d’une machine qui ne sert qu’à soulager des ouvriers ! une à un pilote ! Des places à des gens de lettres ; et à moi rien ! Encore, encore, et à moi rien ! (Il jette la gazette et se promene.) Cependant je rends service à l’État, j’écris plus de feuilles que personne, je fais enchérir le papier… et à moi rien ! Je voudrais me venger de tous ceux à qui on croit du mérite. Je gagne déjà quelque chose à dire du mal ; si je puis parvenir à en faire, ma fortune est faite. J’ai loué des sots, j’ai dénigré les talents ; à peine y a-t-il de quoi vivre. Ce n’est pas à médire, c’est à nuire qu’on fait fortune. (Au maître du café.) Bonjour, monsieur Fabrice, bonjour. Toutes les affaires vont bien, hors les miennes ; j’enrage.

fabrice. — Monsieur Wasp, vous vous faites bien des ennemis.

wasp. — Oui, je crois que j’excite un peu d’envie.

fabrice. — Non, sur mon âme, ce n’est point du tout ce sentiment-là que vous faites naître…

Le Parterre, applaudissant. — Très‑bien ! très‑bien !

Fréron, à Favart, en souriant. — Le début promet.

La Harpe. — En vérité, il n’y a que ce Voltaire pour savoir présenter un personnage.

L’abbé de la Porte, à son groupe. — Vous allez en entendre bien d’autres. Attention ! (La pièce continue.)

wasp. — Voici un nouveau débarqué : c’est un grand seigneur sans doute, car il a l’air de ne se soucier de personne. Milord, permettez que je vous présente mes hommages et ma plume.

monrose. — Je ne suis point milord ; c’est être un sot de se glorifier de son titre, et c’est être un faussaire de s’arroger un titre qu’on n’a pas. Je suis ce que je suis ; quel est votre emploi dans la maison ?

wasp. — Je ne suis point de la maison, monsieur ; je passe ma vie au café, j’y compose des brochures, des feuilles ; je sers les honnêtes gens. Si vous avez quelque ami à qui vous vouliez donner des éloges ou quelque ennemi dont on doive dire du mal, quelque auteur à protéger ou à décrier, il n’en coûte qu’une pistole par paragraphe. Si vous voulez faire quelque connaissance agréable ou utile, je suis encore votre homme.

monrose. — Et vous ne faites point d’autre métier dans la ville ?

wasp. — Monsieur, c’est un très-bon métier.

monrose. — Et on ne vous a pas encor. montré en public, le cou décoré d’un collier de fer de quatre pouces de hauteur. ? (Explosion d’applaudissements.)

Favart, bas à Fréron, lui serrant la main. — Mon ami… mon ami !…

Fréron, très-pale. — Ce n’est rien. Ne vous affectez pas de cela. Voyez, je suis calme.

Sautereau de Marsy. — Quelle infamie !

Fréron. — Eh non ! c’est le droit de la comédie.

Chevrier. — Pardieu ! la plaisanterie est divine ! Un collier de fer, c’est charmant. Ah ! ah !…

Plusieurs voix. — Vivat pour le collier de fer !

Crébillon fils, à Dorat. — Adieu. (Il se lève.)

Dorat. — OÙ allez-vous ?

Crébillon fils. — Je pars.

Dorat. — Déjà ?

Crébillon fils. — J’en ai assez. Je n’aime pas Fréron, mais ce spectacle me soulève le cœur. (Il sort.)

(L’acte s’achève. Le public est dans la plus vive agitation. On monte sur les banquettes, on cherche à voir Fréron.)

Marmontel. — Hum ! il me semble que l’auteur a la main un peu lourde.

Diderot. — Bah ! bah ! il faut exterminer tous les ennemis de l’Encyclopédie !

La Harpe, se penchant. — Et ce Fréron qui ne bouge seulement pas ! Quand je disais qu’il avait un front d’airain !

Fréron, à Favart. — Allons, Voltaire est en verve. Mais nous ne sommes encore qu’au premier acte. Comment continuera‑t-il ce ton ? Après le carcan, je ne soupçonne vraiment pas ce qu’il pourra trouver. Le carcan est fort joliment imaginé, mais c’est ce qui s’appelle commencer par la fin ; c’est manger son dénoûment en herbe.

Voix au parterre. — Chut ! chut ! Ecoutez ! (Le deuxième acte commence.)

lady alton. — Gazetier littéraire, approchez ; m’avez-vous servie ? avez-vous employé vos correspondances ? avez-vous découvert quelle est cette insolente qui fait le malheur de ma vie ?

wasp. — J’ai rempli les volontés de votre grandeur : je sais qu’elle est Écossaise et qu’elle se cache.

lady alton. — Voilà de belles nouvelles !

wasp. — Je n’ai rien découvert de plus jusqu’à présent.

lady alton. — Et en quoi m’as-tu donc servie ?

wasp. — Quand on découvre peu de chose, on ajoute quelque chose ; et quelque chose avec quelque chose fait beaucoup. J’ai fait une hypothèse.

lady alton. — Comment, pédant ! une hypothèse ?

wasp. — Oui, j’ai supposé qu’elle est mal intentionnée contre le gouvernement.

lady alton. — Je ne le vois pas, mais je voudrais que la chose fût.

wasp. — Je ne le parierais pas, mais j’en jurerais. (Rires.)

Fréron. — Le trait est plaisant, mais Voltaire n’en a pas les gants : il l’a emprunté à une anecdote normande rimée par Piron. }}

lady alton. — Voilà, je l’avoue, le plus impudent et le plus lâche coquin qui soit dans les trois royaumes. Nos dogues mordent par instinct de courage, et lui par instinct de bassesse. (À Fabrice.) Adieu, mon maître, vous êtes un honnête homme, vous, mais vous avez dans votre maison un vilain griffonneur !

Fréron. — Vilain griffonneur est faible et ne soutient pas l’énergie du reste du morceau. Qu’en dites-vous, mon cher Marsy ?

Sautereau de Marsy. — Je dis que tout cela est absurde quand tout cela n’est pas révoltant.

Favart. — Dites que cela est l’un et l’autre à la fois.

Fréron. — Voilà de la sévérité, et l’on s’aperçoit aisément que vous n’êtes pas encore façonné au bon comique. Quel est ce nouveau personnage ?

fabrice — Ah ! Dieu soit béni ! vous voilà de retour, monsieur Freeport ; comment vous trouvez-vous de votre voyage à la Jamaïque ?

freeport. — Fort bien, monsieur Fabrice. J’ai gagné beaucoup, mais je m’ennuie. (Au garçon de café.) Hé ! du chocolat, les papiers publics ! On a plus de peine à s’amuser qu’à s’enrichir.

fabrice. — Voulez-vous les feuilles de Wasp. ?

freeport. — Non. Que m’importe ce fatras ? Je me soucie bien qu’une araignée, dans le coin d’un mur, marche sur sa toile pour sucer le sang des mouches !…

Fréron, prenant des notes. — Bon ! tout à l’heure, j’étais un dogue ; à présent, je suis une araignée. Les trois règnes y passeront.

Favart. — J’espérais que les comédiens auraient eu la pudeur de faire des suppressions dans la pièce imprimée.

Fréron. — Que vous ne les connaissez guère ! Ils y auraient ajouté plutôt.

(Les mêmes transports accompagnent la fin du deuxième acte.)

La Grisette des troisièmes. — Ah ! quel homme abominable que ce M. Wasp ! Je ne pourrai plus passer devant les écrivains du Charnier sans penser à lui.

La Tante. — Se peut-il qu’on ait voulu représenter le locataire de M. Lelièvre ?

Le Chirurgien. — Oui, madame, je vous l’affirme, et encore les traits sont-ils beaucoup adoucis. — Mais j’entends la voix du limonadier ; permettez‑moi de vous offrir, ainsi qu’à votre charmante nièce, un verre de limonade.

La Tante. — C’est trop d’honnêteté, monsieur Gervais.

Chevrier, dans le parterre. — Eh bien ! cela se passe à merveille. Courage, mes amis ! Il est temps de faire justice de cet avorton du Parnasse.

Un Poète. — Il a déchiré mon poëme, je serai sans pitié pour lui.

Un autre. — Il a sifflé mes héroïdes, je le sifflerai à mon tour.

Chevrier. — Sifflez Fréron, mais applaudissez l’Écossaise !

Le Bourgeois de Chartres. — Moi, c’est aux malheurs de Lindane que je m’intéresse le plus. Ah ! voici la toile qui se relève.

(On joue le troisième acte, où Wasp ne paraît point. Désappointement général.)

Grimm. — Diable ! la pièce baisse.

La Popelinière. — Entre nous, la comédie de M. Jérôme Carré est singulièrement médiocre.

Helvétius. — Cinq actes, c’est beaucoup trop long.

Fréron, à Sautereau de Marsy. — N’avais-je pas raison de vous exhorter à la patience ? Voyez comme l’action languit et comme le public s’en détourne ! Il n’y a là-dedans ni vraisemblance, ni liaison, ni intrigue, ni marche, ni chaleur. Sans moi, cela ne serait pas supportable.

Un Homme du parterre. — Dites-donc, monsieur Sedaine, est-ce que je peux m’en aller ?

Sedaine. — Veux-tu rester, butor, et montrer plus de zèle pour la philosophie, ce flambeau de l’univers !

Diderot. Voltaire a broché cela en moins de huit jours ; il serait injuste de juger cet ouvrage aussi sérieusement que ses autres écrits.

La Harpe. — Le quatrième acte va tout réparer ; Fréron ne triomphera pas longtemps, je vous le prédis.

Au parterre. — Paix là !

(Le quatrième acte commence ; Wasp est en scène avec Fabrice et Freeport.)

fabrice. — Je suis obligé de l’avouer, monsieur Wasp, si tout ce qu’on dit est vrai, vous me feriez plaisir de ne plus fréquenter chez nous.

wasp. — Tout ce qu’on dit est toujours faux. Quelle mouche vous pique, monsieur Fabrice ?

fabrice. — Vous venez écrire ici vos feuilles : mon café passera pour une boutique de poison. (Applaudissements.)

freeport. — Ceci mérite qu’on y pense, voyez-vous.

fabrice. — On prétend que vous dites du mal de tout le monde.

freeport. — De tout le monde, entendez-vous ? C’est trop.

fabrice. — On commence même à dire que vous êtes un délateur, un fripon ; mais je ne veux pas le croire.

freeport. — Un fripon, entendez-vous ? Cela passe la raillerie.

wasp. — Je suis un compilateur illustre, un homme de goût.

fabrice. — De goût ou de dégoût, vous me faites tort, vous dis-je. (Battements de mains redoublés ; trépignements.)

wasp. — Au contraire, c’est moi qui achalandé votre café ; c’est moi qui l’ai mis à la mode ; c’est ma réputation qui vous attire du monde.

fabrice. — Plaisante réputation ! celle d’un espion, d’un malhonnête homme… (Acclamations.)

Le Parterre. — Oui ! oui ! à bas Wasp ! à bas Frélon !

Favart, à Fréron. — Eh bien ! mon ami ?…

Fréron. — Eh bien ! je boirai la ciguë jusqu’à la lie.

Sautereau de Marsy. — Le malheureux !

(Le silence se rétablit.)

wasp, à lord Murray. — Monseigneur, permettez-vous que je vous dédie un tome ?

lord murray. — Non, il ne s’agit point de dédicace. Vous m’avez rendu service sans le savoir. Je ne regarde pas à l’intention ; on prétend que vous vouliez nuire et que vous avez fait du bien. Tenez, voici pour le bien que vous avez fait. (Il lui donne quelques guinées.) Mais si vous vous avisez jamais de prononcer le nom de Mlle Lindane, je vous ferai jeter par les fenêtres de votre grenier.

wasp. — Grand merci, monseigneur. Tout le monde me dit des injures et me donne de l’argent, je suis bien plus habile que je ne croyais. (Il sort.)

L’abbé de la Porte, à ses gens. — Allons donc ! ferme !

Voix nombreuses. — À bas Wasp ! à bas Frelon !

Sautereau de Marsy, à Fréron. — Mon ami, votre supplice est fini : Wasp ne se montre plus dans la pièce.

Fréron. — C’est une faute, et je ne reconnais là ni l’habileté ni la méchanceté de l’auteur. N’importe ; voilà un triomphe que les amis de Voltaire essayeront de racheter bien cher dans l’avenir. Ce n’est pas moi qu’on immole en scène, c’est la liberté d’examen. À vouloir étouffer une voix, on risque un principe. Et il est heureux, croyez-moi, que cette attaque se soit ruée contre une volonté aussi énergique et une conviction aussi solide que la mienne. Sans cela, c’en était fait de la critique. Pour la première fois de ma vie, je ressens un mouvement d’orgueil et je me trouve au niveau de mon devoir. Quittez donc vos visages désolés, mes amis, et regardez-moi en face : les insultes de cet homme sont passées, et j’existe ! le vent de sa haine ? soufflé, et je suis debout ! Ne croyez pas aux invectives ; elles n’ont jamais affirmé que l’impuissance de celui qui s’y abandonne. Les colères ont une fin, le droit est éternel. La représentation de l’Écossaise est finie ; à mon tour, maintenant.

Favart. — Qu’allez-vous faire. Fréron ?

Fréron. — Continuer. (Il se lève et sort, accompagné des huées du parterre.)