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V


FRÉRON ET LES COMÉDIENS

En jouant l’Écossaise, les Comédiens-Français n’obéissaient pas seulement au ressentiment de M. de Voltaire ; ils donnaient aussi satisfaction à leurs rancunes personnelles. Fréron ne les ménageait pas ; il leur disait sensément et nettement la vérité, ce qui est la chose que les comédiens aiment le moins à entendre. Ils furent donc charmés de ce succès, et ils représentèrent la pièce trois fois par semaine. Pendant ce temps, Voltaire en faisait imprimer une seconde édition, augmentée de la Requête aux Parisiens, et d’un Avertissement où il continue de parler au nom de Jérôme Carré. On n’en lira pas sans stupeur l’extrait suivant :

« Comme ce Fréron avait eu l’inadvertance de se reconnaître dans la comédie de l’Écossaise, le public le reconnut aussi. La comédie était sue de tout le monde par cœur avant qu’on la jouât, et cependant elle fut reçue avec un succès prodigieux. M. Jérôme Carré, au sortir du spectacle, fut embrassé par plus de cent personnes. « Que vous êtes aimable, monsieur Carré, lui disait-on, d’avoir fait justice de cet homme dont les mœurs sont encore plus odieuses que la plume ! — Eh ! Messieurs, « répondit Carré, vous me faites plus d’honneur que je ne mérite ; je ne suis qu’un pauvre traducteur d’une comédie pleine de morale et d’intérêt. » Comme il parlait ainsi sur l’escalier, il fut barbouillé de deux baisers par la femme de Fréron. « Que je vous suis obligée, dit-elle, d’avoir puni mon mari ! Mais vous ne le corrigérez point. »

D’aussi épouvantables plaisanteries se passent de commentaires.

Que faisait Fréron cependant ? Le croirait-on il retournait à la deuxième représentation de l’Ecossaise, comme s’il avait voulu en appeler du public ivre au public à jeun. Cette nouvelle épreuve ne servit qu’à le convaincre de la puissance et de la ténacité de ses adversaires. Il essaya de prendre sa revanche sur son propre terrain, dans l’Année littéraire ; mais là encore il se heurta contre les chicanes des censeurs, qui lui biffèrent sans pitié ses moindres badinages ; son compte rendu de l’Écossaise sortit tout mutilé d’entre leurs mains. Tel qu’il est cependant, c’est une page charmante : on y voit le « Sénat philosophique » se réunir pour faire chanter un Te Voltarium. Je n’en finirais pas à raconter ce qu’il en coûta à Fréron de démarches et de lettres pour qu’on lui tolérât ce Te Voltarium. Il fut obligé de s’adresser à M. de Malesherbes, qui donna son autorisation en écrivant au censeur que « le pauvre Fréron était dans une crise qui exigeait quelque indulgence. »

De l’indulgence, pas davantage !

Si l’on consulte les registres de la Comédie-Française, on verra que l’Ecossaise fit de grosses recettes. Il est vrai qu’elle était jouée à ravir, et par les meilleurs sujets : Préville faisait Freeport, Brizard faisait Fabrice ; les rôles de Lindane et de Polly étaient remplis par Mlle Gaussin et Mlle Dangeville.

Mais ce qui passe toute idée, c’est que, deux mois ensuite, en septembre, les Comédiens Italiens jouèrent sur leur théâtre l’Écossaise, mise en vers par un M. de la Grange.

Ah ! j’allais oublier l’Opéra-Comique de la foire Saint-Laurent, qui, lui aussi, dans la même année, voulut avoir son Écossaise ou plutôt son Écosseuse, une parodie en un acte, écrite par Poinsinet, cette parodie humaine. Fréron y jouait son personnage, sous le nom de Moucheron, à côté de Fabrice, devenu Propice le gargotier, et de Freeport, devenu Francporc le marchand de bœufs. Lindane et lady Alton avaient été travesties en Marianne et en Jeanneton. Vous voyez que la parodie était aussi avancée alors que maintenant[1]. 1760.)

Ainsi tous les théâtres faisaient leur cour à Voltaire ; et Fréron, après avoir mérité le surnom de bête noire des philosophes, était en train d’acquérir celui de bête noire des comédiens. Pourtant, il avait droit à plus d’égards de la part de ces derniers : il leur avait rendu des services : c’est à lui qu’ils durent de connaître l’existence d’un descendant de Corneille, et c’est par Fréron que ce descendant de Corneille se vit arraché à la misère. Plus tard, Voltaire demanda chez lui la fille de ce pauvre homme ; il la logea, lui fit jouer ses pièces et lui trouva un mari. Cela est fort louable assurément, mais cela n’empêche pas que si Voltaire avait découvert la fille, Fréron avait trouvé le père, et qu’il avait sollicité et obtenu pour lui une représentation à bénéfice. On a fait grand fracas de la belle action de Voltaire, on n’a pas soufflé un mot de celle de Fréron. Les détails de cette histoire oubliée, j’allais dire inconnue, sont relatés dans l’Année littéraire du 20 mars 1760, — l’an de l’Écossaise :

« Jean-François Corneille, écrit Fréron, malheureux dès le berceau, n’a pas même eu l’avantage de recevoir l’éducation la plus commune ; il sait seulement lire et écrire. Il vivait à Évreux dans la misère et dans l’obscurité, lorsqu’on lui apprit qu’il avait dans M. de Fontenelle un cousin dont le nom était célèbre, et qui d’ailleurs pouvait par lui-même ou par son crédit changer sa triste situation. Il vint à Paris dans cette espérance ; mais, par malheur, M. de Fontenelle était âgé de près de quatre-vingt-dix-sept ans ; sa mémoire ne le servait plus avec fidélité. Jean-François Corneille s’annonça chez lui comme un petit-fils de Pierre Corneille. M. de Fontenelle et tous ceux qui l’entouraient crièrent à l’imposture, parce qu’ils confondaient Pierre Corneille le poëte, dont la postérité était éteinte, avec Pierre Corneille, avocat et secrétaire de la chambre du roi, grand‑père, en effet, de Jean-François Corneille. Celui-ci, qui n’avait jamais lu les ouvrages de son oncle, ni même entendu parler de lui que vaguement, n’était pas en état de faire cette distinction. Il ne put donc détromper son parent, qui ne lui a fait aucun bien ni pendant sa vie, ni après sa mort. »

Fréron raconte l’existence déplorable que traîna pendant longtemps ce naïf rejeton d’un grand homme.

« Les secours qu’il avait reçus des généreuses héritières de M. de Fontenelle ne pouvaient soulager que pour un temps sa misère ; il retomba bientôt dans l’indigence ; il n’avait pour toute ressource qu’un emploi très-médiocre. M. Titon du Tillet, ce citoyen si noble, si, vertueux, si sensible gémissait de son infortune. Comme son âge et ses infirmités ne lui permettaient pas de faire des démarches, il me fit l’honneur de penser à moi, m’adressa M. Corneille, et me chargea d’imaginer quelque moyen de lui être utile. Il me vint dans l’esprit de solliciter pour lui une représentation d’une des pièces de son oncle. J’en parlai d’abord à deux ou trois comédiens, qui goûtèrent ma proposition. Je menai M. Corneille chez des personnes du premier rang et les plus propres à faire réussir mon dessein.,.. Lorsque je vis que tout était favorablement disposé, je dictai à M. Corneille la lettre suivante, qu’il fit tenir aux comédiens assemblés le lundi 3 de ce mois… Le même jour, les Comédiens Français répondirent à M. Corneille ; les termes de cette réponse leur font beaucoup d’honneur.


« Monsieur,

« Il nous serait difficile de vous peindre et notre surprise d’avoir ignoré jusqu’à ce moment qu’il existât un neveu du grand Corneille et notre satisfaction en apprenant cette nouvelle. Les acclamations les plus touchantes ont été d’abord les seuls interprètes de notre sensibilité. Revenus de ce premier trouble d’une joie imprévue, nous n’avons pas hésité un instant à vous accorder la représentation que vous souhaitez et qui vous est due à tant de titres. Mais permettez-nous, monsieur, de n’avoir aucun égard à votre généreuse discrétion. Vous vous êtes restreint à nous demander un mardi, un jeudi ou un vendredi. Nous nous croyons obligés de vous céder un de nos beaux jours. Il a été décidé d’une voix unanime, dans notre assemblée, que nous représenterions lundi prochain, 10 de ce mois, à votre profit, la tragédie de Rodogune, un des chefs-d’œuvre de Pierre Corneille. Nous vous prions aussi. Monsieur, d’accepter pour toujours vos entrées à notre spectacle, d’y choisir votre place et de l’occuper le plus souvent qu’il vous sera possible. Nous devons au grand Corneille, à la nation, à nous-mêmes, ces témoignages, bien faibles sans doute, mais les seuls que nous puissions donner, de notre respect, de notre vénération, de notre gratitude pour le fondateur de la scène française. Un descendant de ce grand homme est en droit de tout exiger de notre reconnaissance. Nous vous supplions, monsieur, de la mettre à toute épreuve ; vous ne l’affaiblirez ni ne l’épuiserez jamais ; elle est aussi forte, aussi vive et aussi durable que les écrits de votre oncle immortel.

« Nous avons l’honneur d’être, avec un profond respect, au nom de tous nos camarades, monsieur, vos très‑humbles et très-obéissants serviteurs.

« De Bellecour, Le Kain, Dubois,
Brizard, Bernaut, Blainville,
Gaussin, Drouin,
Hus, de Bonneval, Durancy, etc. »

« On ne peut donner, dit Fréron, qu’une bien faible image de la sensation vive excitée dans le public par le désintéressement des comédiens, qui non-seulement ont renoncé aux honoraires qui leur reviennent toutes les fois qu’ils jouent, mais encore ont pris sur eux tous les frais de cette représentation ; par la générosité d’un grand nombre de particuliers, qui, pour une place de six livres, ont donné, les uns vingt-quatre, les autres quarante-huit, ceux-ci soixante‑douze, ceux-là quatre-vingt-seize livres ; une protectrice éclairée des lettres et des arts a envoyé dix louis à la boëte, sans faire prendre un seul billet. Plusieurs personnes qui ont des loges à l’année les ont ce jour-là payées au-dessus de leur prix, en faisant dire qu’elles ne les occuperaient pas et qu’on pouvait y laisser entrer des payants. Les danseuses même de la Comédie, qui ont une loge aux troisièmes, après avoir payé leurs places, les ont aussi abandonnées au public. Je ne vous dis rien de l’affluence de monde attirée à ce spectacle. La salle eût été remplie quand elle aurait été deux fois plus grande ; on a renvoyé plus de quatre-vingts carrosses, et dès trois heures il n’y avait plus de billets… »

L’enthousiasme de Fréron ne laisse pas que de faire sourire, bien qu’il parte d’un sentiment respectable ; il est poussé si loin qu’après avoir réclamé le buste de Corneille pour la Comédie-Française, Fréron demande aussi celui de Voltaire. Vous ne le croyez pas ? rien de plus vrai pourtant : « Il serait agréable et glorieux pour la nation, dit-il, que notre théâtre par excellence fût décoré à perpétuité des bustes de nos grands auteurs dramatiques. Quel Français, quel étranger même n’aimerait pas à voir d’un côté Corneille et Racine, de l’autre Molière et Regnard ? On y placerait après leur mort MM. de Crébillon et de Voltaire, et tous ceux qui, comme eux, illustreraient la scène française. » Pour le coup, voilà de l’abnégation, et de la plus haute ; il y a là de quoi désarmer un adversaire moins irascible que Voltaire.

Fréron termine par quelques renseignements sur la fille de M. Jean-François Corneille : « Si le neveu de Corneille n’a pas les talents de son oncle, il en a les vertus. Comme eux il pense avec noblesse, et son âme est aussi sensible que la leur. Vous apprendrez avec plaisir, monsieur, l’usage qu’il a fait des cinq mille francs que lui a valus sa représentation. Il a commencé par payer ses dettes, et, sur ce qui lui est resté, il a mis une somme à part pour donner à sa fille, âgée de dix-sept ans, une éducation digne de sa naissance, de son sexe et de ses heureuses dispositions. Elle est entrée à l’Abbaye de Saint-Antoine, où elle aura pour se former les conseils d’une prieure vertueuse, aimable et polie, et les exemples de plusieurs demoiselles de condition comme elle. »

En voilà assez pour démontrer que Fréron était bon à quelque chose. Lorsque, huit mois ensuite, il apprit que la jeune pensionnaire avait fait ses paquets pour Ferney, il ne put retenir cette exclamation : « Il faut avouer que Mlle Corneille va tomber en de bonnes mains ! »

  1. Voltaire est aux aguets ; vite un mot à Thiriot : « Si l’Écosseuse est plaisante, comme on me le mande, ayez la charité de la mettre dans le paquet, car il faut rire. » (Lettre du 23 septembre 1760.)