III


VOLTAIRE.

Dès que Fréron paraît, Voltaire se dresse.

On ne le voit pas d’abord, mais on l’entend siffler. C’est, pour commencer, un petit compliment de condoléance à Marmontel : « Je n’ai pu empêcher qu’on fit devant moi la lecture d’une feuille qu’on dit qui paraît toutes les semaines, dans laquelle votre tragédie d’Aristomène est déchirée d’un bout à l’autre. Je vous assure que cette feuille excita l’indignation de l’assemblée, comme la mienne[1]. »

Avec d’Argental, Voltaire est plus libre et en prend plus à son aise : « Pourquoi permet-on que ce coquin de Fréron succède à ce maraud de Desfontaines ? Pourquoi souffrir Rafiat après Cartouche ? Est‑ce que Bicêtre est plein ?[2] »

Voilà le début.

Regardez ce ruisseau noir qui traverse la France et l’Europe, éclaboussant les gens sur son passage, sans cesse grossi, sans cesse bouillonnant, sans cesse fangeux : c’est la haine de Voltaire. Elle rejaillit sur les plus petits comme sur les plus grands, sur les plus infimes comme sur les plus glorieux ; elle n’épargne ni le talent ni la sottise ; elle ne s’arrête ni devant le malheur ni devant la mort. Jamais haine ne fut plus ardente, plus tenace, plus subtile, plus terrible ; elle veille toujours, elle s’inquiète toujours, elle agit toujours. Elle est infatigable. Elle laisse inachevé le conte ou le poëme, pour traiter Jean-Jacques Rousseau de vil scélérat et de polisson ; elle se relève après les soupers de Berlin, pour apprendre à l’univers que Maupertuis est malade d’un excès d’eau–de-vie ; elle refait une à une les tragédies de Crébillon, en l’appelant insolent et misérable ; elle barbouille sur tous les murs la biographie mensongère delà Beaumelle ; elle rêve chaque jour de nouveaux supplices pour Fréron !

Je suis loin de sacrifier à la réaction contre Voltaire ; j’espère qu’on voudra bien m’épargner ce ridicule. À côté de la haine de Voltaire, il y a le génie de Voltaire, et ce génie n’est pas en cause ici. L’auteur de Memnon et du Siècle de Louis XIV est prodigieux, c’est entendu, et je ne conçois pas qu’il faille revenir sur certaine opinions générales. Il me confond, il me conquiert, il m’impose comme la Révolution ; mais de Voltaire comme de la Révolution je ne veux saluer que l’ensemble. Tapi dans sa Correspondance, je le vois, caillette gigantesque, s’enquérir auprès de tout le monde des faits et gestes de Fréron. Entre tous ses ennemis, Fréron est l’élu de son choix. C’est pour lui qu’il réserve ses fureurs les plus grondantes, c’est pour lui qu’il aiguise ses traits les plus acérés. Il l’attaque de toutes les manières, en prose et en vers :


L’autre jour, au fond d’un vallon,
Un serpent piqua Jean Fréron ;
Devinez ce qu’il arriva :
Ce fut le serpent qui creva.


Épigramme qui serait parfaite si elle ne renfermait une faute de français[3], et si elle n’était renouvelée de l’Anthologie pour la troisième ou quatrième fois.

Après l’épigramme, voici le petit poëme. J’ai nommé le Pauvre diable, triste chef‑d’œuvre, dont la lecture laisse une impression de terreur et de honte.

Faut-il murmurer ici ces vers inspirés par le génie de l’atrocité ?


Enfin, un jour qu’un surtout emprunté
Vêtit à cru ma triste nudité,
Après midi, dans l’antre de Procope
(C’était le jour que l’on donnait Mérope),
Seul en un coin, pensif et consterné,
Rimant une ode et n’ayant point dîné,

Je m’accostai d’un homme à lourde mine,
Qui sur sa plume a fondé sa cuisine,
Grand écumeur des bourbiers d’Hélicon,
De Loyola chassé pour ses fredaines,
Vermisseau né du cul de Desfontaines,
Digne en tout sens de son extraction :
Cet animal se nommait Jean Fréron.

J’étais tout neuf, j’étais jeune, sincère,
Et j’ignorais son naturel félon ;
Je m’engageai, sous l’espoir d’un salaire,
À travailler à son hebdomadaire,
Qu’aucuns nommaient alors patibulaire.
Il m’enseigna comment on dépeçait
Un livre entier, comme on le recousait.
Comme on jugeait du tout par la préface,
Comme on louait un sot auteur en place,
Comme on fondait avec lourde roideur
Sur l’écrivain pauvre et sans protecteur.
Je m’enrôlai, je servis le corsaire ;
Je critiquai, sans esprit et sans choix,
Impunément le théâtre, la chaire,
Et je mentis pour dix écus par mois.
Quel fut le prix de ma plate manie ?
Je fus connu, mais par mon infamie,
Comme un gredin que la main de Thémis
À diapré de nobles fleurs de lys,
Par un fer chaud gravé sur l’omoplate.
Triste et honteux, je quittai mon pirate,
Qui me vola, pour prix de mon labeur,
Mon honoraire en me parlant d’honneur.

Et si l’on demande pourquoi ce flot d’insultes, je répondrai : pour cinq ou six articles du journaliste, pleins de justes remarques, d’honnêtes conseils, et d’une raillerie toujours tempérée par la convenance. Un exemple va le prouver.

Une mauvaise comédie imprimée, portant le nom de M. de Voltaire, la Femme qui a raison, était parvenue sous les yeux de Fréron, qui en parla avec une sévérité parfaitement justifiée. Voltaire écrivit au Journal encyclopédique, non pour repousser la paternité de sa pièce, mais pour en désavouer l’édition, selon lui défigurée et publiée sans sa permission. Il se défend le plus qu’il peut du reproche de grossièreté et d’indécence[4]. Cette lettre, qui a dû lui coûter un certain effort de mesure, n’appartient encore qu’au style dédaigneux. « J’ai été assez surpris, dit-il[5], de recevoir, le dernier de décembre, une feuille d’une brochure périodique intitulée : l’Année littéraire, dont j’ignorais absolument l’existence dans ma retraite. » On sait ce qu’il faut penser de cette ignorance. Il ajoute : « Je me suis informé de ce qu’était cette Année littéraire, et j’ai appris que c’est un ouvrage où les hommes les plus célèbres que nous ayons dans la littérature sont souvent outragés. C’est pour moi un nouveau sujet de remerciement. Je dois dire en général, et sans avoir personne en vue, qu’il est un peu hardi de s’ériger en juge de tous les ouvrages, et qu’il vaudrait mieux en faire de bons. » Voilà, pour Voltaire, un point de vue bien banal et bien mesquin.

Mais j’arrive au morceau le plus important de cette lettre, au paragraphe le plus gros d’étonnements et de révélations inattendues. Chaque mot mérite d’en être relu et pesé : « La satire en vers, et même en beaux vers, est aujourd’hui décriée ; à plus forte raison la satire en prose, surtout quand on y réussit d’autant plus mal qu’il est plus aisé d’écrire en ce pitoyable genre. Je suis très-éloigné de caractériser ici l’auteur de l’Année littéraire, qui m’est absolument inconnu. On me dit qu’il est depuis longtemps mon ennemi. À la bonne heure ! on a beau me le dire, je vous assure que je n’en sais rien. Si, dans la crise où est l’Europe et dans les malheurs qui désolent tant d’États, il est encore quelques amateurs de la littérature qui s’amusent du bien et du mal qu’elle peut produire, je les prie de croire que je méprise la satire et que je n’en fais point. »

N’est-ce pas qu’on est forcé de sourire, surtout si l’on songe que l’auteur de cette belle profession de foi vient de rimer le Pauvre Diable, et a la plume levée pour écrire l’Ecossaise ?

Fréron répliqua fort poliment. Au sujet de la question d’inimitié, il s’exprime de la sorte : « M. de Voltaire est trop judicieux pour penser, avec une foule de petits auteurs, qu’un critique est l’ennemi de ceux dont il censure les ouvrages ; c’est le refrain ordinaire et pitoyable de l’amour-propre blessé. On aurait dû plutôt dire à M. de Voltaire que je suis depuis longtemps son ami, car je l’ai beaucoup plus loué que critiqué. Mais je ne suis ni son ami ni son ennemi, n’ayant pas l’honneur de le connaître personnellement ; je suis son admirateur, son panégyriste et son critique. »

Eh ! c’est justement ce ton de courtoisie qui exaspère Voltaire ; c’est ce sang-froid constant qui le met hors de lui. Aussi, peu de jours après cet échange de lettres, il fait imprimer l’Écossaise, cette nouvelle vengeance.

Le Café, ou l’Ecossaise fut représenté à la Comédie-Française le 26 juillet 1760.

  1. Correspondance générale. Paris, mai 1749.
  2. Correspondance générale. Lunéville, 24 juillet 1749.
  3. Averti par quelques puristes. Voltaire donna un nouveau tour au troisième vers :

    Que pensez-vous qu’il arriva ?
  4. Plus tard, nous voyons Voltaire convenir, avec une étrange aisance, de la licence de cette comédie. Il adresse, le 16 septembre 1765, ses remerciements au maréchal de Richelieu, qui venait de faire jouer Le Duc de Foix à Bordeaux : « …Je ne désespère pas, tandis que vous êtes en train, que vous ne ressuscitiez aussi la Femme qui a raison. On prétend qu’il y a quelques ordures, mais les dévotes ne les haïssent pas. »
  5. Pas si surpris ! car trois semaines auparavant il mandait à Thiriot : « Je vous prie de m’envoyer par M. Bouret, ou par quelque autre, la Femme qui a raison, et la malsemaine dans laquelle Fréron répand son venin de crapaud. » (15 décembre 1759.)