Éditions de l’Arbre (p. 189-194).


CHAPITRE XXII


À de nombreux signes, les habitués de la politique conjecturaient de l’imminence des élections. Mon père, à qui je fis part de mon désir de me porter candidat, acquiesça en riant. Ma belle-mère était furieuse. Elle ne comprenait pas que je voulusse faire la lutte à son frère.

— Mais il n’a aucune chance d’être réélu, lui dis-je. Surtout, après les événements de la semaine dernière.

Grâce à l’argent mis à la disposition de Vaillant pour mon élection, j’eus une police qui servit surtout à me brouiller avec mes amis, des organisateurs de quartier payés par Vaillant, toute une équipe de rebatteurs et de parasites. Le journal reçut l’ordre de ne pas lésiner sur la publicité. Jamais campagne n’avait été entreprise sous de meilleurs auspices.

Je ne m’appartenais plus. Dès le matin, Vaillant me remettait un agenda, minutieusement étudié. Le soir, avec mes principaux collaborateurs, j’élaborais un programme. Enfin, Vaillant se rendit dans la capitale avec Chamel pour me ménager une entrevue avec le chef du parti. Cette entrevue refroidit mon ardeur. Chamel et Vaillant paraissaient enchantés de tout. Selon eux, j’étais agréé, je serais choisi haut la main au congrès. Rien ne pouvait plus empêcher mon élection. Ce manque de psychologie de mes lieutenants m’effraya bien un peu. Mais, après tout, ils avaient fait d’autres campagnes. Ils connaissaient leur métier.

Pendant quelques jours, je crus vraiment possible de changer le monde. J’étais redevenu un adolescent. Je retrouvais le feu de mes discussions littéraires avec Georges, mais cette fois je me passionnais pour un objet concret. Mon dévouement servait une cause aussi grande que l’humanité.

Encouragé par mes amis je devenais un orateur recherché.

J’allais me mettre au travail quand la bonne vint m’avertir que M. Loignon avait demandé à être reçu pour une communication urgente et qu’elle l’avait fait monter. Il attendait dans l’antichambre. Je n’avais pas vu Loignon depuis plusieurs semaines et ce bonhomme m’intéressait. Sa curiosité avait pu le pousser à venir me déranger, car je savais que sous un prétexte ou un autre, il aimait à s’introduire dans les maisons et à fureter. Il avait fait l’inventaire de l’antichambre en m’attendant.

— Je ne veux pas vous déranger, me dit-il aussitôt, en refermant sans aucun embarras le compartiment du secrétaire qu’il visitait, mais j’ai des choses importantes à vous dire.

Je l’invitai à s’asseoir.

— Nous serions peut-être plus à l’aise dans votre cabinet de travail, car ce que j’ai à vous dire est confidentiel.

— Personne ne nous entendra ici.

— Ah ! je croyais que vous me feriez visiter votre cabinet. Je n’ai jamais eu l’occasion d’y pénétrer.

— Je vous assure que nous serons très à l’aise ici. Puis-je vous offrir un verre de bière.

— Ce n’est pas de refus. Je pensais que si vous avez un bureau aussi luxueux dans l’antichambre, et, à ce que je vois, inemployé, le vôtre doit être encore plus beau.

— Je trouve plus pratique de travailler sur une table.

Je versai la bière glacée que la bonne avait apportée et attendis ses révélations.

— On ne vous voit pas souvent au journal, Julien.

— Je suis très occupé.

— Je le sais. J’ai appris une chose d’une importance primordiale pour votre campagne.

Il s’interrompit pour porter son verre à ses lèvres.

— Chamel se présente contre vous.

— Mais Chamel est mon organisateur.

— Justement. Au lieu de travailler pour vous, il se fait des amis avec votre argent et, surtout, il a l’appui secret des Berthomieu. Il attend au dernier moment pour annoncer sa candidature.

Voyant l’impression que cette nouvelle, que je pressentais déjà à certains indices, produisait sur moi, Loignon fut pris d’inquiétude.

— Vous savez, Julien, j’ai fait ça pour vous rendre service.

— Venez avec moi chez Vaillant.

Loignon était trop heureux d’assister à une scène comme celle-là. Il me voyait effondré. Je me sentais impuissant, à la veille du congrès, à rallier mes amis. Ce coup détruisait toutes mes illusions.

Vaillant, que je trouvai en plein travail, n’en pouvait croire ses oreilles. Loignon tenait des preuves irrécusables surprises par Bonneville et qui ne nous laissaient aucun doute sur la trahison de l’organisateur.

— Que comptes-tu faire ?

— Je ne puis rien contre les manigances de Chamel, nous ne pourrions pas descendre aussi bas que lui au congrès. Mais nous le battrons au scrutin. Il peut acheter les délégués, mais je lui susciterai deux adversaires dans le parti s’il le faut ; il sera défait.

— Mais, dit Vaillant, il ne peut rien sans les Berthomieu ; j’ai entendu dire que ton père détient plusieurs de leurs billets. Tout n’est pas perdu.

Décidé à me retirer, et fouetté par la trahison de Chamel, je me voyais menant la lutte avec plus d’énergie que je ne l’avais fait jusque-là, ayant une invincible répugnance à me mettre en vedette.