Éditions de l’Arbre (p. 181-188).


CHAPITRE XXI


Le lendemain, quand on apprit de la bouche du président de la Commission que les allocations étaient supprimées, ce fut la panique. Presque en même temps, des groupes se formèrent dans les quartiers. Personne n’eût songé à donner le nom de soulèvement à ces défilés de protestataires surgis spontanément et qui, d’un commun accord, convergèrent vers l’hôtel de ville. À l’aqueduc, des groupes venus du nord rencontrèrent des éléments partis de l’est et, pendant quelques minutes, il y eut surenchère de cris, un commencement de chahut. On ne voulait pas paraître manifester moins de zèle d’un côté que de l’autre,

Des meneurs prirent alors la tête des manifestants qui se ruèrent dans la petite rue du Marché en direction de l’hôtel de ville. Dans les jardins municipaux, la foule était déjà compacte.

Le greffier, un jeune fonctionnaire sérieux, parut à la fenêtre du bureau du maire et déclara que le magistrat était absent de la ville. Son discours fut interrompu par des rires. S’étant acquitté de sa tâche, il se retira au milieu des quolibets.

Le mot d’ordre fut aussitôt donné de se rendre à la maison du député, rue Davies. Une autre déception attendait la foule à cet endroit. Gustave Aquinault était dans la capitale et, Astries, son beau-frère, vint prier les manifestants de se retirer car mademoiselle Aquinault était malade. Il ajouta que le député faisait tout en son pouvoir pour obtenir des crédits.

— Il est mieux de réussir, cria quelqu’un.

Mais la foule ne bougea pas. Astries distinguait des visages patibulaires, que la nuit tombante, dans cette petite rue, rendait presque sinistres. Il ne reconnaissait personne. Il avait peine à croire que tant de gens fussent intéressés par cette question d’allocations.

La nuit venait rapidement. Beaucoup de ceux qui étaient là, s’étant vu refuser des crédits chez les marchands, n’avaient pas mangé depuis le matin. Un chuchotement de mauvais augure montait comme un orage sur le point d’éclater. On pouvait craindre un mauvais coup.

Des amis m’avaient averti que la foule allait faire un mauvais parti au député. Je me rendis aussitôt, rue Davies, mais je ne pus approcher de la maison. Je courus alors jusqu’au bureau de Vaillant et priai celui-ci de m’aider.

Nous eûmes bientôt mis sur pied toute une organisation. Tout le personnel de nos magasins fut mobilisé. Une cantine fut installée dans le soubassement de Saint-Romuald pendant que les lieutenants de Vaillant et des amis allaient dans les boulangeries, les épiceries et même aux domiciles recueillir des dons de toutes espèces. Tout le monde était alerté. Ils n’eurent pas de difficulté à obtenir tout ce qu’ils désiraient et même plus. Cependant, l’heure avançait. Les rapports que Vaillant recevaient de ses agents nous faisaient redouter que la foule ne se portât à des actes irréparables. À la pensée qu’Armande pouvait être victime de cette populace, je ne vivais pas. Je fis vœu si elle était sauvée de vivre désormais pour elle.

Dans la maison des Aquinault, Astries et sa sœur hésitaient à appeler la force publique à la rescousse. Que pourrait une poignée d’hommes contre la populace déchaînée ? Ils osaient à peine respirer. Armande seule gardait son sang-froid. Mais elle avait peur.

Dehors, les cris redoublaient. Un jeune avocat, de ceux qui étaient dans la faveur du gouvernement, monta sur la galerie et fit signe qu’il voulait parler. Mais il ne put dominer le tumulte. Son intervention ne fit qu’envenimer les esprits. Des projectiles volèrent suivis de l’éclat d’une vitre brisée. Astries, en tremblant, venait d’appeler la police.

À ce moment, j’arrivais à la Sûreté avec Vaillant. Le directeur faisait des recommandations à ses hommes qui se servaient pour la première fois des bombes lacrymogènes. Vaillant lui exposa ce que nous avions fait.

— Pourvu que nous arrivions à temps, dit-il.

Rue Davies, la foule s’écarta devant la voiture du chef de police. Bien que très jeune, il avait suffisamment d’expérience pour savoir qu’il n’arrivait pas trop tard. Ceux qui étaient en arrière, croyant à l’arrivée du député, le réclamaient à grands cris. Du marche-pied de la voiture, Vaillant dans la demi-obscurité, domina la foule. Ce fut son moment de gloire. La foule s’empara de nous et nous porta en triomphe jusqu’à l’église.


Dans le soubassement de Saint-Romuald le fond de la salle disparaissait derrière des piles de pains ; toutes les tables qu’on avait pu trouver débordaient sous la charcuterie.

Le directeur de la Sûreté demanda aux gens de se retirer. Les boîtes, remplies en tenant compte du nombre de personnes inscrites par famille, seraient livrées à domicile. Le premier camion fut pris d’assaut, les policiers de faction culbutés. Aucune force n’eût réussi à contenir ces affamés. Après consultation avec Vaillant, j’invitai tout le monde à entrer.

La distribution se poursuivit, au milieu d’un désordre indescriptible. J’avais pris la charge d’un comptoir de charcuterie, mais c’était un poste de spectateur. Les gens se servaient eux-mêmes, s’arrachaient les morceaux des mains. Parfois une femme ou une fillette, plus timide, me présentait, à bout de bras, un vieux sac. J’y jetais un morceau de viande et des saucissons.

Les provisions continuaient d’arriver en grandes quantités. Il fallut cacher une vingtaine de gâteaux envoyés par une Anglaise et accompagnés de sa carte. Quelques-uns, ignorant les besoins, apportaient des piles de vêtements. Nous ne savions comment en disposer.

Vers quatre heures, il ne restait plus dans la salle que des vieillards et des enfants. Nous leur partageâmes généreusement les restes.

Depuis quelques minutes, le curé était descendu. D’un œil judicieux, il évaluait les dommages. Ceux-ci n’étaient pas considérables : quelques chaises écrasées ; la rampe du petit escalier de la scène avait cédé et gisait dans un coin. Le parquet était couvert de boue, de victuailles souillées, de débris de toutes sortes. Un remugle de boucherie mêlé aux odeurs humaines régnait dans la place.

Une centaine d’électeurs s’emparèrent de moi à la porte aux cris de « Vive Julien Pollender ». J’essayai de me dégager mais ils ne voulaient pas entendre raison.

Avec des chants et des vivats, ils me reconduisirent jusqu’à ma porte. Puis il fallut leur faire un discours pour les disperser.

— Julien Pollender à l’hôtel de ville ! Vive Julien Pollender ! criaient-ils.

Les voisins se montraient aux fenêtres. L’arrivée de mon père mit fin à la manifestation.

Je montai à ma chambre, fit machinalement les gestes de me mettre au lit. Mais je ne pouvais dormir. Je retournai à la fenêtre. Le démon de la politique s’était glissé dans ma chambre. Je me voyais député. Qu’était la gloire littéraire auprès de ce triomphe ? pensai-je.

À midi, je courus acheter un journal. Pas un mot de mon rôle dans la manifestation de la veille. Et pourtant j’avais reconnu dans un groupe mon ami Bonneville. Mon nom n’était pas mentionné. Je tournai et retournai le journal, ne pouvant croire à un oubli.

Au bureau de poste, je croisai le journaliste. Il me parla de ses ennuis, de sa lettre de démission.

— Vous n’auriez pas dû l’envoyer sans m’en parler, lui dis-je, car je continuais de l’aimer et de vouloir lui être utile.

— Le député lui-même…

— Mais il n’a aucune influence au journal.

— Si j’avais su.

— Je retirerai votre lettre.

— Si vous êtes capable… Ils ont tant de choses contre moi. Et à propos, vous avez remarqué que je n’ai pas dit un mot de votre « triomphe » d’hier. Je sais que vous n’aimez pas la publicité.

En parlant, il avait détourné les yeux et je crus qu’il rougissait.