Éditions de l’Arbre (p. 195-201).


CHAPITRE XXIII


Il ne restait plus que quelques jours avant l’inscription. Gustave Aquinault, abandonné par ses partisans, avait annoncé qu’il se retirait de la politique active. On disait qu’il allait être nommé au Sénat.

Daniel de Vaux avait, à mon insu, adressé mes poèmes à un éditeur. Je reçus une enveloppe contenant un projet de traité et une lettre me demandant un autre manuscrit. Cette nouvelle, survenant au moment où mon espoir politique croulait, ne me causa pas une grande joie. La carrière des lettres ne m’attirait plus exclusivement. Je continuerais d’écrire, mais l’action m’était devenue nécessaire.


Armande, résignée à la mort, me fit prier d’aller la voir une dernière fois. Je sus bientôt qu’elle avait fait vœu si elle guérissait d’entrer dans un couvent de carmélites.

J’ai offert ma vie pour toi, dit-elle.

Cette révélation me bouleversa. Je m’efforçai cependant de ne rien laisser paraître de mon trouble.

— J’ai la conviction d’avoir été exaucée, continua-t-elle.

— Tu as été exaucée, je le sais. Au moment où tu faisais don de ta vie, j’ai été délivré de mon envoûtement et de mon orgueil. Je n’oublierai jamais ce que tu as fait pour moi. Tu es une sainte.

— Veux-tu que nous priions ensemble.

Je m’agenouillai à son chevet, et elle récita lentement et de toute son âme la prière que le Christ nous a enseignée.

— Notre père, qui êtes aux cieux…

Elle ne priait déjà plus d’une façon humaine. Quand je me relevai, elle ferma les yeux et je vis deux larmes couler lentement sur ses joues couleur de miel. Ses mains moites frissonnaient sur la couverture repliée.

— Que c’est dur de mourir, dit-elle. Papa m’a apporté une belle robe de New-York…

Le curé de Saint-Romuald, qui la visitait toutes les après-midi, venait d’arriver. Je serrai tendrement son poignet et la quittai. M. Aquinault me croisa dans le corridor et me salua d’un bref signe de la tête. Armande expira à l’aube.


Ce soir-là, à dix heures, mon père retourna à la Banque. Il y trouva Mme Berthomieu et son fils. Sachant que l’avenir de la maison se jouerait, celle-ci avait tenu à assister à l’entrevue. Ils étaient aux abois. Ayant appris qu’ils m’avaient suscité un adversaire, mon père les pressait. Il avait fait présenter leurs billets. Mme Berthomieu parla la première :

— Nous n’avons pas intérêt à nous détruire, dit-elle. Nos parents se sont aidés autrefois. Et puis, si nous disparaissons, des étrangers prendront notre place.

Ce dernier argument était le plus fort. Mon père ne voulut pas paraître inhumain. D’autre part, il ne pouvait oublier la rivalité traditionnelle des deux maisons. Si les Berthomieu nous avaient aidés, c’était à corps défendant, jamais par affection ; ils nous avaient plus souvent nui.

Mon père ne laissait rien paraître de ses sentiments. Le fils se leva. Il avait décidé d’aborder la question de front. Il prétendit que sa bonne foi avait été surprise par Chamel, qu’il n’avait pas cru que mon aventure politique fût sérieuse.

— Cela ne m’intéresse pas, dit mon père, je veux savoir ce que vous comptez faire.

Ils répondirent d’une même voix :

— Évidemment, nous désavouons entièrement Chamel.

— Ça ne suffit pas.

— Je vous donne ma parole, dit le fils, nous vous donnons notre parole, reprit-il en regardant sa mère avec soumission, que Chamel ne se présentera pas demain à l’inscription.

— Maintenant, nous nous entendons.

Mme Berthomieu, rassurée, s’informa de ma santé.

— Il aurait besoin de se distraire, dit-elle.

Elle parla de sa fille Gilberte.


Le lendemain à huit heures, mon père vint me rejoindre dans mon cabinet de travail. Tout à la douleur d’avoir perdu Armande, je ne pensais plus à la politique.

— Je suis libre, ce matin, dit-il, je t’accompagne au bureau de l’officier-rapporteur. Vaillant est déjà là avec tes amis.

— Voici ton bulletin de présentation.

Je pris la feuille qu’il me tendait, parcourus machinalement les noms des signataires. Le nom des Berthomieu apparaissait en tête.

— L’hypocrite, dis-je, et je lui racontai ma conversation avec Loignon.

— Je sais toute cette histoire. Vaillant me l’a racontée, il y a trois jours. Mais Berthomieu n’a jamais été aussi sincère qu’en signant ce bulletin.

— Mais alors, je suis élu !

— Rappelle-toi que quand un Pollender entreprend quelque chose, il ne se laisse arrêter par personne. Il y eut un temps où ton grand-père se considérait le maître de Fontile et il n’avait pas les moyens que nous avons aujourd’hui. Berthomieu, placé entre la liquidation de ses affaires et son désir de se venger de nous, n’a pas hésité. Je réglerai plus tard le cas de Chamel.

Je n’eus aucune opposition et à deux heures l’officier rapporteur me proclama élu. Les premières personnes à me féliciter, après mon entourage, furent Gilberte Berthomieu et André Laroudan.

Après ces vives émotions, j’éprouvai le besoin de rentrer en moi-même. Je sautai dans la voiture et la lançai comme une flèche vers la campagne. Au bord du petit bois où j’avais avoué ma détresse à Daniel, je mis pied à terre et respirai. Les arbres frémissaient doucement ; la rivière, basse à cette époque, heurtait des pierres à fleur d’eau. Ils me rappelaient mes rêves ambitieux, mon angoisse d’agir, mon impatience de modeler la vie.

Devant moi, derrière la ligne des usines, entre les deux ponts, s’étendait la ville, avec ses intérêts, ses passions, ses petitesses et aussi ses grandeurs, et dans une de ces maisons que la distance m’empêchait de distinguer, la femme que j’aimais dormait de son dernier sommeil.


FIN