Éditions de l’Arbre (p. 133-140).


CHAPITRE XV


Un matin, pendant que je me rendais au bureau de poste, mon grand-père, qui avait passé une nuit calme, fut pris d’une crise cardiaque et succomba à la porte de sa chambre. Ma grand’mère, alertée par le bruit qu’il fit dans sa chute, accourut la première. Elle le trouva étendu tout habillé dans le corridor. Il était tombé la face contre terre. Sa canne gisait à quelques pas de lui.

J’arrivai à la maison en même temps que le docteur Desartois. Son arrivée à cette heure insolite présageait un malheur. Attaché à l’hôpital, il ne faisait jamais de visites le matin.

Nous trouvâmes le vieillard à l’endroit où il était tombé. Les femmes, seules dans la maison, l’avaient retourné sur le dos avant d’appeler le curé et le médecin.

Le docteur ouvrit sa trousse, en tira une seringue toute préparée et enveloppée d’ouate et fit une piqûre dans la région du cœur. Ma belle-mère n’eut pas le courage de rester. Penché en avant, le médecin épiait l’effet de son traitement. Son cou, court et gras, lui donnait de dos l’air d’un bossu embarrassé dans un complet trop étroit. Il leva les yeux vers ma grand’mère et dit :

— Il n’a pas souffert.

Il referma sa trousse d’une main experte, remit son pardessus, jeté en entrant sur un fauteuil et redescendit. Dans l’escalier, il croisa le curé de Saint-Romuald. Les deux hommes ne s’aimaient pas, mais ils se saluèrent.

— Il est déjà froid, dit le médecin.

Le prêtre remplit cependant son ministère sous condition. Avec l’aide d’un employé, je portai le défunt sur son lit. La robe de chambre était sur le parquet, près du placard.

Il me fallut ensuite télégraphier à la famille et, en l’absence de mon père qui était en voyage, m’occuper des formalités.

Ma belle-mère avait fait préparer la grande salle, située à l’extrémité de l’ancienne maison, et fait rouvrir l’escalier désaffecté. Une gerbe, suspendue à la porte depuis longtemps inutilisée, indiquait que le corps était exposé dans un des salons au-dessus de l’entrepôt.

Le cadavre avait été revêtu de son habit. La peau du front et du nez aux endroits où elle s’était meurtrie dans la chute, avait été plâtrée.

De nous tous, grand’mère paraissait le plus profondément affectée. Peut-être éprouvait-elle des remords. Si le vieillard était mort sans secours, n’en était-elle pas en partie responsable ? Durant les derniers jours, n’avait-elle pas redoublé d’indifférence à son égard ?

Elle tournait en rond, marmottant un discours confus, un petit mouchoir de dentelle à la main. Elle me paraissait, peut-être à cause de ce colifichet blanc qui contrastait avec sa robe, inconsciemment coquette. Tout à l’heure, elle répéterait pour les parents le récit de sa découverte.

J’introduisais les visiteurs qui priaient un moment devant le corps. À tout moment les domestiques apportaient des gerbes de fleurs reçues à la maison. Les gens nous enviaient d’avoir une chapelle ardente séparée de nos quartiers.

J’étais à tous et à personne. Bonneville et son inséparable Loignon, André Laroudan, Simon Barrois, mes anciens camarades de collège vinrent me tenir compagnie. Gilberte Berthomieu se tenait avec Ly et Dorothée Wilding. Elles chuchotaient et quand elles riaient, Dorothée se détachait un peu du groupe comme pour blâmer leur manque de tenue et se dissocier de leur acte. Mais comme elles étaient les seules jeunes, elles ne se séparaient pas. Elles avaient gardé leurs gants, à l’exception de Ly qui jouait avec les siens. Armande arriva vers neuf heures.

Mon père revint au milieu de la nuit. Il resta longtemps agenouillé au pied de la bière. Il ne pleurait pas, mais je sentais sa douleur, son regret peut-être de n’avoir pas pris parti dans la querelle de ses parents. Cette prostration présageait, je le savais par expérience, un lendemain de violence. Quand il avait eu tort et le reconnaissait, il devenait irascible. Il s’en prenait à tous ceux qui se trouvaient à sa portée, grossissait des vétilles, créant une atmosphère hystérique où les plus pondérés perdaient la tête.

Mais cette fois-là, il n’en fut rien. Je le voyais vieillir. Quelque chose de l’âme de son père, à qui il ressemblait, avait passé en lui. Lui, si orgueilleux, il paraissait vouloir se faire pardonner.

Le matin, Georges Lescaut vint me réconforter. Devant lui, je me sentis comme un enfant et je m’aperçus en lui parlant que j’avais profondément aimé mon grand-père.


Georges Lescaut était mon ami. Et pourtant je n’avais ressenti aucun besoin de l’entendre parler de sa vie ou des siens. Lui avais-je dit une seule fois combien il m’était cher et jusqu’à quel point j’avais compté sur lui ? Il sentait plus cruellement que moi mes échecs ; je n’avais pas à m’excuser devant lui de mes succès.

Un jour, ayant appris la fausse nouvelle de la mort d’un camarade de collège que je croyais aimer, le voyant tous les jours, j’avais été surpris de ne pas le regretter plus qu’un indifférent. Je ne me rendis même pas à sa demeure où je l’aurais trouvé convalescent, car au dernier moment il avait été sauvé. Le premier choc passé, je m’étais aperçu que la pensée de ne plus le revoir ne m’affligeait pas. Il n’avait point fait partie de ces êtres dont le départ détruit le charme d’une promenade qu’on faisait ensemble et nous rend pénible de passer une soirée dans un salon où il avait ses habitudes. De ce jour, je me mis à le fuir. Son besoin avait disparu avec la conscience que j’avais prise de la place qu’il usurpait dans ma pensée.

Les amitiés de l’adolescence, rien ne peut en effacer complètement la trace dans notre cœur. Ce que nous avons de meilleur, nous le devons à la pureté et à la grandeur des sentiments qu’elles nous ont fait éprouver. Par contre, les amitiés formées au cours de la jeunesse ne tiennent pas autant. Il entre plus d’égoïsme dans les rapports des jeunes gens, moins de liberté et moins de générosité. Il y subsiste toujours un sentiment d’inégalité qui va grandir avec les années, causer des frictions, des divisions, même la haine. On quitte des amis, sans cesser de les aimer, parce que, par certains côtés, ils vous sont devenus insupportables. Le besoin de sincérité, à l’égard du travail et des défauts d’autrui, coïncide à quinze ans avec le besoin d’absolu ; dans la lutte pour la vie, ce besoin nous paraît contaminé au contact de mobiles moins nobles.

Depuis quelque temps, Bonneville ne manquait aucune occasion de faire devant moi des comparaisons humiliantes. Il avait une certaine façon de laisser tomber une de mes questions, comme s’il ne l’avait pas entendue, qui me faisait sentir tout le ridicule de l’avoir posée. Je m’étais trop attaché à lui, à sa manière de penser, pour ne pas en souffrir cruellement. Il tranchait dans l’absolu, où je ne voulais ni ne pouvais le suivre. Je reconnais que j’avais moi-même passé par cette phase. Mes échecs m’avaient appris qu’aucune idée, si grande fût-elle, ne pouvait remplacer une amitié. Je constatai que Bonneville ne me recherchait aucunement et que c’était moi qui accourais tous les jours à son bureau. Je restai quelque temps sans revenir, espérant une invitation ou une demande d’explication qui ne vint pas. Ce que j’ignorais c’est qu’Armande l’avait congédié sous un prétexte absurde et qu’il m’imputait sa disgrâce.