Éditions de l’Arbre (p. 17-25).


CHAPITRE II


Nous habitions, rue Principale, un vaste plain-pied de seize pièces, situé au-dessus du magasin et des entrepôts, ayant deux entrées sur la rue. Depuis que mes grands-parents vivaient avec nous, l’aile située à l’étage de l’entrepôt était inoccupée. Enfant, je m’aventurais parfois, quand j’étais seul, dans cette partie de la maison qui m’attirait par son mystère. J’avais l’impression en pénétrant dans ces salons et ces chambres en enfilade, aux meubles recouverts de housses, de m’avancer dans un rêve. Je m’y attardais peu, imaginant ces pièces tendues d’embûches destinées à révéler mon indiscrétion. Ma belle-mère y faisait parfois ouvrir les fenêtres pendant quelques heures, mais ces vieux meubles que j’admirais ne voyaient jamais d’humains. Ma vocation poétique date de l’époque où j’allais y rêver.

La façade de briques est ornée dans toute sa longueur d’une étroite corniche prolongeant la base des fenêtres. Je m’y hasardai un jour.

— Tu ne veux pas entendre raison, m’avait dit la bonne, je vais t’enfermer dans ta chambre, petit possédé.

Elle avait verrouillé la porte, ce qu’elle n’aurait jamais osé faire si mes parents avaient été là. Je l’entendis marmonner entre ses dents :

— Il est bien capable de sortir par la fenêtre.

Cette idée fantastique me fascina. Je me glissai aussitôt sur le rebord incliné, me tenant aux anfractuosités de la pierre. Elle eut sans doute le pressentiment de mon escapade car elle rentra dans la chambre. Ne m’y trouvant pas, elle me crut mort. Je me souviens qu’elle me tendait désespérément les bras et que je lui criais :

— Ne me touchez pas, vous n’êtes que la servante.


À ce moment déjà mon grand-père souffrait d’une grave maladie de cœur, qui devait l’emporter et qui le rendait inapte aux déplacements que nécessitent les affaires. Il passait ses journées dans sa chambre, enfoncé dans une grande chaise capitonnée, tournée du côté de la fenêtre. Ne sortant plus, il s’enveloppait dès le matin dans une grande robe de chambre marron qui empestait le tabac et il lisait ou révisait des comptes en fumant sa pipe. À cause de son angine, la présence d’un enfant dans la maison lui était à charge. Il avait toujours été dur avec moi. Néanmoins, au temps où il pouvait encore sortir, j’avais souvent désiré ou redouté son retour.

Il était incontestablement le chef de la tribu. Quand mes camarades me demandaient où je demeurais, je répondais spontanément : « Chez mon grand-père ».

Ma grand’mère, mon père et ma belle-mère ne vécurent qu’en fonction de lui jusqu’à son abdication. La transition ne se fit pas sans secousse. Il y eut des discussions passionnées.

— Si vous désirez que je m’occupe des affaires, disait mon père, laissez-moi un peu d’initiative. Il faut que j’aie le privilège de me tromper sans avoir à vous rendre de comptes comme un enfant.

Grand’mère intervenait pour défendre son fils. Elle avait passé sa jeunesse à la caisse du magasin et joué un rôle important dans le progrès de la maison. Tout en grognant, mon grand-père le reconnaissait. Quand, naguère, forcé de s’occuper de placements, il devait se rendre à la ville c’était elle qui le remplaçait. Maintenant, privée de toute activité, s’ennuyant de la conversation des clients, elle buvait du thé en s’intéressant au va-et-vient de la rue. Je n’existais pas plus pour elle que pour mon grand-père. Quand elle ouvrait la porte de l’escalier, elle pouvait entendre le pas des commis descendant à la cave. Elle supputait le sucre renversé, le vin qui s’échappait goutte à goutte de la canule, le coût des légumes restés trop longtemps sur la terre fraîche. Ses préoccupations étaient restées celles des petits négociants.

— Vous buvez trop de thé, lui disait ma belle-mère, vous deviendrez aveugle.

Elle s’arrêtait un instant, la tasse en l’air, paraissant vérifier le fonctionnement de sa vue puis, hochant sa tête blanche et ridée, elle pensait à autre chose.

Le dimanche, toute la famille quittait Fontile en voiture, à l’exception de grand-père qui détestait les visites et que tout déplacement fatiguait. Même quand j’eus l’âge de manifester des préférences je n’échappai pas à ces sorties.

Au retour, ma grand’mère préparait le dîner, qui se composait invariablement d’un rôti. Elle occupait le haut de la table, servait elle-même pendant que mon grand-père, à l’autre bout, souriait finement. Mes parents et les invités étaient servis selon leur âge et sans distinction de sexe. J’occupais une chaise déhanchée et branlante en face de la cheminée et près de grand-père. Toutes les chaises branlaient et il fallait en essuyer le siège avec son mouchoir.


Légèrement obèse, mon père était reconnaissable de loin à sa moustache noire et aux sourcils broussailleux qui envahissaient le front, le haut des paupières et semblaient à distance lui tenir lieu de regard. Sa moustache s’écartait rarement pour sourire et il parlait sans en soulever l’épais rideau.

Quand il entendait un bon mot ou qu’il voulait plaire à un gros client, il souriait mais en baissant la tête comme s’il découvrait à ce moment la pointe luisante de son pied droit, chaussé d’une bottine dite bouledogue. Il avait de fort beaux yeux, le nez et les lèvres sensuelles, le front large et puissant, la barbe forte. On se sentait devant une personnalité que l’habitude des affaires et des hommes d’argent avait précocement mûrie.

Il n’y avait pas si longtemps, mon grand-père l’accompagnait encore chez le tailleur, le bottier, le mercier, lui apprenait à évaluer les marchandises, à se faire consentir des réductions, à n’acheter que des produits de qualité. Il devait l’exercer à dominer les fournisseurs comme les clients, à se taire à point, à donner par une inflexion de la voix et du regard du poids aux assertions les plus banales. En sa compagnie, il se débarrassait des importuns, disait à la vue d’un solliciteur, rencontré dans la rue : « Je voulais justement vous voir. Passez donc à la maison dans quelques jours. » Mais quand on sonnait à sa porte, il n’était pas là, sauf sur rendez-vous bien précis. Mon grand-père avait un besoin presque maladif de se mesurer à plus rusé que lui. Avait-il découragé un solliciteur, il lui rendait un peu d’espoir : « Je pensais à vous hier. Voilà, j’irai vous voir. »

Quand mon père avait rencontré un homme à sa mesure, il disait à mon grand-père : « J’ai dû jouer ma plus grosse carte. » Cette expression impliquait qu’il assimilait les affaires à un jeu. Le plus grand compliment qu’il pouvait faire d’un concurrent, c’était : « Je ne voudrais pas l’avoir dans les jambes. »

Il mettait un diamant pour recevoir un visiteur distingué et faisait naïvement beaucoup de gestes pour le montrer. Il poussait même la fausse bonhomie jusqu’à dire : « Je dois enlever ma bague le soir. On ne serait pas en sûreté dans la rue, à Fontile, avec un diamant. » Il ne le portait qu’en ces occasions, où il jouait au millionnaire de province.

Il avait le talent de conférer une valeur inestimable à un service rendu, à un dîner ou même à un simple rafraîchissement offert à un client venu l’entretenir d’une affaire dont il ne voulait pas. Il contait aussi agréablement, faisait rire et, sans attendre l’effet, se dérobait.

Il possédait son propre code de salutation. Il levait son chapeau pour les dames et quelques vieillards. Les marques de politesse dans les autres cas variaient entre le coup de tête bref et un geste de la main très sobre, accompagné d’un regard savamment réglé. Il était d’une correction qui glaçait même ses rares amis, anciens condisciples de l’université, qu’il invitait une fois par an sans jamais leur rendre leur visite. Et ceci était encore caractéristique de son éducation. Il ne voulait être l’obligé de personne. Il accablait ses amis par le faste de ses réceptions, mais ne savait pas accepter un cadeau. Cette générosité exagérée, cette prodigalité d’un homme qui se proclamait pauvre avait éloigné les plus discrets, ne laissait autour de lui que les parasites qui, n’éprouvant à son endroit aucune affection, ne souffraient pas de ces manières.

Quand parfois, à Fontile, il m’arrivait de dire à un ami pauvre à qui je voulais faire plaisir : « Je ne vois que vous » ou « Je disais, hier soir, à mon père… » je ne pouvais m’empêcher de reconnaître, que j’étais bien de cette race. Il me fallait paraître affectueux tout en entretenant l’amitié que je ressentais pour mes camarades dans une inégalité flatteuse pour moi. Dans la conversation, j’aimais que l’argent joue un rôle et je feignais parfois de prendre au sérieux des projets où j’eus englouti une fortune.

Mon père était impitoyable pour les maladresses. Une servante, ayant dans une réception renversé des menthes au pied d’un visiteur, je crus qu’il allait la frapper. Je savais qu’il en était capable.