Éditions Édouard Garand (p. 40-42).

III


« Consentirez-vous à monter dans le même hydroplan que moi, Monsieur Demers ? » C’était Héliane de Bellefeuille qui se préparait à prendre place sur l’un des appareils immobilisés dans le bassin du port, en haut de la jetée Jacques-Cartier ; équipée comme un véritable aviateur, elle n’aspirait qu’à se griser d’air et de vitesse. Paul Demers s’excusa de ne pas accepter son invitation ; « Je fais partie, répondit-il, du second groupe où les dames ne sont pas admises, par crainte de trop fortes émotions. J’occuperai le No 1 des cinq avions masculins et nous ferons des pirouettes qui ne conviennent pas aux novices. » Héliane se sentit humiliée par ce refus, et surtout par le motif invoqué. Enfin, elle s’embarqua avec une jeune américaine aussi sportive qu’elle ; l’hélice se mit en marche, et le premier avion glissa sur les eaux. On en vit partir un second, puis un troisième ; d’autres suivirent, jusqu’à ce que toutes les dames fussent embarquées ; quelques-unes étaient en compagnie de galants messieurs. Enfin, ce fut le départ des As qui avaient remporté des prix le matin ; car le concours officiel avait précédé cette excursion d’amateurs : Canadiens et Français avaient été classés dans un bon rang, avec plusieurs records de vitesse.

L’hydroplan No 1 disposait, comme les autres, de deux places derrière le siège du pilote. Paul Demers s’y installa hardiment, avec un vétéran de la grande guerre. Après avoir glissé jusqu’au-delà de l’Île Ste-Hélène, l’avion prit les airs, et un panorama grandiose se déroula sous les yeux des passagers : sur la rive Sud, les monts St-Bruno et St-Hilaire apparaissaient, couverts de verdure ; les cités et villages se dessinaient nettement : Longueuil, Boucherville, Varennes ; plus loin, on apercevait le ruban argenté de la rivière Richelieu, avec le Bassin de Chambly : du côté de la rive Nord, le Mont-Royal disparut vite ; la rivière des Prairies et la rivière Jésus étaient écumeuses par endroits, précipitant leurs flots vers le St-Laurent.

Paul Demers braqua sa longue-vue dans la direction des Laurentides et put distinguer les hauteurs de Ste-Agathe-des-Monts. Si son départ de l’avant-veille eût été moins précipité, il ne serait pas venu à Montréal sans être accompagné de ses vrais amis, et peut-être la timide Yvonne aurait-elle accepté une place dans cette escadrille. En cet instant, la pensée de la jeune fille accompagnait sans doute son téméraire Paul ; elle priait pour lui à coup sûr, pour que rien de fâcheux ne survînt durant cette originale excursion.

 

L’hydroplan No 1 file à raison de 120 milles à l’heure ; il a tôt fait de devancer tous les autres ; le voilà qui survole Verchères, et bientôt, il est sur Sorel ; après quelques gracieuses évolutions sur le lac St-Pierre, il prend de la hauteur et revient en pleine vitesse vers Montréal. C’est aux environs de la ville que le pilote s’est réservé d’émerveiller les spectateurs par des tours et détours sensationnels : à diverses reprises, il décrit la boucle ; puis il semble désemparé, pique droit sur le fleuve dans un tournoiement vertigineux ; mais, au moment de toucher l’eau, l’avion se redresse avec aisance, pour reprendre son vol plané et se poser sur la nappe des ondes, dorées par le soleil du plein midi.

À mesure qu’il approche de la rive, des cris, des ovations partent de l’immense foule massée sur les quais ; le pilote et les deux passagers sautent prestement dans le canot qui les ramène à terre, et ils sont couverts de fleurs par un peuple en délire, tout comme l’ont été les vainqueurs du matin.

Mais quoi ?… Est-ce un rêve, une hallucination due au vertige de cette envolée ? Aux premiers rangs des spectateurs, Paul Demers aperçoit Yvonne, puis Robert avec sa femme, et enfin, Aurore, Bébé… Une partie de la famille aimée est venue applaudir sa belle audace. Il ne peut en croire ses yeux. « Bravo ! bravo ! clame Robert ; c’est un oiseau qui vient de France ! » Le jeune aviateur se précipite vers le groupe ; il ne sait vraiment plus où il est. Bébé est bientôt dans ses bras ; peu s’en faut que ses sœurs ne manifestent identiquement leur enthousiasme… Dégrisé au bout d’un moment, Paul Demers laisse tomber le masque qui lui couvre encore le front, et il remarque les larmes de joie qui perlent dans les yeux de sa tendre Yvonne.

« En voilà une surprise, s’écrie-t-il.

— Ça t’apprendra, dit Robert, à faire des fugues de chez nous, comme ça, sans crier gare.

— Quand donc êtes-vous arrivés ?

— Il y a près d’une heure, juste au moment où tu partais pour les régions éthérées. Es-tu en compagnie ? L’automobile est là.

— Mademoiselle de Bellefeuille ne va pas tarder à réapparaître ; elle occupait un appareil parti avant le mien, mais nous avons vite dépassé les avions de fantaisie. Tiens ! regarde ! plusieurs hydroplanes se posent sur les eaux. »

Effectivement, les grands oiseaux de type moyen, plus forts que rapides, où les dames avaient été admises, se dirigeaient vers la jetée Jacques-Cartier, et l’on vit bientôt Héliane atterrir avec sa compagne américaine. Ses yeux brillaient de satisfaction et d’orgueil. Sa famille, restée invisible jusque-là, émergea de la foule et lui fit une bruyante démonstration. Paul Demers s’avança vers elle avec ses amis et lui adressa ses compliments. Apercevant ceux et celles qu’elle considérait comme des trouble-fêtes, Héliane jeta sur eux, et surtout sur sa rivale, un regard mauvais. Comment pouvaient-ils se trouver là, sinon par suite d’une invitation secrète de leur hôte ? Ce fut la première idée qui traversa l’esprit de l’aviatrice, et cette pensée empoisonna sa joie. Décidément, le grand et beau Français était réfractaire à l’empire du monde où l’on s’amuse. Néanmoins elle ne perdit pas son aplomb :

« Vous êtes encore des nôtres, Monsieur Demers, dit-elle assez froidement. Si nos amis Desautels n’ont pas établi leur pied-à-terre rue Chambord, notre home leur est également ouvert.

— Merci, Mademoiselle, répondit Robert en montrant son automobile ; nous regagnons Ste-Agathe sans retard, et nous prendrons un lunch en cours de route. Je suppose que mon ami Paul n’a pas encore terminé ses affaires à Montréal ; nous vous le laissons ; il est entre bonnes mains. »

Paul Demers fit remarquer qu’il était invité pour le lendemain au Ritz-Carlton ; il n’avait donc qu’à se reposer tranquillement rue Napoléon, après cette matinée triomphale. Pendant qu’Héliane et les siens se laissaient encore entraîner dans les groupes avoisinants, pour échanger des congratulations, Robert pouvait s’entretenir à l’écart avec Paul, durant quelques minutes : « Ton coup de téléphone d’hier, disait-il, a eu un effet magique. Yvonne avait fait une crise inquiétante, après ton départ. Pauvre petite !… Mais nous l’avons sermonnée, nous lui avons dit qu’elle était déraisonnable, qu’elle luttait contre un fantôme qui ne pouvait lui porter ombrage ; que sa rivale n’existait même pas à tes yeux ; que tu avais les plus sérieuses raisons, et moi aussi, de ne pas rompre en visière avec toute une classe sociale… Bref, elle commençait à ouvrir les yeux à l’évidence, lorsque ton message est venu confirmer nos dires… Certes, mon brave Paul, ces orages du cœur nous en disent long sur la suite à donner. Nul, plus que moi, n’a lieu d’applaudir à ces réjouissants symptômes. L’aviateur de ce matin pourrait bien s’élancer sous peu vers l’azur des rêves d’amours !… »