Éditions Édouard Garand (p. 42-43).

IV


Le reste de la famille venait retrouver les causeurs mystérieux et interrompait leurs confidences : « Mademoiselle Yvonne, dit Paul Demers, j’avais braqué ma lunette d’approche, du haut des airs, dans la direction de Ste-Agathe. Pour un peu, j’aurais cru distinguer votre silhouette sur la grande terrasse ; et voilà que, à peine remis de mon étourdissement, je vous aperçois sur le quai !… J’ai cru que vous aviez le privilège de la bilocation ! Vous avez pu voir mon appareil, descendant tête première, et perçant les couches d’air en faisant des moulinets ; le cerveau tourne, lui aussi, quand on termine cette dégringolade giratoire.

— J’ai eu bien peur, reprit Yvonne ; mais je suis tout de même heureuse, ravie, d’avoir assisté à ces prouesses. C’est moi qui ai provoqué le départ, ce matin. Je ne vivais plus depuis vos dernières nouvelles… Qu’y a-t-il donc ?… Ces deux jours m’ont paru un siècle, et vous savez pourquoi…

— Il n’y a que du très bon, répliqua le jeune homme. J’étais follement inquiet sur moi-même, ces derniers temps, sans trop le laisser paraître. J’ai bien trahi mes préoccupations en vous quittant ainsi impromptu, dimanche soir… Mais je n’ai pas lieu de faire un trop gros mea culpa, Mademoiselle Yvonne. L’orage, en passant, a crevé les nuages et a ramené la lumière du grand ciel. Je suis allé voir le docteur David ; vos bons soins ont déjà opéré des merveilles sur ma constitution : je suis en voie de redevenir un homme… Je vous assure que j’ai maintenant confiance en moi, ô mes chers, mes si bons amis ! Mademoiselle Yvonne me trouvera moins fantasque, moins rêveur !… »

Toute la famille de Bellefeuille, saturée de compliments, accourait pour emmener Monsieur Demers. Après mille saluts sans conviction, les de Bellefeuille quittèrent les Desautels et montèrent en auto avec leur invité. Les deux familles étaient fixées sur l’attitude réciproque qu’il convenait de garder à l’avenir. Avant la séparation, Robert Desautels s’était entendu avec son ami, sur la date et l’heure où celui-ci reviendrait à Ste-Agathe. Robert devait se retrouver à Montréal le jeudi matin, pour une forte expédition de fourrures. Paul Demers rentrerait avec lui le même jour, pour continuer un traitement, si bien commencé sur les Laurentides. La semaine inaugurée dans l’angoisse dépassait en importance toutes celles qui l’avaient précédée…

 

Le dîner consulaire du mercredi fut servi comme il convenait, au Ritz-Carlton : la salle était ornée de banderoles et d’oriflammes aux couleurs canadiennes et françaises ; des avions minuscules flottaient çà et là, suspendus au plafond. Outre les As français, plusieurs personnalités marquantes du Canada avaient été invitées : Honorables Députés et Conseillers Législatifs du Parlement de Québec, Échevins de Montréal, quelques amis personnels du Consul ; la table offrait un coup d’œil superbe.

Le menu fut arrosé des meilleurs vins de France. Au moment du dessert, lorsque le champagne pétilla dans les coupes, le Consul se leva et prit la parole. Il fit d’abord l’éloge des rois de l’air qui avaient été dignes, le matin, de leur ancienne réputation ; il eut un mot aimable pour chacun des invités Canadiens ; puis, se tournant vers Paul Demers, il s’exprima ainsi : « Il doit vous sembler bon, Monsieur, de vous trouver parmi des compatriotes qui ont fait la guerre avec vous. Les circonstances vous appellent à collaborer à l’œuvre commune du relèvement de notre bien-aimée patrie : échanges de produits agricoles, transplantations de nouvelles essences pour le reboisement, recherches d’arbres fruitiers pour nos vergers de France, toutes ces questions vous sont familières, et vos expériences ne pourront qu’en préciser les données. Je sais, du reste, ajouta le Consul, que vous allez étudier le régime légal et moral de la famille canadienne-française. Nos hommes d’État de là-bas, nos économistes, nos éducateurs, ne doivent pas fermer l’oreille aux leçons qui leur viennent des puissants cousins du Canada. Sur nombre de points, cette branche de la commune race, établie dans le Nouveau-Monde, est plus prospère que la souche primitive. La France doit importer chez elle non seulement des produits industriels ou agricoles canadiens, mais encore des mœurs qui furent longtemps les siennes, et qui sont la force du peuple apparenté avec nous par les liens du sang et de l’affection. »

Paul Demers se crut obligé de répondre à ces patriotiques paroles. Ayant remercié d’abord le Consul, il ajouta : « Les témoignages de bienveillance dont je suis l’objet en ce pays, tant de la part de mes compatriotes que de votre part à vous, chers cousins ici présents, m’engagent à dépenser toutes les forces que m’a laissées la guerre, pour resserrer les liens qui s’affermissent d’un jour à l’autre entre nos deux pays, fractions indivises de l’apanage commun légué par nos aïeux. Comme vient de le dire éloquemment Monsieur le Consul Général, la France d’Europe doit rechercher avec soin toutes les traces de son ancienne civilisation, si vivantes encore dans la France d’Amérique. Notre patrie de là-bas a donné beaucoup aux autres pays, quelle que soit l’époque où l’on étudie son histoire ; il est temps qu’elle bénéficie, à son tour, des forces qu’elle a développées par-delà ses frontières : forces religieuses, forces scientifiques, forces artistiques.

« Vous avez survolé l’Alsace-Lorraine au cours de la conquête, chers camarades aviateurs, et vous avez contribué à nous rendre les deux provinces obstinément fidèles à notre langue et à notre esprit. Vous venez de survoler, ce matin, un coin d’une autre Alsace-Lorraine infiniment plus vaste que la première : la province de Québec est également française de langue, française de cœur. Les distances ne changent rien à cet admirable équilibre entre les deux prolongements de la patrie centrale. Si jamais quelques passions violentes, comme il arriva chez les peuples trop idéalistes, venaient à diviser le noyau principal de notre peuple, ces groupements français élèveraient la voix, de l’Est et de l’Ouest, des bords du Rhin et du St-Laurent, pour nous rappeler au sentiment de la grande fraternité commune. L’édifice de notre civilisation ne sera pas ébranlé, tant que ces deux bastions, cimentés sur le roc, se dresseront de part et d’autre du noble pays dont nous sommes tous issus… Je lève mon verre à la France immortelle, aux deux Frances qui communient aujourd’hui dans le plus saint des amours, après avoir communié dans les plus sanglants sacrifices !… »