Éditions Édouard Garand (p. 38-40).

II


Midi va bientôt sonner. Yvonne n’a pas la force de réaction d’une âme masculine. Elle se rend compte vaguement qu’elle a eu des torts, qu’elle a pris au tragique un fait qui s’explique peut-être par des causes dont elle n’a pu se rendre compte. Le cœur si noble de Paul était-il capable d’une volte-face qui serait, pour elle et sa famille, la pire des injures ?

La jeune fille s’est levée tard, après une nuit agitée ; elle se retrouve dans ce salon encore en désordre. Tout-à-coup, elle entend la sonnerie du téléphone et s’y précipite.

« Allô ! allô ! maison Desautels ? C’est un appel de longue distance ; on vous parle… »

— « Allô, fait une voix masculine bien connue ; c’est Paul Demers qui est à l’appareil.

— C’est bien vous, Monsieur Demers ?

— Oui Mademoiselle… »

Un silence accompagne ces premières paroles : le récepteur tremble entre les mains de la jeune fille. Mais elle craint qu’on lui coupe la communication.

« Allô ! Comment allez-vous ce matin, Monsieur Demers ?

— Beaucoup mieux qu’hier au soir. Mademoiselle Yvonne, oui, beaucoup mieux. Mais vous… j’ai hâte de savoir… Êtes-vous encore fatiguée ?

— Oh ! oui, beaucoup. Je vais mal, très mal.

— Écoutez, Mademoiselle Yvonne ! Je sors du sanctuaire de Notre-Dame de Lourdes. Je n’y était pas seul de corps… Vous y étiez par toute votre âme, j’ai prié avec vous, j’ai rendu grâces avec vous ! Car, sachez-le, j’ai d’excellentes nouvelles à vous annoncer… J’ai été méchant, bien méchant hier, malgré moi ; vous saurez tout, je vous le promets !

— Oh ! merci ! grand ami ! Vous m’arrachez à la mort !… »

Paul comprend qu’un sanglot étouffe la voix de la jeune fille. Après un instant elle continue :

« Êtes-vous déjà monté en avion ?

— Non, Mademoiselle Yvonne ; c’est demain le grand concours ; mais soyez sans crainte ! J’ai l’habitude des hauteurs. Et puis, voyez-vous, depuis ce que je viens d’apprendre, je me garderai bien de périr : je tiens à la vie plus que jamais ! Au revoir, Mademoiselle Yvonne ! Mille amitiés à toute la famille, et un gros baiser de ma part à Bébé ! »

Querelles d’amants, renouveau d’amour, dit le proverbe. Un fluide enflammé avait circulé à travers la ligne téléphonique… Yvonne montait maintenant dans sa chambre, pour procéder à sa toilette et faire disparaître les traces de larmes amères qu’elle avait versées depuis la veille : ses paupières rougies et démesurément gonflées disaient éloquemment tout ce qu’elle avait souffert. Mais la jeunesse a tant de ressources dans son organisme encore tout neuf ! Quelques lotions d’eau froide réparèrent bien vite « l’outrage » qui n’était pas celui dont parle le poète, et qui n’avait rien d’« irréparable », n’étant pas dû aux années, mais plutôt aux violents bouillonnements d’une juvénile passion. La jeune fille se contempla dans sa glace avec une complaisance inaccoutumée, et, toute pimpante, comme au premier déjeuner où elle avait connu le grand ami, elle descendit à la salle à manger pour faire part à tous les siens des heureuses nouvelles qu’elle venait de recevoir.

Pendant ce temps, à Montréal, Paul Demers s’offrait un copieux repas au restaurant Kerhulu, justement réputé pour ses vins et sa cuisine française ; un dicton populaire veut que l’esprit soit le principal régulateur de l’estomac : le cerveau et le cœur rassénérés, le jeune homme mangea avec un extraordinaire appétit, tout en admirant les panneaux de la grande salle Kerhulu, où sont peints sur fresque, les principaux monuments des grandes villes de France.

En se levant de table, il alla faire un tour dans le vaste immeuble de l’Université Catholique, qui porte le titre de l’Université de Montréal. C’était la période des vacances : toutes les salles des cours étaient fermées. Après avoir jeté un coup d’œil sur les vastes couloirs, il quitta le Quartier Latin pour se rendre au Consulat, sur la Place d’Armes.

Il n’attendit pas longtemps : le Consul Général de France rentrait après quelques minutes ; sur présentation de sa carte, Paul Demers fut immédiatement introduit. Il fit part des raisons de sa venue au Canada, présenta tous ses titres et passeports. Le Consul était un charmant causeur : « Je suis enchanté Monsieur, que vous soyez venu en ce pays pour une aussi patriotique mission. Nous avons déjà un Attaché commercial qui facilite les relations d’affaires entre la Nouvelle et l’Ancienne France ; il est débordé de travail et ne peut songer aux questions agricoles, pourtant capitales de nos jours ; vous le compléterez à merveille, Monsieur Demers. Bien que votre rôle n’ait rien d’officiel, sachez que vous serez toujours chez vous dans les Bureaux du Consulat : c’est un coin de la patrie lointaine, où nos compatriotes, habitant Montréal, se réunissent dans les grandes circonstances. Après demain, mercredi, vers 11 heures, comme suite à la fête qui se prépare, nous aurons ici une réception de nos As Français, qui sont venus prendre part au concours international d’aviation. Ensuite, un déjeuner (un dîner d’après le vocabulaire local) sera servi à midi au grand Hôtel Ritz-Carlton, rue Sherbrooke.

« Vous me feriez plaisir, Monsieur Demers, ajouta aimablement le Consul, de vous rendre à l’invitation toute cordiale que je vous fais, de prendre part à cette fête de famille. »

Paul Demers, agréablement surpris, s’empressa d’accepter. Il annonça du reste à son Excellence qu’en qualité d’ancien poilu, il devait prendre place sur l’un des hydroplanes. Après avoir reçu les chaleureux compliments du Représentant officiel de la France, le jeune homme prit congé. De plus en plus, il rencontrait des encouragements aux projets qui lui tenaient au cœur ; il prenait pied sur cette terre canadienne où il était loin d’être un isolé. Il pouvait maintenant retourner sans crainte rue Napoléon : l’hospitalité qu’on lui avait offerte n’avait plus rien de dangereux et ne devait plus torturer le cœur de son Yvonne bien-aimée : sans être encore renseignée pleinement, là-haut, à Ste-Agathe, la jeune fille avait l’âme ensoleillée des plus doux rayons d’espoir. Sa défaite apparente était devenue une définitive victoire.

Héliane et sa famille comprirent bien, du reste, qu’il serait inopportun de dire quoi que ce fût contre la famille Desautels. Le souper fut brillant, éblouissant, comme il fallait s’y attendre : des personnages bien rentés y figuraient ; des nymphes y étalaient leurs grâces, et par-dessus toutes, Héliane, véritable déesse dans l’éclat de sa beauté. Elle s’aperçut que ses artifices ne troublaient en rien la calme fermeté du jeune homme ; elle ne pouvait soupçonner, du reste, les faits nouveaux qui venaient de se produire. Paul Demers ne se départit pas un instant de sa froide politesse. Au salon, il y eut beaucoup de musique, et des couples dansèrent le fox-trot, le jazz et autres danses Yankee. Le jeune Français s’excusa de ne pas connaître ces rythmes, nouveaux pour lui. Après avoir parlé de la fête du lendemain, les invités se retirèrent et Paul Demers fut heureux de regagner sa chambre.

Un luxueux bureau étant mis à sa disposition, il écrivit une longue lettre à l’adresse du Père Garnier ; c’était la troisième depuis son débarquement. Après lui avoir relaté en détail tous les derniers incidents auxquels il avait été mêlé, Paul Demers terminait ainsi : « …J’ai donc trouvé, mon vénéré Père, la fleur rare dont vous m’aviez fait pressentir la présence. Mais combien vous aviez raison de m’avertir du tempérament ultra-sensible de nos cousins, et surtout de nos cousines de la Nouvelle-France ! Le trouble dont je sors à peine en est la plus éclatante preuve. N’importe ! C’est précisément à cause de ces qualités parfois dangereuses que je me sens de plus en plus attaché à ces bons amis canadiens.

« Continuez à bien prier pour moi, cher Père, ajoutait le jeune homme. Je ne prendrai aucune décision sans vous en faire part, car vous représentez pour moi la Providence divine. Les prêtres ou religieux que j’ai connus à Paris ne peuvent m’aider dans la même mesure. Je ne doute pas que le Ciel ne vous inspire tous les conseils que vous voudrez bien me donner, vous que rien ne distrait de la prière, dans la thébaïde où vous êtes enseveli. J’ai en vous une confiance sans limites, parce que vous êtes l’homme de Dieu placé sur ma route ; je me plais à vous le redire. Veuillez célébrer le Saint Sacrifice à mes intentions, pour remercier le Maître de ce qu’il m’a déjà accordé, et pour lui demander ce qui me manque encore afin d’asseoir définitivement ma vie. » Et, avant de cacheter la lettre, le généreux correspondant y insérait quelques beaux billets pour les divers besoins du bon Père.