Éditions Édouard Garand (p. 37-38).

I


Nul n’est parfait parmi les humains : la jeunesse en particulier est sujette à des aveuglements auxquels n’échappent pas les natures les plus sages. L’amour est sans doute ce qu’il y a au monde de plus difficile à régler. Ramenée à ses justes proportions, la mésentente survenue entre Yvonne et Paul ne serait guère qu’une bagatelle : Robert Desautels ne peut se résoudre à se brouiller avec la société élégante de la ville, laquelle contribue à alimenter ses coffres-forts ; son ami n’a pas décliné aucune invitation qui arrivait à propos pour mettre son dossier personnel en règle, auprès du Consulat Général de France ; le jeune homme pourra profiter d’un concours international qui sera un intermède dans l’idylle où il a joué un rôle qui dépassait ses intentions. Il n’y a là, en aucune manière, une compromission avec les filles du demi-monde dont on vient de voir une comparse.

Mais l’amour, le terrible amour vise trop, du premier coup, à la possession exclusive ; l’ombre la plus ténue lui apparaît comme un nuage noir, chargé de foudre et de tempêtes : on se voit, on se fréquente, on s’aime, on s’adore ; mais étant donné qu’aucune fleur n’est sans épines, la piqûre la plus légère donne la sensation d’un coup de poignard. Il n’y a, du reste, que les amoureux candides qui en soient là ; à l’extrême opposé se rencontrent les blasés, les sceptiques, qui se moquent de tout et s’amusent sans conviction, le sourire aux lèvres, dans les menus incidents comme dans les catastrophes de la vie sentimentale. Il existe un juste milieu où l’on ne parvient qu’au prix de douloureuses expériences.

Yvonne et Paul faisaient l’apprentissage de la vie commune ; il y avait trop de vertu, trop de bon sens chez l’un et l’autre, pour qu’une bonne nuit de sommeil réparateur, avec la grasse matinée par surcroît, ne fît pas tomber une exaltation nerveuse due à un coup de surprise. Par ailleurs, le jeune Français s’était singulièrement exagéré son délabrement physique, déjà enrayé par les premières inhalations d’oxygène vivifiant à Ste-Agathe.

 

Dès le lendemain de l’échauffourée dont il se trouvait l’enjeu involontaire, il ne s’est pas attardé dans le riche castel de la rue Napoléon : alléguant des courses urgentes à travers la ville, il a promis de ne revenir que ce lundi soir, puisque le concours d’hydro-avions commencera seulement le mardi. Cette famille ne lui dit rien qui vaille, à l’exception seulement de l’innocente Françoise : père, mère, filles, garçons, tout le monde vit à sa guise, individuellement ; ce sont des êtres juxtaposés, sans union morale.

La première préoccupation de Paul a été d’aller prendre une consultation, chez un spécialiste à qui il est recommandé par un médecin de Paris : le Docteur David est professeur à la Faculté de Médecine de Montréal ; ex-interne des hôpitaux de France où il a séjourné trois ans, il a étudié à fond les maladies de l’appareil respiratoire. Il habite Outremont, le quartier riche du nord de la ville. Un coup de téléphone, et le jeune Français hèle un taxi pour arriver à temps, car le savant spécialiste doit partir de chez lui dans une heure ; c’est un homme fort occupé : time is money.

L’examen est minutieux : « Vous êtes un garçon bien charpenté, dit le Docteur ; voyons, respirez fort ! » Sur tous les points du dos, de la poitrine, la tête du savant s’applique ; il recourt à ses instruments d’auscultation… « Vous l’avez échappé belle, mon ami, dit-il, après un silence prolongé. Mes confrères de Paris ont eu mille fois raison de vous faire changer de climat. Les bacilles de Koch qui menaçaient de vous envahir, sur les échancrures profondes produites par les gaz boches, n’ont pas l’air de se complaire dans le Nouveau-Monde : ils ne s’acclimatent pas facilement dans vos deux soufflets pulmonaires, sur les hauteurs des Laurentides. Vous pouvez faire brûler un cierge d’action de grâces sur l’autel de la Patrie Canadienne, ou plutôt, puisque nous partageons les mêmes croyances, dans le sanctuaire du Saint ou de la Sainte que vous avez invoqué dans votre maladie, et qui vous a donné l’heureuse inspiration de venir chez nous. Mais, attention aux suites ! Je ne suis ni le Docteur Tant-Pis ni le Docteur Tant-Mieux. Je tâche de dire la vérité, et je vous déclare que vous êtes pour longtemps, très longtemps au Canada. Faites-vous à cette idée, brave jeune homme ! Il y va de votre complet rétablissement.

« Je découvre dans vos poumons, selon les termes de notre jargon scientifique, des râles ronflants et sibilants à l’avant et à l’arrière, comme dans une bronchite aiguë. Mais les cavernes sont en voie de cicatrisation très avancée. Mangez bien, dormez bien, ne faites pas d’effort musculaire ou cérébral exagéré ; menez pour un temps la vie végétative, et la bonne nature se chargera du reste ; nous, médecins, nous sommes là pour aider cette mère bienfaisante ; les médicaments qui guérissent le mieux sont ceux qui ne sortent pas des officines chimiques, mais qui sont éternellement fabriqués par le Médecin de là-haut !

« Quand vous aurez subi l’influence d’un premier hiver, nous vous examinerons à nouveau, mes collègues et moi : vous passerez par les rayons X et nous vous donnerons des assurances qui remplaceront les probabilités. En tout cas, je vous le répète : confiance, espoir ! Du moral, comme à la guerre ! Tenez, et les microbes déguerpiront pour toujours ! »

Ainsi s’exprima le Docteur David. Paul Demers le remercia avec effusion et sortit, ivre de joie. Toutes les idées noires de la veille s’envolaient une à une ; ces paroles rassurantes soulageaient son esprit d’un poids qui l’accablait depuis trop longtemps. Il comprit que la fièvre violente qui l’avait torturé la veille et lui avait donné le vertige, au point de lui faire broyer un cœur qu’il aimait, n’était que la résultante de longs mois passés dans la mélancolie : son âme emprisonnée avait brisé subitement toutes les barrières, y compris les liens les plus forts et les plus doux. Maintenant, le calme revenait ; l’obsession d’un sombre avenir n’était plus qu’un mauvais rêve ; il ne portait plus le joug odieux d’un condamné à mort ; il s’agissait de reprendre au plus vite l’autre joug adorable qu’il avait secoué dans un instant de délire : le joug de la vie qui est si léger quand on le porte à deux, par les sentiers fleuris des immortelles tendresses.

Le pieux jeune homme, revenant au centre de Montréal, se rendit aussitôt à la chapelle de Notre-Dame de Lourdes, près de l’église St-Jacques ; c’est dans ce sanctuaire qu’il voulait faire brûler le cierge de reconnaissance dont lui avait parlé le docteur. Il se mit à genoux, et son âme resta longtemps abîmée devant l’image de la Vierge ; un hymne d’action de grâces s’élevait des profondeurs de tout son être, hymne infiniment plus doux que les harmonies troublantes d’hier. Il ne priait pas seul : Yvonne était venue souvent s’agenouiller dans cet oratoire ; il tenait ce secret de sa propre bouche. Son ombre était là, il la sentait tout près de lui, et cette pensée ne le quittait plus !…

 

Que fait-elle donc là-haut, à Ste-Agathe depuis le départ précipité du grand ami ? Comment aura-t-elle supporté ce coup terrible, lui venant d’un être si cher ?…