Éditions Édouard Garand (p. 29-32).

VI


Héliane pressentait déjà, mieux que personne, la parité de goûts et de conditions qui pourrait rapprocher Paul Demers d’Yvonne Desautels. Sa première visite à Montréal, sa randonnée à Ste-Agathe par ce beau dimanche d’été, tout cela, dans sa tête féconde en stratagèmes, n’était que le prélude d’un siège en règle autour du beau jeune homme venu de France.

« Vous devez vous ennuyer quelque peu, Monsieur Demers, dans cette campagne reculée, dit-elle avec désinvolture ; nos amis Désautels, j’en suis convaincue, se sont ingéniés à vous rendre ce premier séjour agréable ; mais nous pourrions unir nos efforts pour vous créer quelques utiles diversions. Je vous parlerai tout-à-l’heure d’un projet que j’ai en tête depuis une semaine. Car, voyez-vous, ma famille voudrait bien aussi jouir un peu de votre présence. »

Elle affectait de ne pas sentir toute l’inconvenance que renfermaient ces propos : cela revenait à dire : « La maison Desautels est trop sage pour vos vingt-six ans ; goûtez un peu aux folies qui sont bien connues dans la société qui est la mienne. »

Yvonne avait tout entendu ; elle marchait à l’écart, avec ses sœurs et à côté de sa belle-sœur, sa confidente préférée : « Allez-y d’une pointe contre nous, Mademoiselle Héliane, et d’un assaut conquérant sur notre grand ami ; voilà qui est dans vos méthodes stratégiques !… »

Cette réflexion de la jeune fille ne fut pas entendue hors de son voisinage immédiat.

Peu s’en fallut qu’on arrivât en retard à la Grand’Messe : l’Aspersion était commencée lorsque la pieuse famille, contrairement à ses habitudes, fit son entrée dans le lieu saint. Combien la toilette criarde d’Héliane détonnait dans ce groupe modeste et recueilli ! En jupe trotteur, très écourtée par en haut et par en bas, les bras totalement nus, contrairement aux avis réitérés des Évêques, la mondaine défila parmi les assistants, choisit une place bien en évidence, et regarda de tous côtés pour voir si elle serait vue par le plus grand nombre. Plusieurs amis des Desautels, qui se trouvaient dans les bancs les plus rapprochés, s’étonnaient que cette amazone fût en telle compagnie. La pétillante fille ne péchait pas par excès de dévotion ; machinalement, elle tira un chapelet de son sac-à-main et le passa à son bras, pour se donner un air de religion ; mais, en même temps, elle sortait un éventail qu’elle se mit à agiter avec sans-gêne ; pour elle, le Saint Sacrifice ne différait guère d’une représentation théâtrale.

Au Kyrie, elle s’assit et croisa les jambes sans plus de façon ; elle traitait l’église comme tous les autres lieux, en pays conquis. Elle se retournait constamment, dévisageait ses voisins, et surtout Paul Demers, qui, sans y prendre garde, suivait la Messe avec recueillement, les yeux fixés sur son paroissien. Yvonne ne pouvait se mettre en prières, à la vue de cette tête empanachée qui tournait ainsi qu’une girouette ; elle en était humiliée pour sa famille, dont les relations normales étaient toujours dans une société de choix.

Enfin, l’Office se poursuivit, sans que les lèvres vermillonnées de la mondaine parussent articuler aucune formule pieuse ; c’est tout juste si elle daigna s’incliner à l’Élévation. Bien vite, elle se sentit lasse de cette contrainte et ne sembla préoccupée que de la présence de Paul Demers, vers qui elle se tournait plus obstinément. Type caractéristique de ces femmes prétendues catholiques, qui n’offrent au Saint des saints que leur papillonnage habituel et veulent remporter, au pied du Tabernacle, les mêmes succès que dans les salons et dans les salles de bal.

Ce fut un soupir de soulagement pour toute la famille lorsque, la messe terminée, on se retrouva sur le perron de l’église où Héliane prit congé avec sa jeune sœur, pour retourner avec ses semblables. Mais l’épreuve n’était qu’interrompue ; l’automobile laissée au manoir confirmait la visite annoncée pour l’après-midi.

« Eh bien, s’exclama Yvonne enfin libérée de cette dure contrainte, que dites-vous de cette équipée ? Voilà qui nous promet des visites assidues. Si cette flambante donzelle trouve si facilement le chemin de notre maison de campagne, que sera-ce à Montréal l’hiver prochain ? Cette amitié inattendue nous réserve de beaux jours !

— Que veux-tu qu’on y fasse, ma mignonne, répliqua Robert ; en revoyant mes comptes, l’autre jour, je me suis aperçu que la lignée des Bellefeuille figure parmi nos meilleurs clients dans la fourrure.

— Alors, il faut sacrifier aux affaires le bon renom de notre famille !

— Non, petite sœur, mais il y a moyen de faire garder à ces gens-là les distances respectueuses, sans les repousser brutalement.

— Mais voyons, Robert, que penses-tu du scandale donné aujourd’hui en pleine église ?

— Je le déplore, sœur chérie, pour le moins autant que toi ; mais c’est un coup de surprise qui n’est pas pour se renouveler ; la paroisse, qui nous connaît, verra bien que nous avons subi plus qu’approuvé les allures tapageuses de cette fille, émancipée de nos bonnes traditions.

— C’est égal ! Pour une fois, mon Robert, nous ne sommes plus d’accord, et cela, sur un point qui me semble capital. Plus d’une fois, tu as expédié, sans y mettre les formes, des clients qui valaient infiniment mieux que ceux-là.

— Il faut réfléchir, ma douce petite Yvonne, que ceux-là ne sont pas des clients isolés, et que leur retraite entraînerait de nombreuses défections dans le monde du grand luxe. En matière commerciale, nous ne devons pas, sans doute, nous acoquiner avec la canaille ; mais les maisons canadiennes-françaises auront besoin, longtemps encore, des dollars du camp adverse, plus ou moins anglicisé.

— Puisqu’il en est ainsi, mon frère, restons chacun sur notre position et n’en parlons plus.

— Tu me fais de la peine, bien-aimée petite sœur ; pour tout l’or du monde je ne voudrais le moindre dissentiment entre nous. Dès la prochaine occasion, nous irons en parler ensemble à un Père de l’Immaculée Conception, notre paroisse de Montréal. S’il condamne ma manière de voir, je te promets de suivre scrupuleusement ses directives. L’entente familiale est un trésor moral infiniment supérieur à toute la fortune matérielle. »

Pour la première fois, comme l’avait dit Yvonne, une querelle surgissait entre ces deux cœurs si unis. Robert, si jovial de coutume, avec son langage et ses plaisanteries empruntées au vocabulaire des tranchées, venait de parler sérieusement tendrement ; il se faisait tout petit devant ce cœur blessé, sachant bien, sans le dire, les vrais sentiments qui envenimaient le débat.

Yvonne, longtemps retenue par ses hésitations entre le monde et le couvent, avait senti, depuis peu, son cœur libre d’aimer ; et ses premières inclinations la portaient, à son insu, vers le jeune Français dont la situation offrait de frappantes analogies avec la sienne. C’étaient deux âmes pures et candides qui se recherchaient innocemment, sans pouvoir encore envisager un rapprochement définitif. L’idylle était inaugurée depuis peu, sous une forme délicieuse, sur les lacs, à travers la verdure. Mais voilà, que, tout-à-coup, ces premiers contacts se révélaient puissants, fascinateurs.

On ne joue pas avec l’amour, surtout quand on manque d’expérience ; Yvonne, Paul, deux âmes nées d’hier à la vie sentimentale ! Lui, entraîné jusqu’ici, avec toutes ses activités, dans le courant formidable de la guerre, et, entre temps, penché sur ses livres. Elle, livrée sans réserve, jusqu’à ce jour, à la méditation des choses divines et à l’affection des siens. Spontanément, l’étincelle avait jailli, et qui pouvait prévoir les suites de ces tendresses, devenues impérieuses en si peu de temps ?

Robert n’était donc pas dupe de ce violent accès d’indignation vertueuse chez sa sœur : la pauvre enfant était sincère jusque dans ses exagérations, mais un lambeau de vérité, dans ses raisonnements, prenait des proportions capables de lui voiler toutes les bonnes raisons que lui opposait son frère ; quiconque lui eût dit, dans cette crise, que l’amour la rendait jalouse, aurait provoqué son indignation et son mépris. Toute jeune fille est pénétrée d’une pudeur qui enveloppe sa sensibilité, non seulement physique mais morale ; la passion la plus noble, à l’état naissant, se dissimule dans les replis mystérieux de l’âme féminine ; une âme encore vierge devient incapable de confesser ce penchant, même dans le secret de sa propre conscience. C’est en ce sens que des misogynes, généralisant un cas exceptionnel dans l’évolution de cet être parfois insondable, ont pu soutenir avec quelque vraisemblance qu’une femme ment, lors même qu’elle croit dire la vérité.

Au demeurant, cette auto-suggestion n’est pas l’apanage exclusif du sexe faible, dont la dissimulation est parfois la seule arme défensive ; un aveu pénible produit la même hallucination chez l’homme ; on se figure volontiers qu’on est véridique, lorsqu’il est avantageux de décorer du nom de vérité le plus évident des mensonges. Rien de plus aisé que de se tromper soi-même. Là, comme ailleurs, les hommes sont femmes plus qu’ils ne pensent.

Quoi qu’il en soit, Yvonne détestait déjà Héliane instinctivement, avant d’avoir connu M. Demers ; mais à cette heure, son aversion se fortifiait de toute l’intensité de sa jalousie ; ce qu’elle abhorrait dans cette jeune fille, c’était beaucoup moins la mondaine évaporée que la rivale. Le supplice ne faisait du reste que commencer ; ce jour néfaste lui réservait de bien plus cruelles surprises…

 

Il est deux heures de l’après-midi : les aboiements des chiens signifient sans doute l’approche de la détestable visiteuse ; si encore elle était seule avec sa jeune sœur ! mais non ! On entend des voix d’hommes qui se mêlent au rire bruyant de l’extravagante ; bientôt, le groupe apparaît : quatre vigoureux garçons, bien découplés, encadrent Héliane et Françoise ; ils prennent une attitude froidement correcte en apercevant Charles-Auguste, Henri et Robert Desautels qui viennent à leur rencontre. Yvonne voudrait bien s’enfuir ; il lui serait si facile de prétexter une migraine ! Elle préfère subir cette pénible entrevue pour savourer son antipathie. Elle veut assister au manège de l’intruse autour du jeune Français !

Ce n’est pas qu’elle doute des dispositions de Paul Demers en l’occurrence : il lui est déjà trop connu pour qu’elle soupçonne chez lui moindre connivence avec cette aventurière. Mais peut-être ressent-il quelque secret désir de frayer avec la société brillante de Montréal ? N’est-ce pas monotone, une famille uniformément rangée, ne rêvant que de plaisirs calmes à la campagne ? Malgré ses études, le jeune homme a été mêlé à l’élite parisienne, là-bas, dans sa patrie. La transition ne lui a-t-elle pas semblé trop brusque ?

Un cœur récemment épris se perd ainsi en mille suppositions qui le torturent ; à vrai dire, Yvonne n’aimait pas Paul Demers depuis quelques semaines, mais depuis que son frère Robert l’avait connu au front. Tant de détails fournis sur ce jeune homme dans la correspondance du combattant canadien, tant de groupes photographiques de poilus où le courageux agent de liaison figurait toujours, la jeune fille avait collectionné tout cela, affectueusement, pieusement. L’arrivée du grand ami n’était que la continuation logique d’une entente plus que cordiale, entre ces deux cœurs qui s’étaient compris sans se le dire. Car Paul Demers était conquis, de son côté, par la grâce incomparable d’Yvonne, par sa candeur, par sa délicatesse ; et il gémissait d’autant plus sur l’incertitude où le plongeait sa constitution physique. Ses premiers doutes sur le passé sentimental de la jeune Canadienne étaient dissipés ; néanmoins, ne causerait-il pas un grave tort à quelque compatriote de cette admirable enfant, s’il faisait naître en elle le moindre espoir, même au cas où il se sentirait pleinement rétabli après un an ou deux de cette cure salutaire ? Les familles du voisinage, à Montréal, n’avaient-elles pas en réserve des jeunes gens qui escomptaient de prochaines présentations ?

Toutes ces pensées avaient obsédé la conscience de Paul Demers, depuis les déclarations discrètes dont le sens ne lui avait nullement échappé. Il ne voulait à aucun prix avoir l’air d’un ravisseur ; il ne voulait supplanter qui que ce fût, dans ce pays pleinement autonome. La Nouvelle-France, à ses yeux, était plutôt une France ancienne, ayant conservé les mœurs des siècles passés. Sans être là un étranger, il sentait profondément les droits acquis par les cousins du Nouveau-Monde. Après un abandon politique qui date de trois siècles, se disait-il, nous, Français d’Europe, nous n’avons pas le droit de venir parader ici en conquistadors. Nos missionnaires, il est vrai, ont évangélisé sans aucune interruption les régions les plus ingrates de ce vaste pays ; néanmoins, ce n’est pas une raison suffisante, pour que les derniers immigrants venus de France se posent en concurrents de la race qui a peiné, souffert, afin d’établir sur ces rives une brillante civilisation, un état économique déjà si prospère. Nous devons avoir le sentiment de nos anciennes défaites.

Mais précisément, grâce à ces dispositions, harmonieusement adaptées aux réalités historiques, le jeune Européen allait s’attirer les plus cordiales sympathies dans les milieux canadiens-français. Il était trop patriote pour ne pas aimer en ce pays la survivance de sa propre civilisation, il était trop intelligent pour afficher un chauvinisme exclusif qui n’était pas son fait, et qui aurait établi une barrière morale entre la grande famille du Canada et lui, dernier-venu dans cette vieille parenté. Son cas était celui de tous les Français de France qui ne veulent pas s’isoler en une colonie particulariste, sur les bords du St-Laurent : selon la parole d’un professeur judicieux, transplanté de Paris à Montréal, la modestie, surtout pour les immigrants de marque, n’est pas seulement une vertu chrétienne, mais une disposition, éminemment sociale.