Éditions Édouard Garand (p. 32-35).

VII


Yvonne Desautels ne pouvait pas soupçonner ces intimes réflexions du grand ami, ni son débordant amour pour elle, lorsqu’elle s’assit dans un coin du grand salon où les visiteurs avaient pris place ; elle rageait, rongeant son frein en silence.


Mais quoi ?… Est-ce un rêve, une hallucination due au vertige de cette envolée ? Aux premiers rangs des spectateurs, Paul Demers aperçoit Yvonne, puis Robert avec sa femme, et enfin Aurore, Bébé…

Un des quatre acolytes d’Héliane de Bellefeuille parlait à peine français. Paul Demers, avec son obligeance habituelle, s’était assis à côté de lui et avait lié conversation en anglais : le Parisien s’exprimait avec une aisance, une distinction qu’on eût dit londonienne, et qui contrastait avec le ton nasillard et la prononciation précipitée qui caractérisent le parler américain.

Deux heures interminables s’écoulèrent à dire ces mille insignifiances par quoi débute une conversation, entre gens qui ne se connaissent pas. Vers quatre heures, le thé fut servi, avec des gâteaux à profusion ; la gracieuse Françoise de Bellefeuille voulut prêter main-forte à sa petite amie, Bébé Desautels, pour faire circuler les friandises à travers les groupes. « Quel malheur, pensait Yvonne, que cette délicieuse Françoise soit à si mauvaise école ! Sa sœur lui offre le spectacle de ses flirts impudents avec ces « Canadiens dégénérés. »

Cependant Héliane trouvait qu’elle ne faisait pas suffisamment sensation, malgré sa nouvelle toilette, plus insolente encore que celle du matin ; elle avait prévu tous les détails de cette visite, combiné tous ses plans pour éblouir « le beau Français ». Elle avait donc mis dans sa valise d’excursion un costume très déshabillé. Passablement dépitée par cet échec relatif, elle proposa qu’on fît un peu de musique et passa elle-même au piano, sans en demander l’autorisation ; elle se croyait toujours chez elle, quand elle avait son cortège masculin qui variait d’un jour à l’autre et même plusieurs fois le jour, comme ses toilettes. Ce n’est pas qu’elle eût des illusions sur les vrais sentiments de cette famille, d’Yvonne surtout, à son égard ; elle était remarquablement intelligente et ne manquait nullement de perspicacité ; mais, pour sauver la face, elle affectait la familiarité dont cette maison se montrait parcimonieuse pour les gens de son espèce.

Elle aperçut des extraits de deux opéras qui étaient restés sur le pupitre : Faust et Carmen. Avec une virtuosité de jeu qui dénotait de la pratique, elle chanta d’abord, en s’accompagnant, le morceau bien connu du troisième acte de Faust : « Il était un roi de Thulé… » Mais, pour rendre paroles et musique, dans ce passage, il faut avoir de l’âme ; or Héliane avait une vie trop extériorisée pour traduire les nuances d’une œuvre d’art ; sa voix avait de l’ampleur, de l’éclat ; elle conservait sa fermeté dans toute l’étendue du registre ; mais la force du timbre, la technique musicale, ne sont que des facteurs insuffisants pour faire vibrer un auditoire.

Elle montra un peu plus de personnalité quand elle attaqua un autre passage du même acte, où sa coquetterie pouvait se complaire :

« Ah ! je ris de me voir
Si belle en ce miroir !…
Est-ce toi, Marguerite ?
Réponds-moi, réponds vite !
— Non ! non ! Ce n’est plus toi !
Ce n’est plus ton visage !
C’est la fille d’un roi,
Qu’on salue au passage ! »

Elle termina par un morceau de Carmen qu’elle savait par cœur, et qui convenait pleinement à sa vie volage :

« L’amour est une oiseau rebelle
Que nul ne peut apprivoiser,
Et c’est bien en vain qu’on l’appelle
S’il lui convient de refuser.

L’amour est un enfant de Bohême.
Il n’a jamais connu de loi ;
Si tu ne m’aimes pas, je t’aime ;
Si je t’aime, prends garde à toi ! »

Ces derniers mots étaient pleins de sens dans le milieu où l’on se trouvait ; c’était comme une provocation dont Yvonne sentit l’insolence. Aussi bien, quand on l’invita à passer au piano, elle se levait déjà, comme mue par un ressort intérieur, pour donner la réplique. Elle avait suivi les cours du Conservatoire de Montréal et avait eu des maîtres de première valeur, parmi lesquels plusieurs Français ou Italiens. Son jeu était souple, sa voix douce, veloutée, mais prenante ; plusieurs fois avant cette joute musicale, Paul Demers l’avait entendue ; mais, sous le coup de l’émotion, elle allait se surpasser.

Avant tout, elle voulut répondre à la bravade de sa rivale détestée ; prenant l’Oratorio de Mendelssohn, Élie, elle fit entendre les malédictions du Prophète, suivies de celles de l’Ange :

« Dieu parle au cœur coupable
Car sa parole est un feu dévorant,
C’est le cours déchaîné du torrent,
Un glaive acéré, pénétrant

Ton juge inexorable
Te condamne aux châtiments ;
Pécheur coupable, pleure tes égarements,
Son courroux implacable
Te garde d’affreux tourments,
Tremble, pécheur coupable ! »

La voix de la jeune fille semblait déborder du courroux divin ; elle se fit plus pénétrante, plus vengeresse encore dans le couplet de l’Ange :

« Maudit, maudit, soit l’infidèle
Parjure à ma loi éternelle… »

Héliane ne manqua pas de comprendre que cette leçon était à son adresse ; à un moment donné, ses lèvres fines se plissaient et ses grands yeux noirs lançaient des éclairs de courroux ; mais, se ressaisissant, elle fit mine d’applaudir la finale du morceau. Cette finale n’était, du reste, qu’un prélude destiné à rabattre les prétentions de l’intruse ; il fallait humilier son immense orgueil plus directement, par une prise de possession hardie de la proie humaine qu’elle convoitait avec autant d’insolence que de maladresse ; Yvonne, reprenant le troisième acte de Faust, se sentit assez de courage pour déloger l’adversaire du terrain qu’elle croyait déjà occuper. D’une voix d’alto qu’on aurait presque pu croire masculine, elle chanta les déclarations du héros de Goethe :

« Ô nuit d’amour ! ciel radieux !
Ô douce flamme !
Le bonheur silencieux
Verse les cieux
Dans nos deux âmes. »

Puis, brusquant la transposition d’une octave, son organe prit un timbre ineffablement doux, qui s’amplifie dans son crescendo passionné ; c’était la réponse de Marguerite à Faust :

« Je veux t’aimer et te chérir !
Parle encore !
Je t’appartiens, je t’adore !
Pour toi je veux mourir ! »

Les doigts si fins tremblaient fiévreusement sur l’ivoire du clavier ; les modulations s’interrompaient en des soupirs suppliants ; tout un rêve planait au-dessus de ces harmonies ; le cœur de la jeune fille battait d’une violence terrible ; elle sentait ses artères gonflées à se rompre… Ses émotions se traduisirent enfin sur un mode plus adouci avec ces paroles de Marguerite :

« Si je vous suis chère,
Par votre amour, par ces aveux
Que je devais taire,
Cédez à ma prière !
Cédez à mes vœux ! »

Yvonne se leva, pâle et tremblante ; les événements se précipitaient avant leur développement normal. Sous le coup d’une morsure sanglante, elle n’avait pu contenir le trop-plein de son cœur. Sa vengeance lui faisait prendre position d’une manière décisive. La douce Yvonne d’hier ne se reconnaissait plus elle-même, et toute sa famille était dans une réelle stupéfaction. « Ces aveux qu’elle devait taire » venaient de sortir violemment des profondeurs de son âme ulcérée. Pouvait-elle laisser croire qu’elle était indifférente, alors que l’autre, la coureuse d’hommes, venait faire étalage de ses prétendus talents et d’une sensibilité souillée de sensualisme ? Qu’aurait pensé le grand ami si elle était restée muette, comme une petite fille bien sage, dans le coin du salon où elle s’était d’abord confinée ? Il fallait d’abord montrer que les vraies Canadiennes-Françaises ne s’en laissent pas imposer par les fausses Canadiennes égarées dans l’américanisme ; il fallait surtout édifier l’élu de son cœur en ripostant, coup pour coup, à la provocatrice. Sans doute, ce n’est pas dans le rôle de la jeune fille de déclarer la première son amour : elle doit attendre les confidences de l’homme qui l’enveloppe de sa tendresse. Mais, si les rôles étaient renversés, à qui la faute ? Les circonstances avaient commandé impérieusement, Yvonne avait obéi.

Tout le monde, dans le salon, eut conscience de l’éclatante victoire qu’elle venait de remporter. Et pourtant, l’imposture n’était qu’à demi vaincue. Malgré la gêne qui suivit ce duel à mort, Héliane releva la tête avec assurance. Sa vengeance était prête.