Éditions Édouard Garand (p. 28-29).

V


Les jours passaient vite, et les semaines aussi à Ste-Agathe. Chaque dimanche, les Desautels se partageaient entre les différentes messes ; Ste-Agathe, pays de villégiature, fournit à l’église assez de paroissiens, durant la belle saison, pour justifier une série de messes comme dans les grandes villes.

Dès les premiers jours, Paul Demers n’avait pas manqué de faire une visite à Monsieur le Curé. C’était un prêtre de haute distinction ; dans les milieux ecclésiastiques, son nom avait circulé à plusieurs reprises parmi ceux qu’on désignait pour l’épiscopat. Il avait fait plusieurs voyages en Europe, et il se tenait au courant des affaires de France, surtout des affaires religieuses ; il avait vite reconnu, en Monsieur Demers, un de ces jeunes champions de la cause catholique qui sont toujours à la peine, sinon à l’honneur, dans la nation qui s’est appelée longtemps « la fille aînée de l’Église. »

« Vous trouverez à Montréal, avait-il dit au jeune homme, presque toutes les organisations et les œuvres religieuses qui existent à Paris : syndicats, mutualités, Jeunesse Catholique, Sociétés de St-Vincent de Paul, et autres associations locales conformes à nos besoins, qui sont nombreux. Car, avait-il ajouté, si notre peuple conserve encore sa Foi intacte, sa morale est attaquée. Il faut surveiller nos avant-postes. L’ennemi nous guette. À l’occasion, Monsieur Demers, vous pourrez collaborer à nos œuvres de défense, puisque vous allez être des nôtres pour longtemps ; si ce n’est pas trop égoïste, nous souhaitons, nous, que ce soit pour toujours. Quoi qu’il en soit, les Desautels sont mes meilleurs amis ; je me permets de vous considérer comme faisant partie dorénavant de cette chrétienne famille. »

Le distingué pasteur disait vrai : Paul Demers se sentait si choyé, si entouré, qu’il ne s’était jamais cru, au même degré, l’enfant de la maison ; il revivait les jours où il se trouvait jadis parmi les siens, à Dunkerque. Sa santé s’améliorait à vue d’œil ; ses joues pâles reprenaient du sang. Chaque fois qu’il semblait triste, Mademoiselle Yvonne, devenue comme son ange gardien, restait fidèle aux promesses faites sur le lac et inventait toujours quelque nouveau stratagème, pour le distraire et l’obliger à sortir de ses trop profondes méditations. Le soir du 23 juin, veille de la fête de St-Jean-Baptiste, patron des Canadiens-Français, elle n’avait pas voulu être accompagnée par d’autres que par Monsieur Paul, pour aller voir les divers feux de joie dont la tradition s’est perpétuée au Canada comme en France ; le lendemain matin, Monsieur Paul, en ouvrant sa fenêtre, avait aperçu un faisceau de drapeaux tricolores mêlant leurs plis à ceux de l’oriflamme fleurdelisée. Le 14 juillet il avait été réveillé aux accents de la Marseillaise. Cet été semblait promettre des jours radieux pour le cœur si profondément sensible du jeune malade. On était pourtant à la veille d’un incident qui allait créer le plus cruel malentendu.

Un dimanche, au moment où une partie de la famille se préparait à partir pour la Grand’Messe de 11 heures, alors qu’un premier groupe revenait de la Messe précédente, une automobile de grand luxe faisait son entrée dans la vaste cour du manoir Desautels. C’était Héliane de Bellefeuille, qui tenait le volant avec une assurance magistrale ; à côté d’elle, sa jeune sœur Françoise.

Paul Demers, Robert Desautels avec sa femme et ses trois sœurs, étaient du nombre de ceux qui partaient pour l’église ; la fringante automobiliste sauta prestement à terre : « Bonjour, Madame, bonjour, Mesdemoiselles, bonjour, Monsieur Robert, bonjour, Monsieur Demers, s’écria-t-elle, les mains tendues, distribuant de vigoureux shake-hand avec cette allure garçonnière qu’elle affectait, quand elle se sentait investie du rôle de chauffeur. Vous allez sans doute remplir votre devoir dominical ? »

— « À votre service, Mesdemoiselles, répondit Robert. Quel hasard de vous voir ici ! »

— « Nous sommes en excursion et nous devons prendre, dans la soirée, quatre autres voyageurs qui nous ont donné rendez-vous. Mais nous ne voulons pas vous retarder. Nous allons vous accompagner à l’église ; nous venions simplement vous saluer et passer une heure avec vous dans l’après-midi, après avoir dîné chez les amis qui nous attendent. »

« Peste soit des importuns, dit tout bas Yvonne Desautels à ses sœurs ; cette fille va sans doute nous amener une singulière suite après dîner ! Quelle engeance, ô ciel, que cette race de Bellefeuille, trop voisins de chez nous à Montréal ! »

Pendant qu’on cheminait vers l’église, où le son joyeux des cloches appelait les fidèles, Françoise de Bellefeuille avait pris la main de sa petite amie Bébé Desautels et marchait avec elle en avant : la jeunesse ne voit pas tous les dessous des relations mondaines ; elle croit encore aux amitiés sincères. Yvonne se rendait compte du manège auquel venait se livrer la sémillante Montréalaise. Effectivement, Héliane s’était écartée du groupe des femmes ; elle recherchait toujours la compagnie des hommes, et, parmi ces hommes, il s’en trouvait un qu’elle s’ingéniait à accaparer ; il était de toute évidence que depuis la rencontre fortuite sur l’Empress of France, cette fille, au cœur facilement inflammable, se sentait attirée vers le jeune Français dont les belles manières l’avaient conquise. Elle n’en était pas à son coup d’essai : dans l’entourage immédiat de sa famille, les malins faisaient gorge chaude de ses aventures sentimentales, qui ne se comptaient déjà plus ; elle connaissait même l’art de se faire courtiser par plusieurs soupirants à la fois, de les opposer l’un à l’autre, de faire naître et d’entretenir de violentes jalousies ; c’était le flirt savant. Elle éprouvait surtout une joie savoureuse, quand elle rencontrait quelque rivale de ses volages amours : faire dévier un cœur d’homme, le ravir à la jeune fille honnête qui songeait au mariage, c’était pour elle une satisfaction qui alimentait son immense orgueil.