Éditions Édouard Garand (p. 27-28).

IV


Pendant le début de cet entretien, le couple des amoureux, Mlle Boivert et son ami, blottis d’abord à l’écart, s’étaient approchés pour mieux entendre ; Paul Demers contemplait discrètement ces deux physionomies heureuses ; de temps à autre, le jeune paysan et sa blonde échangeaient quelques réflexions en se tutoyant. Le Parisien, si courtois, avait été d’abord choqué de cette intimité de langage qui n’est admise qu’entre époux, et encore dans les familles bourgeoises ou populaires, de l’autre côté de l’Océan. Mais il avait vite compris que les conventions de politesse ou de respect sont variables d’une province à l’autre, même dans la mère-patrie ; à plus forte raison d’un continent à l’autre. Les Anglais ne tutoient que Dieu, et disent vous, même aux enfants ; procédés analogues en langue allemande, où le respect envers les humains se traduit par la troisième personne du pluriel. Enfin, chacun sait que le vous était inconnu aux Grecs et aux Latins.

Après avoir absorbé un second verre, la société reprit sa causerie sur un autre thème que celui de la guerre mondiale.

« Monsieur Demers, dit Madame Roméo Boivert, ne redoutez-vous pas la rigueur de nos hivers canadiens ? En France, vous avez un climat plus tempéré. » — « Du moins dans certaines régions, reprit le jeune homme ; chez nous, on trouve un peu de tous les climats, depuis les neiges éternelles sur les Alpes et les Pyrénées, jusqu’au perpétuel printemps sur la Côte d’Azur. Mais, ce que je suis venu chercher ici, après consultation des médecins, c’est précisément le froid, un froid sec, tel qu’on n’en connaît pas dans nos contrées ; l’organisme humain est si bizarre ! Il y a des malades du Canada qui trouvent la santé en France ; c’est l’inverse qui m’a été conseillé. Sans être médecin, je crois que le corps est comme une plante qui gagne souvent à changer d’air et de milieu. Plaisanterie à part, voyez un peu ce qui se passe dans le règne végétal. L’Amérique du Nord a déjà sauvé la plupart de nos vignobles en nous fournissant des ceps vigoureux qui, mis en terre française, ont pris solidement racine et ont servi de support aux greffes fécondes, indemnisées contre les microbes répandus chez nous.

« Nos agriculteurs de France, d’une province à l’autre, pratiquent des échanges analogues pour les céréales destinées à l’ensemencement : une terre nouvelle fortifie les germes, quels qu’ils soient, tandis que la graine confiée indéfiniment au même sol ne produit que des plantes rabougries : la vie s’abâtardit, s’étiole, si le champ de culture ne varie pas. Quoique ces théories soient applicables à l’espèce, à la race, plutôt qu’à l’individu, j’espère que la transplantation de ma personne donnera de sérieuses améliorations à mes voies respiratoires, empoisonnées par les gaz délétères. Si mes forces reviennent, je verrai là une indication pour ma carrière agricole ; je me livrerai à une série d’expériences pour doter mon pays de plants nouveaux, choisis au Canada, qu’il s’agisse d’arbustes ou d’arbres géants. Je n’attends que l’occasion favorable pour faire analyser chimiquement vos divers terrains et pour comparer ces éléments à ceux du sol français. Divers arbres européens, apportés ici par les premiers colons, s’y sont vite acclimatés et demeurent encore robustes. Pourquoi ne pas renouveler la tentative en sens inverse, par voie de retour ? »

— « Savez-vous, Monsieur Demers, interrompit Charles-Édouard Desautels, que vous nous donnez de lumineux aperçus sur les effets de la transplantation ? À l’appui de cette thèse, je pourrais citer les résultats magnifiques, récemment constatés sur mes terres, d’une plante de tabac apportée de Belgique : elle a pris ici des proportions que j’appellerais volontiers monstrueuses. Et que dire des plantes légumineuses venues d’Europe ? Vous goûterez à nos fraises, à nos melons quand la saison sera venue. Je ne parle pas des arbres fruitiers empruntés à l’autre continent : leur productivité est légendaire. »

Paul Demers n’avait fait que développer ici, une fois de plus, quelques idées qui lui étaient chères, et qui entraient dans son plan de reconstitution agricole de la vieille patrie. Le père Roméo Boivert avait suivi cet exposé moins facilement que les Desautels ; néanmoins, ce brave cultivateur était loin d’être un routinier, et il avait été parmi les premiers à emboîter le pas derrière ses intelligents et riches voisins. Il voulut dire son mot, lui aussi, sur un problème d’ordre plus général qui intéresse la terre canadienne.

« Vous êtes des savants, Messieurs, s’exclama-t-il en rallumant sa pipe. Tant qu’à moi, j’ai cru longtemps que les écoles d’agriculture ne racontaient que des menteries, et nous préparaient des paysans bourgeois qui iraient labourer en manchettes et en col empesé. Mais j’en suis revenu et je vois que la science sert à quelque chose, même pour faire pousser le blé et les légumes. Assurément, les livres ne peuvent pas faire, pas en tout, que le temps sec devienne mouilleux quand la pluie fait défaut, mais les inventeurs nous ont donné des machines qui remplacent la main-d’œuvre, introuvable ou hors de prix pour les habitants.

« Et puis, vous autres les savants, qui savez parler et écrire dans les gazettes, faites donc comprendre à tous les Gas canadiens qu’ils ont tort d’abandonner leurs terres pour aller se perdre en ville ou aux États. Les usines ont donné de beaux salaires pendant que les gouvernements faisaient fabriquer des munitions pour tuer le monde ; mais on ne jettera pas toujours les piastres à poignée ; ça diminue et ça diminuera encore. Tout vient de la terre ; les patates ne poussent pas sur la traque des petits chars, à travers les rues bien pavées. Les habitants auront le dernier mot. »

Cette philosophie sociale était ce qu’on avait entendu de plus élevé dans cette réunion sur la galerie. Il était tard ; les visiteurs prirent congé ; l’amoureux embrassa sa blonde, et il accompagna ces messieurs jusqu’au croisement des chemins où il se dirigea vers sa demeure.