Éditions Édouard Garand (p. 23-27).

III


La maison Boivert, comparativement à la vaste ferme de Charles-Édouard Desautels, symbolise la propriété moyenne. Roméo Boivert a reçu tout son butin par voie d’héritage ; son père et sa mère ont peiné dur et ferme, pour arrondir les quelques arpents qu’ils tenaient eux-mêmes de leurs ascendants immédiats, défricheurs des temps héroïques. La vieille maison de pierre bâtie par les aïeux existe encore, un peu plus bas, sur une « terre à blé ». Mais elle était humide et insuffisante, on l’a transformée en grange, pour y entreposer les outils agricoles durant la saison des grands travaux.

La maison familiale, construite depuis une trentaine d’années, est coquette sans être luxueuse. Tout autour règne une galerie en bois, balcon cher aux nouveaux Canadiens : c’est là qu’on s’abandonne au doux balancement de la chaise berceuse, le soir, après le labeur des chaudes journées. L’habitation des Boivert, en solide bois de pin, isolée des dépendances de la ferme, est en tout semblable à la plupart des maisons qu’on aperçoit de nos jours dans la campagne canadienne ; cela rappelle les chalets suisses, à la peinture près : au lieu du vernis couleur de bois, qui donne un aspect grave et quelque peu mélancolique aux logis alpestres, on aime les couleurs voyantes, au Canada : c’est le pays de la lumière, du soleil ardent en été, des réverbérations neigeuses en hiver ; les cloisons sont peintes en blanc, à l’intérieur comme à l’extérieur du logis : durant la belle saison, les persiennes vertes s’harmonisent avec les bois voisins, avec l’érable du pays qui répand son ombre tutélaire sur le toit béni de Dieu.

Des familles nombreuses et robustes s’abritent dans ces maisons si petites en apparence : au rez-de-chaussée, appelé premier étage par les habitants, la cuisine sert généralement de vestibule central et donne accès aux diverses chambres, ainsi qu’à l’escalier qui conduit au second plancher, c’est-à-dire au premier étage : là se trouvent la salle de bains et les chambres des enfants. Dans les maisons tant soit peu aisées, la grande cuisine a disparu, et l’on voit, en entrant, un joli salon avec piano et bibliothèque.

 

Les Boivert, sans être très riches, appartenaient donc à la classe des paysans aisés : les jeunes filles avaient un salon bien tenu pour recevoir leurs grandes camarades et plus volontiers encore leurs amies ; sans avoir été pensionnaires dans les écoles de la grande ville, elles étaient autrement instruites que leurs parents et même que leurs frères ; elles n’en aimaient pas moins les travaux du ménage et participaient gaillardement à la fenaison dans les prés voisins ; mais, comme la plupart des jeunes canadiennes, elles n’avaient rien de campagnard : c’étaient des demoiselles bien élevées.

Dans cette après-midi estivale, elles se préparaient à la grande visite du soir ; un Monsieur Parisien devait se joindre aux Messieurs Desautels : il fallait donc lui donner une bonne opinion de la famille et du pays. Pendant ce temps, Paul Demers et ses amis, après une sieste consciencieuse, étaient retournés au lac doublement riche en poissons et en beaux rêves. Cette fois, le cher hôte de la famille avait été invité à rapprocher sa barque de celle où trônaient les deux sœurs, sauf à interrompre parfois, la partie de pêche par une partie de bavardage, Robert était le seul à prendre son travail au sérieux : on le voyait, sur le bord opposé, lever souvent sa ligne d’un air satisfait. Il s’était fait la main et la chance était pour lui.

« N’éprouvez-vous pas un peu le spleen, Monsieur Demers, demanda gentiment Yvonne à son voisin ; vous m’avez semblé rêveur dans la matinée. Ce n’est pas indiscrétion de ma part, je pense, de franchir le seuil de votre âme. Les jeunes filles du Canada sont plus hardies que les cousines de France. Pour moi, je suis dans la catégorie des timides, d’après ce que Maman a pu m’en dire ; mais je tâche de me corriger. En tout cas, Monsieur Demers, je me sens bien à l’aise avec vous, et vous me permettrez de vous taquiner, dès que je verrai passer une ombre sur votre front. Il faudra bien qu’on fasse connaissance autrement que par les narrations militaires de Robert ! Ah ! ce Robert, ce qu’il est resté poilu ! Il vous aime, lui, tout d’une pièce. Mais, nous les femmes, nous ne savons pas nous contenter d’une description ou d’un portrait moral grosso modo. Nous voulons, en bonnes filles d’Ève, scruter les replis du personnage. »

Cette question inopinée était une révélation pour le jeune homme. La maman Desautels avait dû sermonner sa fille, sur son attitude trop distante à l’égard d’un hôte si privé de son pays. Avec sa coutumière intuition, Paul Demers comprit qu’il avait été observé plus encore qu’il ne pensait, dans la séance du matin ; on avait parlé de lui en sourdine, au retour ; les dames s’étaient liguées pour brusquer les confidences et forcer les portes du cœur qui hésitait à s’ouvrir. Un pas considérable était franchi, dans la voie du laisser-aller tout affectueux ; quelques semaines allaient suffire pour faire, du « cousin de France », un intime parent.

« Mademoiselle, répondit-il, vous me portez là un coup droit qui n’a rien d’offensant. L’anémie due à la guerre m’a rendu taciturne par intermittence ; il reste quelque chose dans mon cœur, de tous ces ébranlements nerveux ; je vous serai reconnaissant de me tirer de mes rêveries, par des commotions moins violentes que celles du canon. Mais aussi, ajouta-t-il familièrement, je vous étudie de loin, Mesdames et Mesdemoiselles les Canadiennes ; votre brusque irruption dans mon domaine moral me donnera le droit de la réciproque, et cela promet des études particulièrement fouillées. »

« Enfin, Mademoiselle Yvonne, soyons francs : je vous ai paru mélancolique ce matin ; vous m’avez regardé souvent, et vous paraissiez inquiète de me voir ainsi. » Yvonne rougit légèrement d’avoir été dévisagée, alors qu’elle croyait ses yeux dans le pénombre de son large chapeau blanc orné de rubans roses. — « Je l’avoue, dit-elle, et je me suis promis, avec ma sœur, de ne pas vous abandonner à une solitude trop profonde. Nous voulons vous guérir de toute manière ; sans vous faire oublier votre terre natale, nous désirons que vous en trouviez ici le prolongement. »

Puis, s’enhardissant au cours de cet entretien, le premier qui ne fût pas de commande, la blonde Yvonne lança ces mots interrogatifs : « Il ne faut pas nous laisser croire, Monsieur Demers, que vous avez épuisé vos sentiments les meilleurs dans la société féminine de là-bas. Vos petites cousines Canadiennes sont peut-être moins raffinées, moins compliquées que les petites Françaises dont le charme reste vivant dans votre souvenir : mais nous rachetons notre simplicité par un cœur vibrant et loyal. »

— « Je m’en suis déjà rendu compte, répliqua le jeune homme. Au reste, je n’ai pas eu le temps de cultiver chez nous la galanterie même la plus désintéressée, à titre de curiosité et de distraction. Les livres, la guerre, c’est le double résumé de ma vie jusqu’à ce jour. Vous avez affaire à un demi-sauvage, ajouta Paul Demers en riant. »

— « Et moi, reprit Yvonne, j’aime assez ce genre de sauvagerie, pour l’avoir pratiqué à ma manière. Puisque Monsieur le Français a si bien observé, ce matin, la direction de mes regards, voudrait-il me dire ce qu’il pensait de moi, dans ses savantes méditations ? »

Monsieur le Français n’en revenait pas du chemin parcouru dans le laps d’une demi-journée. « C’est le pays de la vie intense, pensait-il ; les jeunes filles sont aussi expéditives dans les questions sentimentales qu’en tout le reste ; elles brûlent les étapes de la Carte du Tendre… Après tout, une attitude loyale vaut mieux qu’une politesse guindée. Il n’y a, dans ce jeu, rien que de très innocent. Allons-y à la militaire, et faisons une charge sur le terrain de la franchise, flamberge au vent !…

« Mademoiselle, répondit résolument Paul Demers, je pensais de vous beaucoup de bien. Mais, ayant connaissance de la précocité des cœurs au Canada, je ne dissimule pas que j’éprouvais un grand étonnement à votre sujet. Il y a peut-être là des secrets que je ne suis pas en droit de savoir, mais c’est vous-même qui serez responsable de mon indiscrétion, si indiscrétion il y a. »

À ce moment, Yvonne regarda sa sœur qui avait assisté jusque-là, sans y prendre part, à ce tournoi de spirituelles réparties ; la jeune fille semblait inviter son aînée à parler pour elle : « Sachez, cher Monsieur Demers, reprit la jeune femme, que notre Yvonne détend ses nerfs pour la première fois : c’est ce qui vous explique ses chevauchées en droite ligne ; elle ne sait pas y mettre de façon, ayant vécu jusqu’ici en recluse dans le monde. Elle s’est crue longtemps appelée à la vie religieuse, et ses indécisions lui ont occasionné de profondes souffrances intimes. Plusieurs de ses directeurs de conscience ont partagé longtemps ses illusions, ses scrupules. J’étais la seule à connaître son secret ; notre douce maman se rendait mal compte de ces tergiversations. Enfin ces derniers temps, Yvonne a suivi les exercices d’une retraite décisive ; nous avons prié ensemble et fait prier. Elle n’est pas faite pour le couvent. »

— « De pareilles dispositions vous honorent, Mademoiselle, s’empressa de dire le jeune homme, qui était lui-même si profondément religieux. J’ai toujours entendu dire que toute jeune fille pieuse, à un moment donné, se croit appelée à prendre le voile. Mais ce n’est pas là une marque infaillible de vocation. Mes sœurs à moi ont éprouvé les mêmes désirs passagers, sans y donner suite. Vous savez du reste, ajouta Paul Demers avec un soupir, que les mariages survenus n’étaient pas selon mes vœux… »

La famille Desautels était au courant de cette situation familiale de son hôte, et elle lui accordait d’autant plus d’affection : « Nous tâcherons de vous faire oublier ces chagrins, dit Madame Desautels : car, sachez-le, vous faites grandement partie de notre famille. »

Le soir tombe : les quatre invités se dirigent à pied vers la maison Boivert qui est toute proche ; Henri, absorbé jusqu’ici par son courrier et par tout son dossier d’affaires pendantes, qu’il a apportées de Montréal, n’a participé ni à la pêche ni aux autres distractions ; il est tout heureux de prendre une marche et de se dégourdir les jambes. Du plus loin qu’il aperçoit les visiteurs, le père Boivert part à leur rencontre : « Bienvenue ! » s’écrie-t-il à mesure qu’ils approchent. On échange de vigoureuses poignées de mains, et bientôt, toute la famille s’avance à son tour pour recevoir les amis.

Roméo Boivert est encore vigoureux, bien qu’il ait dépassé la cinquantaine : c’est, à n’en pas douter, un Normand authentique ; taillé en force, sanguin sans mélange, la mine largement épanouie, il laisse transparaître sur sa physionomie toute la fierté qu’il éprouve ce soir-là. Sa femme paraît encore jeune : elle sourit aimablement à ces messieurs. Le fils aîné est marié et habite la même maison ; la bru est entourée de trois jolis marmots. Deux autres gars vigoureux, encore garçons, font auprès de leur père leur éducation agricole. Trois jeunes filles ont fini depuis peu leurs études à l’académie de Ste-Agathe : ce sont elles qui ont présidé tout-à-l’heure aux préparatifs pour la réception du soir ; une de leurs sœurs, la plus jeune, est partie depuis six mois, pour faire son noviciat chez les Religieuses de Ste-Anne. Rares sont les familles canadiennes qui ne donnent pas à l’Église un ou plusieurs enfants. Quant à la fille aînée, superbe brune au regard intelligent et expressif, elle se fait un devoir et une joie de présenter aux visiteurs son ami. un garçon du voisinage, un habitant lui aussi, et qui s’est endimanché pour venir voir sa blonde… ; qu’importe si elle est brune, puisque le terme est consacré ?

Paul Demers, dans ses diverses rencontres, a déjà noté les contrastes qui existent entre filles et garçons, dans la classe laborieuse du Canada, tant à la ville qu’à la campagne. Dès le jour de son arrivée à Montréal, il a été frappé de l’air de distinction du monde féminin, sur la rue Ste-Catherine : généralement plus petites de taille que les Françaises, mais bien prises, les Canadiennes ont les traits particulièrement fins, et surtout le regard plein de feu. Les échantillons qu’il a pu apercevoir depuis, et qu’il contemple, ce soir, confirment ses impressions premières : « Ces gaillardes-là, se dit-il, sont joliment troussées : rien d’étonnant que les garçons en soient vite amoureux. » Paul Demers sait, de par ailleurs, que les jeunes filles du Canada sortent, assez instruites, des Écoles ou Couvents où se fait leur éducation. La gent masculine du monde des travaillants est moins favorisée au point de vue de la culture intellectuelle : cérébralement moins précoce que les filles, les garçons quittent l’école au moment où ils en profiteraient ; les familles sont nombreuses, l’adolescent doit gagner sa vie et celle des plus jeunes frères ou sœurs.

À quoi bon insister, puisque les blondes s’accommodent de ces cavaliers d’allure un peu épaisse, mais foncièrement bons ? S’ils savent sacrifier leur amour-propre, leur éducation s’achèvera sous le magistère insinuant de leurs promises qui leur apprendront les belles manières. La femme obéit à l’homme, c’est entendu ; mais elle se réserve souvent de l’éduquer et de lui donner d’utiles conseils. L’histoire renferme mille et mille exemples du raffinement que l’homme doit à sa compagne.

La famille Boivert est un microcosme où tout le Canada se trouve en raccourci. Pendant que ces traits de mœurs sont enregistrés au passage par notre Européen, et cela en beaucoup moins de temps qu’il ne faut pour l’écrire, les hommes s’installent sur la galerie centrale, tandis que les femmes vont disposer, sur un reluisant plateau, verres et bouteilles : vin sucré, vin sec, scotch, whisky, ginger-ale, ce sera au choix. La prohibition des spiritueux n’est pas faite pour la Province québecquoise. En attendant, le pot de tabac canayen et les cigares circulent devant les fumeurs. Dans la France de jadis, les bons campagnards ne recevaient jamais personne sous leur toit sans exercer une hospitalité généreuse, quelle que fût l’heure du jour ou de la nuit : il fallait manger et boire ; la ménagère cherchait dans ses armoires ce qu’il y avait de meilleur, tandis que le chef de famille allait fouiller dans sa réserve de vieilles bouteilles, pour en trouver une qui lui fît honneur. La Nouvelle-France n’a pas encore perdu ces charmantes traditions.

 

Quand tout le monde, fut installé sur les chaises berceuses, après avoir vidé un bon verre « à la santé des deux Frances », pipes et cigares s’allumèrent, et la conversation s’engagea en un style caractéristique dont Paul Demers avait remarqué quelques tournures, dans l’armée canadienne, au cours de la guerre : « Comment aimez-vous ça le Canada ? demanda le père Boivert au jeune Français ; par icitte, il nous fait plaisir d’avoir des nouvelles directes de là-bas. Des garçons comme vous, Monsieur Demers, c’est ben smart ; paraît que vous avez beaucoup étudié et que vous faites un voyage pour connaître les Canayens. Nous n’avons pas le parler français comme vous autres, qui sortez des écoles ; nos enfants pourraient même nous donner des leçons ; mais voyez-vous, dans notre jeune temps, on tenait plus souvent la hache ou la charrue que le porte-plume. À part ça, on se comprend tout de même avec ceux qui s’en viennent de l’autre bord. »

C’est l’antienne préliminaire de tous les gens du peuple qui s’adressent pour la première fois à un Français de la vieille France : ils s’excusent par avance des expressions qu’ils croient fautives, et qui sont souvent si pittoresques, même dans les anglicismes inévitables chez un peuple qui coudoie, depuis trois siècles, les fils de la blonde Albion. Paul Demers, pour rassurer le brave homme, lui fit remarquer que les Flamands, dans son pays de naissance, ne parlent que rarement français entre eux, et qu’il en est ainsi dans une bonne moitié de la France. Quant aux provinces qui n’ont pas d’idiome spécial, le bon peuple se crée un français qui est savoureux, sans être académique : « Parlez-moi votre canayen, Monsieur Boivert, ajouta le jeune homme. Je l’ai entendu avec plaisir parmi vos soldats durant la guerre. »

— « Ça a du bon sens, reprit le cultivateur… Ah ! la guerre, ça me fait encore frémir, après tout ce que j’ai lu dans les gazettes et tout ce qu’ont raconté nos braves soldats. Moi, je n’avais pas de fils en condition d’y aller, mais j’ai éprouvé ben de la peine quand j’ai su que l’ennemi remportait des victoires et marchait sur Paris. Par icitte, on en entendait quelques-uns qui disaient que la France était trop coupable, qu’elle avait chassé ces religieux, et qu’elle devait disparaître ! Voyez-vous Monsieur Demers, moi qui ne sacre jamais j’ai envoyé chez le diable tous ces maudits qui me blessaient le cœur. C’étaient pas des vrais Canayens qui auraient parlé comme ça, vaindienne ! Si, nous autres, on n’a jamais voulu être complètement anglais c’est pas pour devenir allemands. »

— « Cher Monsieur Boivert, répondit Paul Demers, la politique antireligieuse fait un mal incalculable à la France ; nous sommes une poignée de bons catholiques qui luttons contre l’indifférence et l’impiété, tout comme vous êtes ici trois millions de Canadiens-Français qui résistez à cent millions de protestants ou juifs répandus dans l’Amérique du Nord. Voilà pourquoi les malveillants ont beau jeu pour déblatérer contre nous. Néanmoins, il faut rendre justice aux qualités militaires de la grande majorité de mes compatriotes : chrétiens de nom ou de fait, ils se sont battus comme des lions, en étroite union avec les vôtres. »

— « C’est correct ! ajouta aussitôt ce paysan dont l’âme était si droite. Le grand mal a été que nos braves enfants ne sont pas restés libres de s’engager dans les rangs français, de former des bataillons à part ; ils ont été contraints de s’enrôler parmi des troupes d’une autre race. Je suis pas ben instruit, mais j’ai ben compris ça, Monsieur Demers. Enfin, on a eu ben de la misère ! »