Éditions Édouard Garand (p. 21-23).

II


Paul Demers connaissait par ses lectures ces intéressants détails ethniques, et il s’en était déjà entretenu avec ses amis Desautels, depuis son arrivée. Aussi bien, il y avait pour lui quelque chose de mystérieux dans le cas d’Yvonne : elle ne paraissait certes pas avoir la vocation religieuse, encore que sa piété fût très vive ; alors, pourquoi cette indifférence à l’égard des hommes ? La famille ne semblait nullement opposée à tout projet matrimonial dont la jeune fille eût suscité l’occasion ; Robert n’avait-il pas dit à son ami, le jour même de son arrivée : « Je te souhaite de trouver plus tard un cœur comme celui-là. » Yvonne avait dû être remarquée par nombre de jeunes gens ; les avait-elle évincés, et pourquoi ?

Toutes ces questions revenaient à l’esprit du jeune homme, pendant qu’il flânait sur sa barque et qu’il pouvait voir discrètement, à la dérobée, deux yeux qui se tournaient souvent vers lui, deux yeux empreints de pitié, de sympathie visible. À n’en pas douter, Yvonne s’intéressait déjà, plus qu’elle ne pouvait se l’avouer, à cet étranger qui avait tant souffert. Tout cœur de femme, si angélique soit-il, va d’instinct vers l’homme malheureux : Alfred de Vigny a magnifiquement symbolisé ce sentiment dans le mythe d’Eloa, l’ange de la pitié, l’ange au cœur féminin qui se laisse émouvoir par les plaintes de l’Esprit des Ténèbres.

Paul Demers joignait à la beauté morale la beauté physique, malgré son teint encore pâle : son large front était surmonté d’une opulente chevelure noire, toujours soigneusement relevée ; ses yeux noirs, comme ses cheveux, son nez délicatement effilé, sa fine moustache qui frissonnait sur deux lèvres plissées avec énergie, son menton anguleux sans raideur, signe d’une volonté tenace mais non obstinée, tous ces traits formaient un ensemble viril ; rien d’efféminé chez ce jeune flamand ; les femmes n’aiment pas les hommes qui leur ressemblent trop : les bellâtres, les muscadins, peuvent faire naître des sentiments pervers, ils ne sont jamais l’objet d’un véritable amour. La femme s’attache à l’homme chez qui l’énergie est le complément de la tendresse dont elle-même est surabondamment pourvue. Les formes plastiques révèlent tous ces contrastes : contrairement à ce que l’on croit, la femme est rarement belle : l’homme est beau, la femme est gracieuse ; le visage de l’homme a plus de dessin, celui de la femme plus de modelé, plus de coloris ; et toute l’esthétique du corps est à l’avenant de part et d’autre, par les mystérieuses dispositions de la nature, c’est-à-dire de Dieu qui a voulu répartir, sur ses deux créatures de choix, les attributs qui sont réunis dans son Essence parfaite.

Si quelque spectateur étranger, perdu dans les fourrés qui bordaient le lac, se fût amusé à établir un parallèle entre Paul Demers, rêvant au milieu de la barque, et Yvonne Desautels, le contemplant de l’extrémité de la sienne, cet observateur se serait dit : « Voilà deux jeunesses qui songent moins à capter le poisson qu’à surprendre en eux-mêmes quelque amour naissant. »

Rien, pourtant, n’était plus contraire à la réalité, du moins à la réalité consciente, car nul ne saura jamais ce qui se passe dans la profondeur des âmes, de notre âme à nous, même à notre insu. Yvonne éprouvait de la pitié, Paul Demers de l’admiration ; si ces préliminaires sont favorables à l’amour, ils n’y conduisent pas nécessairement, surtout pour des caractères chevaleresques. Quoi qu’ait pu prétendre Robert de Flers dans son Âme en Folie, il y a, d’homme à femme, mille sortes d’affections, qui n’ont rien de commun avec l’amour.

Yvonne ne disait rien, mais elle éprouvait une joie délicieuse à compatir profondément, peut-être pour la première fois depuis qu’elle se sentait jeune fille. Paul ne demeurait pas insensible à ces attentions muettes ; mais il s’était promis de tenir son cœur sous bonne garde, tant qu’il n’aurait pas l’assurance que son organisme serait pleinement rétabli : homme d’honneur, il se serait fait un crime de se mentir à lui-même et de mentir aux autres sur ce point capital. Sans doute, il se rappelait les paroles toutes paternelles du Père Garnier : « Vous pouvez rencontrer la fleur qui parfumera votre vie. » Mais il lui fallait savoir attendre, avec le plus grand sang-froid, et il n’était pas homme à transiger avec le devoir.

« Eh ! là-bas, les malchanceux, s’écria de loin Robert qui avait marché de succès en succès depuis sa première prise, vous êtes mal placés ; ici, je suis tombé sur le filon et me voilà riche. » Après avoir taquiné la carpe, il avait transformé sa ligne pour attirer la truite à la surface des eaux, et une douzaine de magnifiques poissons s’agitaient encore dans l’herbe qui formait tapis au fond du canot. « Nous pouvons maintenant rentrer dans nos foyers avec les honneurs de la guerre, ajouta-t-il ; le soleil monte, l’armistice est signé jusqu’à ce soir. »

Il achevait ces mots, quand on entendit la bande joyeuse des enfants qui déferlait du coteau voisin : garçonnets et fillettes venaient de la chasse aux papillons et de la cueillette des fleurs ; tabliers blancs et filets multicolores débordaient d’une abondante capture et d’une riche récolte faite à travers les prés. On s’entassa, tant bien que mal dans la vaste automobile découverte qui était mise en service à la campagne, et l’on regagna la ferme, qui se trouvait un peu au-delà de Ste-Agathe, près du versant nord.

Tout le monde se sent en appétit, à la suite de cette matinée au grand air. Du reste quelques jours ont suffi pour donner aux enfants des couleurs écarlates. Cette ambiance convient à merveille au jeune homme, qui se trouve regaillardi à la vue de ces mines florissantes. La table a des menus variés et succulents : les mets sont de première fraîcheur, en provenance directe de la basse-cour, du jardin et du verger.

Au cours du repas, Madame Desautels mère annonce que le voisin, Roméo Boivert, invite les nouveaux-venus de la ville, y compris le grand Français, à passer un moment chez lui ce soir même, après souper. Il a une bouteille de bon vin à leur offrir, et du tabac d’un arôme exquis. Henri, Robert et leur père se promettent de répondre à cette invitation, que l’on sait cordiale ; Paul Demers se joindra volontiers à ses amis ; on lui montre par avance cette habitation adossée au côteau voisin.