Éditions Édouard Garand (p. 20-21).

I


« Dis donc Paul, est-ce que ça mord, de ton côté ? Ces satanés poissons ont juré de se payer ma tête ce matin ! Si ça continue. je vais rentrer bredouille. »

C’est en ces termes que Robert Desautels, peu chanceux à la pêche ce jour-là, s’adressait à son ami Paul Demers. Diverses barques étaient immobiles sur le lac poissonneux le plus rapproché de Ste-Agathe-des-Monts, au bord de la route qui conduit à Ste-Adèle. Robert et son ami avaient chacun leur canot ; Madame Robert Desautels et sa belle-sœur Yvonne avaient un canot commun dont elles occupaient respectivement les extrémités. Plus loin, on apercevait des étrangers, infatigables « chevaliers de la gaule » qui contemplaient patiemment le bouchon de leur ligne, prêts à relever d’un geste triomphal, l’arme pacifique qu’ils avaient en main, pourvu que tanches, carpes ou barbeaux fussent disposées à se laisser prendre. Souvent, comme il arrive, un banc de goujons voraces mettait en émoi les intrépides pêcheurs : le bouchon s’agitait, la ligne volait en l’air, et le menu fretin était cause d’une humiliante déception.

Robert Desautels subissait cet agacement depuis son arrivée au lac ; enfin, une respectable carpe daigna s’intéresser à son hameçon : c’était une belle pièce qui tomba frétillante dans la barque ; un grand silence se fit, par crainte d’effrayer carpes et carpillons qui accompagnaient peut-être cette première unité.

Paul Demers s’était souvent amusé à cette reposante distraction, sur les bords de la Seine et de la Marne : mais, à vrai dire, ce n’était pas un passionné pour cet art où la température a plus d’influence que l’inspiration personnelle. Dans les circonstances actuelles, il retrouvait là simplement une occasion de méditer à son aise, au sein d’une nature idéale pour lui, tant au physique qu’au moral.

Presque toute la famille Desautels s’était réunie à Ste-Agathe. Depuis une semaine, les enfants se trouvaient en vacances : ceux d’Henri et de Fernand s’étaient empressés de fuir les plaines du St-Laurent pour venir respirer l’air des hauteurs. Charles-Édouard n’était, à vrai dire, que le représentant de tous ses frères et de ses vieux parents à Ste-Agathe, en tout ce qui concernait la propriété bâtie : la maison était comme un hôtel immense au cours de chaque été : c’était le triomphal spectacle de la grande famille canadienne, dont les diverses branches formaient un faisceau compact durant la belle saison.

Mais, pour ce qui était du domaine exclusivement agricole, Charles-Édouard était maître incontesté. Comme son frère Ferdinand, il avait suivi des cours à l’Institut d’Oka et il se tenait en rapports avec la grande ferme expérimentale d’Ottawa ; il était à l’affût des moindres progrès ; c’était un agriculteur scientifique, connaissant à fond les dernières méthodes de labour, d’engrais, d’ensemencement, ainsi que les problèmes de l’élevage, de l’exploitation rationnelle des forêts, sans compter l’apiculture qui charmait ses loisirs. Les habitants du voisinage, un peu sceptiques au début, comme le sont tous les paysans, commençaient à prendre modèle sur lui.

Chacun sait, au Canada, que le sol des Laurentides est difficile à cultiver : les rochers émergent du sol à chaque pas et rendent impossible l’emploi des machines agricoles. Néanmoins, les veines de terre féconde ne manquent pas dans les environs de la Rivière du Nord. Charles Édouard tirait un parti merveilleux des moindres parcelles de terrain ; il s’accrochait à cet humus peu profond et en obtenait le maximum de rendement. Une scierie mécanique, qu’il avait installée près de la gare du Pacifique-Canadien, complétait ses revenus.

Quand il voulait utiliser plus exclusivement ses connaissances agricoles, il se rendait dans les grasses plaines de L’Assomption, chez son frère Ferdinand, dont il était le conseiller. La veille de ce jour de pêche, il y avait conduit Paul Demers : l’ingénieur-agronome s’était extasié devant cette organisation qui correspondait si parfaitement aux théories de ses livres.

Même à Ste-Agathe, il se serait volontiers dispensé de la pêche pour aller aux champs ou dans les bois ; mais il voulait faire plaisir à Robert ; d’ailleurs. Madame Robert Desautels et Mademoiselle Yvonne partageaient les goûts de cet enragé pêcheur à la ligne. Il n’en fallait pas davantage pour attirer Paul Demers du côté des lacs.

Ce matin-là, il avait profité du premier mauvais vouloir des poissons pour rentrer en lui-même, après le tourbillon des événements qui avaient suivi son arrivée à Montréal. Il se sentait renaître à la vie, sur cette terre encore neuve, dans cette atmosphère si pure. Toutefois, son complet rétablissement n’était rien moins que certain, même dans un avenir éloigné. N’étant plus étourdi par son prévenant entourage, le jeune homme rêvait dans la solitude de sa barque : il rêvait au passé, à la France qu’il avait quittée, aux siens qui n’étaient plus ; sans avoir le mal du pays, il promenait volontiers sa pensée sur ces chères ombres évanouies ; il se consolait à la vue de cette France Nouvelle, si robuste et si riche de promesses.

Mais quel serait son sort à lui, parmi ce peuple débordant d’activité ? N’allait-il pas devenir une épave, à l’instar de tant de victimes de la guerre ? Car la guerre a laissé des survivants, après avoir couché tant de héros sous la croix de bois ; les survivants, eux, portent la croix de bois sur leurs épaules, et celle de Paul Demers lui semblait lourde par moments.

Tandis qu’il se livrait à ces réflexions, il avait remarqué que Mademoiselle Yvonne ne le quittait guère des yeux. Cette jeune fille si discrète, si réservée, n’avait ressenti jusque-là aucune des inclinations pourtant précoces dans l’âme féminine canadienne ; contrairement à sa sœur Aurore, dont quelques aventures innocentes en soi, mais inquiétantes pour l’avenir, avaient nécessité la réclusion relative de l’internat scolaire, Yvonne demeurait sage et n’avait reçu encore aucun ami, selon le terme consacré dans le langage canadien pour désigner un prétendant. Peut-être les étourderies de sa sœur avaient-elles contribué à cette exceptionnelle réserve.

Ils sont rares, surtout de nos jours, les adolescents du Canada qui, arrivés à 17 ou 18 ans, ne visitent pas leur blonde. Les familles honnêtes se prêtent volontiers à ces jeunes amours : le mardi, le jeudi et le dimanche sont les jours fortunés. En tout bien tout honneur, le jeune cavalier, encore blanc-bec, vient faire son apprentissage de la vie sentimentale, et les parents de la blonde sont fiers des succès de leur fillette. Tout se passe pour le mieux dans les familles chrétiennes : si le garçon est sérieux, on espère que ces innocentes relations auront des suites ; s’il n’est pas agréé, après un certain temps, on l’éconduit avec politesse et il va chercher un autre placement de son cœur.

Mais, dans les milieux moins avertis, c’est parfois l’amour à titre de simple amusement. Des parents aveuglés commettent ou laissent commettre les pires imprudences, accordent des libertés outrées là où il ne s’agit que de flirt à la façon américaine, et il en résulte des aventures fort romanesques. Les étrangers s’étonnent du sentimentalisme qui règne chez ce peuple : c’est que les étrangers ne pensent qu’aux neiges et aux frimas canadiens, sans réfléchir aux chauds étés qui ont transformé la vieille race française, et ont avancé de deux ou trois ans l’âge de l’adolescence masculine et féminine. On est amoureux et même nubile de bonne heure, au Canada, presque comme en Algérie, en Tunisie ou au Maroc.